L’attribution du prix Nobel de la paix à un président américain qui est encore au début de son mandat a suscité critiques et encouragements. « La Croix » analyse la portée de cet événement et donne la parole à treize grands témoins
Surprise, incompréhension, joie et doutes se sont mêlés, vendredi matin 9 octobre, à l’annonce du lauréat 2009 du prix Nobel de la paix. À l’initiative de La Croix, treize personnalités reviennent sur le débat que ce prix suscite et disent ce que l’élection de Barack Obama, il y a moins d’un an, a déjà provoqué comme évolution dans le monde.
« Depuis qu’il est là, quelque chose changé »
Joan Baez, chanteuse et pacifiste américaine
« Un choix audacieux qui salue une promesse »
Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne
« La récompense d’une démarche »
Louis Schweitzer, Président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde)
« Une reconnaissance du potentiel des Africains »
Mgr Charles Palmer -Buckle, archevêque d’Accra (Ghana)
« Il est tôt pour juger de son action »
Cai Chongguo, dissident politique chinois
« Une promesse pour l’encourager à poursuivre »
Ahmed Maher, ancien ministre des affaires étrangères égyptien
« Ce prix lui fournit des armes morales »
Elie Barnavi, historien, ancien ambassadeur d’Israël en France
« L’ouverture d’esprit a été récompensée »
Amos Gitaï, cinéaste israélien
« Il a bouleversé les mentalités »
Bertrand Tavernier, cinéaste français
« Il a refusé de fonder la politique sur la peur »
Tzvetan Todorov, critique et essayiste français
« Barack Obama est un projet, pas encore une œuvre »
Pascal Ory, historien
« Ce sont les sans-voix qui ont besoin de ce genre de soutien »
Tarun J. Tejpal, écrivain et journaliste indien, rédacteur en chef du magazine d’investigation Tehelka à New Delhi
« Cela va limiter sa marge de manœuvre »
Denis Kessler, PDG de Scor, cinquième réassureur mondial
« L’attribution du prix Nobel de la paix à Barack Obama me paraît incompréhensible. Une telle récompense devrait toujours saluer des grandes réalisations concrètes, pas seulement des projets, encore moins des intentions. Or, depuis son investiture voilà dix mois, on a eu beaucoup de discours mais très peu de concret. En outre, les États-Unis sont toujours engagés dans des conflits militaires. Ce prix pourrait même avoir un effet pervers, en limitant la marge de manœuvre du président américain si un jour il devait mener une action militaire forte, nécessaire au rétablissement de la paix, mais qui serait en contradiction avec cette distinction. Lorsque l’on dirige la première puissance mondiale, il est difficile d’échapper entièrement à la raison d’État. »
« Cette décision est totalement inappropriée. Barack Obama pourra peut-être mériter un prix Nobel de la Paix après avoir achevé son mandat, s’il parvient à mener à bien les missions ambitieuses qu’il s’est fixé, mais le couronner aujourd’hui n’a pas de sens. Il est probable que le Comité Nobel ait souhaité par ce geste fort marquer la fin de l’ère Bush, mais je trouve que c’est un choix pauvre, un choix sentimental pour marquer la fin de cette administration Bush au bilan médiocre, et signaler un nouveau départ. Mais le président des États-Unis n’a pas besoin de voir son influence ou son audience renforcée ! Ce sont les sans-voix, ceux qui mènent des actions courageuses et utiles sur le terrain comme Aung San Suu Kyi par le passé par exemple, qui ont besoin de ce genre de soutiens, qui ont besoin d’accéder à une visibilité plus grande afin de poursuivre leurs actions, a fortiori dans les pays du Sud, en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. »
« D’abord, compte tenu de l’importance des Etats-Unis dans le monde, ce Prix Nobel devrait être accordé à tout nouveau président pour qu’il sente le poids de ses responsabilités. Je suis un peu perplexe face à ce Prix Nobel de la Paix par anticipation. Barack Obama est un projet, pas encore une œuvre, à moins de considérer que sa campagne et son élection possèdent cette valeur. Son accession au sommet du pouvoir démontre que cette démocratie fonctionne bien et a permis à un homme comme lui de décrocher ce qui était refusé aux générations avant lui.
Considérons donc qu’il a reçu le Prix Nobel de la Paix civile et pas internationale, pour l’instant. Comme si on saluait, avec cette distinction prestigieuse, les capacités de paix civile de ce pays. Mais en matière de politique étrangère, Barack Obama n’a pas encore fait beaucoup bouger les lignes.
Barack Obama dispose d’un charisme et d’une éloquence, considérée comme une vertu dans la cité grecque et même comme une forme d’art : l’art oratoire. C’est un homme qui déploie une vraie force de conviction. Elle tient à son intelligence, à son charme, à sa fougue. Il rassure sur ce que peut être un homme politique, surtout si l’on songe au très haut degré de discrédit qui frappe les hommes politiques dans les sociétés occidentales. Il a instauré un type de relations avec les citoyens qui est intelligent et chaleureux. C’est un tel contraste avec les années Bush… » « Avec Barack Obama nous avons assisté à un changement de la politique américaine. Le nouveau président a effectué un tournant par des positions très différentes sur le plan des principes et dans ses discours. Ce qu’a proposé Barack Obama correspond à une vision du monde à laquelle je crois : son refus de fonder le débat politique sur la peur ou son opposition à la démocratisation de la torture ; sa défense du multilatéralisme et sa position de principe de vouloir parler avec tous, son souci du bien commun en politique intérieure. En même temps j’éprouve à son égard une certaine déception. Ses principes n’ont pas été suivis par des réalisations à la hauteur. En somme, je trouve très étrange que l’on a attribué le prix Nobel de la paix à Barack Obama comme s’il avait accompli ce qu’il proposait. Je dirais même que ce prix va le desservir. En lui donnant une image de pacifiste dont il n’aura pas besoin dans son pays s’il prenait la décision de suspendre les actions militaires. » « Je trouve que le programme de Barack Obama méritait amplement ce prix Nobel. C’est une distinction importante au moment où la haine, non dénuée de relents racistes, commence à monter contre lui. Est-ce que ce prix n’est pas prématuré ? Afghanistan, Iran Proche-Orient : rien n’a vraiment changé. Pour l’instant. Le chômage aux États-Unis n’a pas baissé. Mais Obama a bouleversé les mentalités. Son ascension plaide pour lui, notamment sa façon admirable de prendre en compte le passé pour apaiser les tensions propres à l’histoire américaine. Et puis il a montré avec son plan sur l’assurance santé qu’on peut venir au secours des plus démunis dans le pays le plus libéral du monde. Pour autant, je n’accorde pas une importance démesurée à ce prix Nobel. Songeons que l’Académie l’a décerné à Henry Kissinger, à l’époque où il donnait l’ordre de déverser sur le Cambodge plus de bombes que l’Allemagne nazie n’en avait reçues pendant la Deuxième Guerre mondiale. » « Je suis ravi par cette nouvelle. C’est une bonne chose de voir l’ouverture d’esprit récompensée. Barack Obama est vraiment quelqu’un qui peut faire avancer le dialogue, au Moyen-Orient, dans le conflit israélo-palestinien, comme partout dans le monde. Dès le début de son mandat, il a placé l’Amérique dans une position d’écoute de tous les interlocuteurs, et c’est très encourageant. Il n’a bien sûr pas encore changé les choses, mais cette récompense est un signe très positif, et j’imagine qu’elle signale la direction à prendre. La planète ne va pas bien, et le président américain mérite d’être encouragé, soutenu dans son action. De même, le métissage et l’ouverture qu’il représente méritent d’être soutenus. » « Rien ne justifie qu’Obama ait eu ce prix. On pourrait de la même façon attribuer le prix Nobel de physique à un jeune plein de talent, qui n’a rien découvert, juste pour l’encourager ! C’est donc un choix assez bizarre. Mais je comprends le geste politique, qui n’est pas une mauvaise chose. La fureur de la réaction de l’extrême droite israélienne à l’annonce de cette nouvelle le montre déjà. Ce prix peut aider le président Obama à avancer au Proche-Orient, à s’y impliquer, comme il a commencé de le faire, sans attendre la fin de son second mandat façon Bill Clinton. Il peut apprendre des erreurs de ses prédécesseurs. Des prix Nobel de la paix ont été attribués dans le passé à Shimon Peres et à Yasser Arafat, sans résultat. Ce prix fournit à Barack Obama des armes morales. C’est une chance dont il devra user à bon escient. » « Je crois que ce prix est un pari sur l’avenir. C’est un encouragement pour le président américain au regard de ses déclarations. Les lignes générales de sa politique sont en totale contradiction avec l’action de George W. Bush, qui avait suscité des problèmes aux États-Unis et au monde entier. Bush a vraiment terni l’image de son pays. Je considère ce prix comme une promesse pour engager Barack Obama à poursuivre sa marche sur la voie du dialogue, de la justice et de la paix dans le monde. La polémique internationale soulevée par l’attribution de ce prix à Barack Obama est due au fait que le prix Nobel de la paix vient d’habitude couronner des réalisations. Mais je ne vois aucun mal à le décerner pour soutenir de bonnes intentions. Cette fenêtre ouverte sur l’avenir place Barack Obama devant d’énormes responsabilités. Il a le devoir de mériter chaque jour cet espoir prématuré. » « Je suis surpris. La présidence de Barack Obama n’a débuté que depuis quelques mois. Tout est en chantier. Selon moi, il est trop tôt pour juger de son action dans le domaine de la paix. Avec la Chine, on ne constate pas de progrès sur le plan des droits de l’homme. Lors de ses rencontres avec des représentants chinois, Barack Obama a salué la collaboration des deux pays sur le plan économique, financier et climatique. Mais les droits de l’homme n’ont pas été abordés. Concernant le Tibet, il agit encore moins que George W. Bush. Par ailleurs, aux sommets du G8 et du G20, Barack Obama s’est montré très actif sur les aspects économiques, financiers et diplomatiques. Mais rien n’a été dit sur les questions sociales, ni sur le fait que des pays comme la Chine n’appliquaient par les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la liberté syndicale, la négociation collective, le travail forcé. La plupart des Chinois n’ont pas de droits, ni de protection sociale. Leurs salaires restent bas. Tout cela est traité de façon superficielle, par peur des conflits avec la Chine. » « J’ai été bouleversé par ce prix Nobel décerné à Obama. Et je voudrais que le monde entier considère cela comme un encouragement à reconnaître les talents et le potentiel des Africains et des personnes d’origine africaine. Les Noirs ont autant de talents que les autres… Et je crois que le monde aujourd’hui doit prendre en compte le fait que si nous sommes appréciés, nous pouvons donner encore plus. Barack Obama a visité mon pays et il a dit aux jeunes : « Ne regardez pas vers l’Europe ou vers l’Amérique pour trouver une solution à vos problèmes. Regardez-vous vous-mêmes. Vous le pouvez. » Il donne à chacun le sentiment de pouvoir faire plus et mieux. » « C’est une très bonne nouvelle, d’autant que cette distinction intervient au début d’un mandat, ce qui est une première. Contrairement aux prix Nobel scientifiques, qui couronnent généralement des travaux engagés bien des années auparavant, le Nobel de la paix est un prix incitatif, qui récompense plus une démarche.
Barack Obama a déjà fait beaucoup de choses, même si les effets sont lents. Il a changé l’attitude des États-Unis vis-à-vis du monde, en leur faisant abandonner leur rôle de superpuissance. C’est un vrai basculement. Bien sûr, il ne peut pas amener tout seul les Iraniens à renoncer à la bombe nucléaire ou les Israéliens et les Palestiniens à faire la paix. Mais avec lui, les États-Unis sont en train d’imaginer de nouvelles méthodes d’intervention, en devenant des facilitateurs. Cela devrait avoir un impact énorme dans les années à venir. » « Le jury du Nobel a fait preuve d’audace. Le prix récompense un événement – l’élection de la première personnalité noire comme président des États-Unis – et salue une promesse de changement à un moment où les risques contre la paix sont grands. Il distingue aussi l’action du sénateur Obama, ce qu’il a fait à Chicago pour aller au-devant de ceux qui en avaient besoin. Le jury du Nobel a toujours été sensible à ces valeurs de solidarité.
Ce prix va maintenant aider Barack Obama à poursuivre son action. Sur le plan intérieur, cela va le renforcer vis-à-vis d’une partie de l’opinion américaine qui critique son projet de réforme du système de santé dans des termes inadmissibles. Vis-à-vis du monde entier, cela va aussi lui permettre d’être vu un peu différemment. Il ne sera plus seulement l’homme qui dirige la première puissance du monde, mais aussi celui qui a été reconnu comme une personnalité morale, de par son passé, son élection et les promesses attachées à son action. » « En découvrant la nouvelle, j’ai cru à une plaisanterie et j’ai aussitôt appréhendé la réaction du président Obama : comment assumerait-il cet honneur ? Ne serait-ce pas trop lourd à porter si tôt ? Puis j’ai écouté sa déclaration. J’ai partagé sa gêne, son humilité en se comparant à d’autres lauréats. Ma réaction est donc la sienne ! Toutefois, depuis qu’il est à son poste, j’ai l’impression que quelque chose a changé dans la façon d’aborder la politique internationale. L’atmosphère s’est détendue. C’est cela que ce prix honore : une nouvelle atmosphère. La non-violence semble plus présente et le président Obama donne le sentiment de l’intégrer à son fonctionnement. Oui, dix mois après sa prise de fonctions, il me fait l’effet d’un homme du peuple ayant gardé intacte sa volonté d’un avenir meilleur. Au fond, ce Nobel revient au peuple. Et ce président-là, avec ce prix-là, donne des raisons d’espérer. »