Dans un entretien exclusif, consacré à la montée vertigineuse de l’insécurité urbaine dans la capitale gabonaise, où nombreux sont les citoyens qui battent à mort ou brûlent vifs les auteurs de vols à mains armées ainsi que les présumés gangsters, Me Boussougou-Bou-Mbine, avocat au Barreau du Gabon, proscrit la justice privée en plein essor dans le pays, mais note cependant la perte de confiance indiscutable envers les juges.
GABONEWS: Me, ces temps derniers les médias nationaux ont sans cesse rapporté des meurtres commis par des habitants de Libreville prompts à battre à mort, ou à brûler vifs les coupables ou présumés coupables de vols à mains armées et les délinquants violents, au nom de la Justice privée. Les exemples de ce type abondent, à l’instar du dernier fait divers vécu récemment dans la zone de l’Ecole normale supérieure, ou encore le cas du présumé voleur brûlé vif en mai dernier au quartier STFO. Qu’est ce qui explique cette montée de la justice privée ?
Me Boussougou-Bou-Mbine : Vous noterez que si l’on parle de justice privée (avec « p » minuscule, SVP), c’est par opposition à la Justice étatique. La seconde, fondée sur le droit positif, a pour objet de trancher les litiges opposant des personnes physiques et/ou morales entre elles. Elle s’emploie à dire le droit sur des situations de fait conflictuelles.quel qu’en soit le domaine. La première trouve à s’alimenter dans les pulsations non maîtrisées, générées par le mouvement circulatoire du sang dans l’organisme, comme réponse à un stimulus négatif. Son objet est d’obtenir immédiatement la réparation d’un préjudice souffert. En somme, il y a abus de langage à parler de justice dans ce cas. C’est plutôt de vengeance qu’il s’agit, car le présupposé de la justice c’est l’existence de règles de droit de fond et de procédure. Cette vengeance se fait par l’éviction délibérée de la Justice étatique, pourtant seule habile à régler les conflits dans un Etat de droit.
Cela étant dit, les causes de la « justice privée », pour reprendre l’expression populaire, sont multiples. Toutes culminent autour de cette idée que la vengeance est le meilleur assureur contre les risques et les sinistres générés par l’insécurité que certaines personnes font subir aux autres.
Celui qui s’adonne à des actes de vengeance croit, à tort ou à raison, qu’il est le meilleur juge de son intérêt et que, par voie de conséquence, il doit en assurer la protection suivant ses propres moyens.
Cette idée est surdéterminée par une crise exacerbée de confiance envers la justice étatique dont les maux habituels sont notamment la lenteur, la complexité et l’incertitude des résultats.
Vous observerez que pour ce qui est de l’incertitude du procès, l’adepte de la vengeance croit que dans certaines circonstances, le statut de son adversaire pourrait conduire le juge saisi à manquer d’objectivité, à trouver une solution favorable audit adversaire avant de réfléchir aux moyens de la justifier. En somme, il craint que le juge soit influencé et finisse par « tirer ailleurs ».
L’on pourrait dire que le coefficient de confiance envers la justice étatique est quasi insignifiant chez ceux qui s’adonnent à des actes de vengeance.
GABONEWS : d’après vous, ce phénomène qu’est la Justice privée, ne souligne-t-il pas la perte de confiance envers les Juges et le Parquet ?
Me Boussougou-Bou-Mbine : le sentiment est assez répandu dans l’opinion que, à deux situations identiques, la justice étatique n’applique pas toujours les mêmes poids et les mêmes mesures. Prenez un exemple récent connu des Gabonais, le double meurtre intervenu en 2007 à la Cité de la CEI, sise Derrière la Prison.
Un jeune enfant avait été trouvé mort dans une voiture. La famille de l’enfant avait saccagé l’appartement d’un présumé complice du meurtre, et avait lynché ce dernier. Un autre suspect avait été mis à mort. Quelle a été la réaction de la justice étatique ?
Comme vous le savez, elle a mis en prison un suspect pendant un an. Elle a refusé de poursuivre les auteurs du lynchage et du second meurtre. Cette inaction de la justice étatique peut trouver un fondement dans le principe de « l’opportunité des poursuites ». Mais, avouez que les « citoyens Makaya » ne comprennent rien à ce principe suspect.
C’est cette incompréhension se traduisant par le sentiment largement partagé qu’il y a des causes volontairement laissées pour compte par la justice étatique, qui explique en partie la perte de confiance envers une justice censée être rendue au nom du peuple.
Un autre exemple atteste de ce sentiment. Lorsqu’un juge des référés refuse d’allouer une indemnité d’occupation à un citoyen Makaya propriétaire d’une maison squattée pendant deux ans, et qu’il accorde à ce squatteur de mauvaise foi un délai pour libérer la maison, c’est un peu le monde à l’envers, le vice qui rend hommage à la vertu.
GABONEWS : le sentiment que les auteurs de cette Justice privée sont d’une certaine façon aussi encouragés est perceptible dans l’opinion, alors que dans le même temps chacun sait que nulle personne n’a le droit de se faire justice elle-même. Quelle est votre position là-dessus ?
Me Boussougou-Bou-Mbine : Si vous me demandez mon opinion, c’est que l’hésitation est permise entre les deux berges d’une idée et d’une pratique. Néanmoins, puisqu’il faut choisir, j’opine pour la proscription de la justice privée, car les avantages qu’on croit pouvoir en retirer sont bien plus nocifs que les insuffisances et les carences imputables à la Justice étatique.
GABONEWS : qu’est ce que l’actuel gouvernement peut faire, aujourd’hui, en faveur de la Justice pour éviter que cette dérive aux conséquences sociales imprévisibles ne s’accélère plus dangereusement à l’avenir ?
Me Boussougou-Bou-Mbine: au-delà de la question des moyens, le gouvernement doit s’employer à rassurer les citoyens qui n’ont qu’un besoin fondamental inaliénable : la sécurité. Celui dont la sécurité physique et patrimoniale notamment est oblitérée, devient un danger public. L’Etat doit trouver les moyens de le re-socialiser.
Je dois terminer en disant que par-dessus tout, la justice étatique n’est que le reflet de l’état mental de la société tout entière. Tant que certains auront le malin plaisir d’intervenir auprès des juges pour obtenir des décisions favorables, la vengeance ira augmentant aux dépens de la justice étatique ».