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Quelle politique pour la France en Afrique en 2012?

Par Luc Machet

Alors que les élections présidentielles au Sénégal et la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat révèlent l’importance prise par la société civile dans ce pays, la France tente d’adopter une posture neutre en se gardant de tout arbitrage, malgré des années de complaisance coupable envers le président sortant. De fait, la politique de la France en Afrique sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy s’est caractérisée par son absence de doctrine et de ligne directrice, laissant la France marginalisée, actrice de second plan derrière notamment les pays émergents. Cette note propose des pistes pour refonder la politique africaine de la France, en accompagnant les développements positifs que connaît l’Afrique, en adoptant, avec les partenaires européens, une attitude cohérente pour retrouver un rôle à jouer sur ce continent.

Synthèse

Certains pensaient que l’absence totale de curiosité de Nicolas Sarkozy envers l’Afrique allait permettre à la France de tourner la page d’un certain mode de relation avec le continent. Non seulement il n’en fut rien, mais on a assisté à une recentralisation vers l’Elysée de la politique africaine selon des modalités rappelant les années Foccart.

Après ces années de régression, marquées par une vision utilitaire et vénale des relations franco-africaines, le chantier du renouvellement est immense. L’Afrique a connu des évolutions majeures durant la dernière décennie : raréfaction des coups d’Etat, éclosion économique, irruption des émergents… Elle est confrontée à d’importants défis : diversification de l’économie et industrialisation, déficit en ressources humaines bien formées, démographie, choix d’un développement respectueux de l’environnement. Face à ces transformations, la France demeure dans une posture de citadelle assiégée, refusant de s’engager dans une collaboration bilatérale avec ses partenaires européens.

En cas d’alternance, quelle politique une majorité de gauche devrait-elle mener vis-à-vis du continent le plus proche de l’Europe ? Cette note s’attache à lancer des pistes pour une politique rationalisée, à même de servir les intérêts de la France et de l’Afrique sur le long terme :

– accepter le changement en Afrique, l’anticiper, l’accompagner, en favorisant l’émergence d’acteurs politiques de qualité, et un travail de fond vis-à-vis de la société civile, via par exemple le Fonds social de développement ;
– s’appuyer sur les relations sociales qui, à tous les niveaux, relient Français et Africains, et se sont effritées au fil des ans du fait d’une politique de visas restrictive, en réinventant le concept de codéveloppement ;
– penser les intérêts français à long terme, en aidant, avec l’Europe, l’Afrique à franchir un palier supplémentaire sur la voie de la démocratisation, en développant la démocratie concrète et les contre-pouvoirs, conditions indispensables pour un développement économique et humain ;
– refonder l’aide au développement, dans un contexte où la fin des annulations de dette massives va assécher l’aide « réelle » et reléguer la France au rang d’acteur de second plan, en organisant par exemple des « états généraux » impliquant tous les secteurs de l’Etat, des collectivités locales et de la société civile intéressés ;
– parler aux « Afriques » plutôt qu’à l’Afrique, en privilégiant les « sous-régions » regroupées dans des organisations cohérentes et solides pour certaines ;
– dans le domaine monétaire, mettre fin à la parité fixe avec l’euro au profit d’une parité flexible, à même d’éviter de réitérer l’ajustement brutal par dévaluation ;
– européaniser la présence en Afrique, en réengageant les partenaires européens, réticents à s’impliquer après des années d’une politique française consistant à faire financer par les Européens sa propre action d’influence en Afrique.

Note intégrale

Le fait que le cinquantenaire des indépendances africaines se soit déroulé en 2010 sans susciter en France ni débat d’envergure, ni tentative de diagnostic de la relation franco-africaine est significatif. On ressent une difficulté pour notre pays à trouver sa juste place vis-à-vis d’un continent où il resta, dans la foulée des indépendances, un acteur de référence, avant d’être en l’espace de quelques années marginalisé économiquement et politiquement par d’autres puissances, notamment les pays émergents.

L’enjeu pour un gouvernement de gauche sera de refonder sur des critères rationnels la politique de la France envers le continent qui lui est le plus proche, d’accompagner les développements positifs que connaît déjà l’Afrique et de mettre fin aux pratiques d’un autre âge.

1 – SARKOZY ET L’AFRIQUE, UN RENDEZ-VOUS MANQUE AUX EFFETS DESASTREUX

S’il est un domaine de la politique étrangère où la majorité sortante s’est montrée sans doctrine ni ligne directrice, c’est celui de la relation avec l’Afrique. Cette dernière a été, sous Nicolas Sarkozy, basée – au gré des circonstances – sur trois ingrédients :

– une méconnaissance assumée (et même revendiquée) du continent, dont le trop fameux « discours de Dakar » fut l’illustration par excellence ;
– le clientélisme de l’Elysée et de ses obligés, révélé notamment par le retour en force des intermédiaires tels que Robert Bourgi et la mainmise sur les affaires africaines du secrétaire général de l’Elysée ;
– le storytelling à destination de l’opinion publique française, perceptible notamment à l’occasion des engagements militaires au Tchad, en Côte d’Ivoire et en Libye.

La promesse sarkozienne de « tourner la page des réseaux d’un autre temps, des conseillers officieux, des officines, des émissaires de l’ombre » n’a pas fait longtemps illusion. Visiblement redevable à certains chefs d’Etat africains, Nicolas Sarkozy réservait son premier déplacement sur le continent à Mouammar Kadhafi, Omar Bongo et Abdoulaye Wade, et remettait personnellement la Légion d’Honneur à l’homme lige des autocrates africains, Robert Bourgi, qui se comportait dès lors ouvertement en conseiller Afrique du Président, aux dépens des conseillers en titre.

Le désastreux « discours de Dakar » réussit, en une heure de temps, à « plomber » pour plusieurs années l’image de la France en Afrique. Trois ministres de la coopération en cinq ans, méconnaissant totalement l’Afrique, ne parlant pas anglais, constamment humiliés par la diplomatie parallèle de l’Elysée, n’arrangeront rien. Le premier d’entre eux, le crédule Jean-Marie Bockel, sera congédié sur simple demande des parrains africains de Nicolas Sarkozy. Le deuxième, Alain Joyandet, se comportera en petit télégraphiste de Claude Guéant et en porte-parole d’une vision instrumentale de l’Afrique . Le troisième, Henri de Raincourt, rétif aux déplacements en avion – à la différence de son prédécesseur, laissera juste le souvenir d’une banale erreur de casting.

Pour Nicolas Sarkozy lui-même, ce sera très rapidement le « service minimum » en ce qui concerne l’Afrique. Un discours au Cap pour rattraper la bourde de Dakar, une visite au siège de l’Union africaine pour faire passer la pilule de l’intervention militaire française en Côte d’Ivoire, et quelques déplacements éclair dont la brièveté ne pouvait être ressentie que comme humiliante par les pays concernés. Le sommet Afrique-France de Nice se muait en tête à tête entre patronats français et africain, tandis que le reste de la société civile, principal vecteur d’amélioration des conditions de vie et de réforme de la gouvernance, était soigneusement tenue à l’écart.

De l’ingérence désastreuse dans la crise à Madagascar à la complaisance coupable envers Abdoulaye Wade ou Idriss Déby, en passant par le favoritisme déraisonnable (et suspect) envers l’Ivoirien Alassane Ouattara (350 millions prêtés par l’Agence française de développement (AFD) avant même le feu vert du FMI, plus un contrat de désendettement de deux milliards d’euros), la France a constamment slalomé en fonction des amitiés présidentielles, sincères ou obligées.

Le caractère erratique du quinquennat Sarkozy s’est aussi révélé dans la gestion du phénomène AQMI. Ne parvenant pas à définir des objectifs clairs, l’Elysée a géré ce dossier stratégique au coup par coup, cautionnant le paiement de rançons un jour, s’attaquant violemment aux preneurs d’otages le lendemain, au prix de la vie de plusieurs Français. Le gouvernement sortant s’est positionné comme la cible privilégiée des islamistes tout en se montrant inefficace dans le traitement du problème, notamment en raison de son incompréhension de l’agenda de ses interlocuteurs sahéliens et algérien.

Nicolas Sarkozy ne s’est pas contenté de se laisser mener par les événements. Il s’est aussi activement employé à réduire dramatiquement le personnel diplomatique et s’est efforcé de miner l’exceptionnel outil qu’est l’AFD en nommant à sa tête un de ses fidèles, aux méthodes contestées.

De ce bilan, quels acquis restera-t-il demain ? La renégociation des accords de défense, trop longtemps repoussée – y compris par la gauche lorsqu’elle était au pouvoir – reste inachevée. Les liens diplomatiques ont été renoués avec le Rwanda, ce qui était souhaitable. Et la Françafrique est malgré tout ébranlée, sous l’effet du travail obstiné de la société civile et d’une poignée d’élus, de juges et de policiers.

2 – ETAT DES LIEUX : UNE AFRIQUE DYNAMIQUE MAIS CONFRONTEE A DES DEFIS IMPORTANTS

UNE AFRIQUE DYNAMIQUE ET CONVOITEE

Bien qu’il soit difficile de parler de « l’Afrique » comme d’un ensemble homogène, les évolutions majeures de la dernière décennie au Sud du Sahara ont été la raréfaction des coups d’Etat, l’éclosion économique de certains pays et l’irruption des émergents en tant qu’acteurs sur le continent.

Aux clichés misérabilistes se substitue progressivement le visage plus réaliste d’un continent constituant l’un des principaux réservoirs de croissance économique, la plus importante réserve de ressources naturelles et le plus grand marché en devenir. Vu d’Europe, l’engagement en Afrique par devoir de solidarité, par culpabilité historique ou par « abus de faiblesse » a laissé place à un investissement raisonné pariant sur les atouts réels du continent (dont témoigne notamment la multiplication des fonds d’investissement spécialisés sur l’Afrique). Du fait de leur rentabilité, les investissements directs étrangers en Afrique ont été multipliés par huit en huit ans (72 milliards de dollars en 2008 contre 9 milliards en 2000).

Cette évolution positive est inégalement répartie sur le continent, tient fortement aux investissements du secteur extractif et reste tributaire de la manière dont les Etats sont gérés. Face aux convoitises dont ils sont l’objet, certains pays africains parviennent à s’affirmer et connaissent une amélioration visible de leur mode de gouvernance et de leurs critères de développement (Ghana, Tanzanie, Botswana…). Mais beaucoup d’autres – notamment parmi les anciennes colonies françaises – stagnent ou régressent (Zimbabwe, Côte d’Ivoire, Togo, Centrafrique, Madagascar…).

L’IRRUPTION DES EMERGENTS

La France n’a pas à paniquer face à l’irruption de nouveaux acteurs sur le continent. L’implication de la Chine, qui a fait naître tant de fantasmes en France, suscite déjà des réactions hostiles dans certains pays. Ils se rendent compte que l’intérêt de la Chine (comme des autres émergents) n’a rien de philanthropique, quelle que soit la rhétorique teintée de tiers-mondisme et d’anticolonialisme qui l’accompagne . Plutôt que de chasser les nouveaux venus dans notre « pré carré » (ce qui serait illusoire), l’enjeu actuel pour notre pays serait plutôt d’entretenir et de susciter l’intérêt pour l’Afrique auprès d’acteurs nouveaux, notamment parmi les Vingt-Sept. Hubert Védrine, lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères, avait concrètement marqué cette volonté en effectuant plusieurs déplacements sur le continent en binôme avec ses homologues britannique, belge et néerlandais. Aujourd’hui, la France officielle est plutôt dans une posture de citadelle assiégée, considérant avec suspicion toute idée de collaboration bilatérale avec ses partenaires européens, et exploitant mal son soft power au sein des institutions européennes.

UNE DEMOCRATISATION EN TROMPE-L’ŒIL

La revendication démocratique qui a ébranlé les régimes autoritaires africains entre 1989 et 1992 a vite été contrée. Ces régimes se sont « réinventés » sous le couvert du multipartisme. Et les groupes dominants qui les contrôlaient ont bien souvent su détourner à leur profit les mesures de libéralisation économique, en particulier les privatisations, qu’imposaient les programmes multilatéraux d’ajustement structurel. Néanmoins, la restauration autoritaire ne l’a pas emporté partout : des alternances sont survenues, le nombre de coups d’Etat militaires a décru. Dans des pays comme le Ghana, le Mali ou le Botswana, le régime représentatif semble s’être institutionnalisé de manière durable.

Si la grande vague de revendication démocratique d’il y a vingt ans n’a pas modifié en profondeur les lignes de l’inégalité sociale, elle a transformé les conditions de l’exercice du pouvoir par la banalisation du multipartisme et de la vie associative, et souvent une libéralisation de la presse (notamment grâce à Internet). Dans le sillage des conférences nationales des années 1990 et avec l’aide de l’Union européenne, les élections pluralistes se sont multipliées sur le continent. Elles ont permis à nombre de pays de sortir avec un certain succès d’une période de conflits (Liberia, Sierra Leone, Burundi). Mais ces élections sont trop souvent considérées par la « communauté internationale » comme une fin en soi, synonyme à elle seule de règlement de la crise. Quant aux gouvernants africains, ils tendent à voir dans les élections un exercice obligé destiné à complaire aux bailleurs de fonds et servant en réalité à habiller un accaparement durable du pouvoir politique et économique (Burkina Faso, Cameroun, Tchad, Gabon, Congo, Rwanda…). Or, la plupart des crises et des conflits qui se sont développés ces dernières années en Afrique sont des crises de la citoyenneté portant sur la question des droits, individuels et collectifs.

D’IMPORTANTS DEFIS A RELEVER

Si, comme on l’a relevé plus haut, l’économie de l’Afrique connait globalement une évolution positive, il convient de garder à l’esprit qu’une part importante de la croissance africaine repose sur des facteurs extérieurs (hausse des matières premières, demande des émergents…) tandis que les structures des économies ont, dans l’ensemble, peu évolué depuis les indépendances. Le défi de la diversification reste entier si l’on veut que la croissance africaine soit durable, créatrice d’emplois et moins dépendante des exportations de matières premières brutes. Cela devra passer par une industrialisation progressive du continent, qui pourrait commencer par l’étape de la transformation primaire des matières premières, notamment agricoles.

Actuellement, c’est le déficit en ressources humaines bien formées plutôt que le manque d’investisseurs potentiels qui freine ce mouvement. La France peut jouer un rôle moteur en la matière, par exemple en développant le concept des écoles inter-Etats qu’elle soutient déjà en Afrique de l’Ouest, qui forment des ingénieurs et des cadres que les entreprises s’arrachent. Associer davantage ces entreprises au financement de telles institutions pourrait augmenter encore leur impact sur le développement du continent le plus affecté par la « fuite des cerveaux ».

Sur le chemin de l’émergence économique, la démographie explosive de l’Afrique reste un handicap majeur. La population de l’Afrique subsaharienne est passée de 100 millions d’habitants en 1900 à 860 millions aujourd’hui et elle devrait doubler encore d’ici à 2050, atteignant environ 1,8 milliard d’habitants. Tant qu’elle perdure, cette situation empêche l’Afrique de bénéficier du « dividende démographique ». En effet, il est scientifiquement démontré que c’est l’accélération de la transition démographique (baisse de la mortalité et de la fécondité) qui a permis aux pays d’Asie de « décoller ». A ce sujet, il faut noter qu’à la différence de l’Asie, l’Afrique a encore la possibilité de baser son développement futur sur des choix respectueux de l’environnement, pour peu qu’elle y soit incitée et aidée. Ajoutées à celle du genre, ces deux thématiques – démographique et environnementale – devraient être explicitement présentes dans les projets de développement soutenus par la France et l’Europe.

QUELLE POLITIQUE AFRICAINE POUR LA FRANCE DEMAIN ?

Parmi les paramètres sous-tendant la politique de la France en Afrique depuis 1960, beaucoup sont caducs : rivalité impérialiste avec les puissances anglophones, prétendue nécessité de bases militaires permanentes, contreparties politiques et militaires aux échanges économiques…

D’autres objectifs stratégiques restent d’actualité : assurer l’indépendance énergétique du pays, défendre l’usage de la langue française, préserver un volant de votes au Conseil de sécurité, lutter contre le trafic de drogue et d’êtres humains, combattre (si possible intelligemment) le terrorisme.

Dans ce contexte, quels pourraient être les contours d’une politique différente à l’égard de l’Afrique ?

ACCEPTER LE CHANGEMENT, L’ANTICIPER, L’ACCOMPAGNER

Les gouvernants français des deux dernières décennies sont restés obsédés par la stabilité, ou plutôt par l’illusion de la stabilité en Afrique. Ils ont fondamentalement peur du changement et restent inspirés par une vision différentialiste des relations internationales, qui n’est pas dénuée de racialisme. Le cliché selon lequel « l’Afrique n’est pas mure pour la démocratie » n’est hélas pas mort. Pourtant, la France et l’Europe devraient avoir à l’égard de l’Afrique subsaharienne l’attitude cohérente que l’UE adopta à l’égard des pays de l’Europe centrale et orientale, liant transition vers l’économie de marché et démocratie.

Si l’implication militaire forte de la France dans la crise ivoirienne, avec pour objectif affiché le respect du verdict des urnes, a été salué par de nombreux Africains, il crée chez ceux-ci des attentes que la France doit satisfaire autrement que militairement. En effet, aux yeux de beaucoup, l’interventionnisme armé et le recours très « orienté » à la Cour pénale internationale incarnent une nouvelle mission civilisatrice occidentale, rappelant à bien des égards la « pacification » de l’ère coloniale. Pour rompre avec de tels clichés, il appartiendra à la future majorité d’achever la renégociation des accords de défense noués avec une partie des anciennes colonies, en associant davantage le Parlement à ce processus.

Une politique qui favorise l’émergence d’acteurs politiques de qualité en Afrique, plutôt que de maintenir sous perfusion de vieux présidents « amis », serait nécessaire. Cela passe par un travail de fond de la part d’ambassadeurs qui « parlent à tout le monde », et spécialement à la société civile, comme le font (souvent excellemment) les diplomates américains. Un outil comme le Fonds social de développement (FSD), très bel instrument d’aide à la société civile, devrait être étendu et voir ses moyens accrus, malgré les contraintes budgétaires.

S’APPUYER POSITIVEMENT SUR LES LIENS ENTRE FRANCE ET AFRIQUE

Si la France a réussi, pendant plus de trente ans, à conserver un lien fort avec le continent, ce n’est pas seulement grâce aux alliances politiques et aux réseaux personnels qui s’étaient établis au plus hauts échelons de l’Etat. C’est surtout par la vertu des relations sociales qui, à tous les niveaux de la société, établissaient des ponts de communication entre Français et Africains. On a pourtant le sentiment que cette connaissance mutuelle, ces liens intimes ne pèsent pour rien dans la politique actuelle en direction de l’Afrique.

Au fil des ans, notamment sous l’effet d’une politique de visas restrictive, ce ciment relationnel s’est effrité pour laisser place à une incompréhension mutuelle. C’est ce qui conduit une part croissante de l’élite africaine à préférer les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne à la France, notamment en matière d’études supérieures. Pour restaurer notre influence, il est capital de retisser des liens humains dans les deux sens et de faciliter la circulation des hommes et pas seulement des marchandises. En ce domaine, il faudra être attentif aux échos venus des entreprises et ONG françaises implantées en Afrique, qui ont l’expérience du terrain et la conscience des besoins qui en remontent.

Avec un peu d’inventivité, il y aurait beaucoup à gagner à développer les échanges, à s’appuyer sur les diasporas, à miser sur la volonté des Français d’origine africaine d’aider au développement non seulement de leur pays d’origine mais plus largement de l’Afrique. Tel qu’il était défini sous le gouvernement Jospin, le concept de codéveloppement cherchait à canaliser et soutenir cet élan. Il a malheureusement été dévoyé pour s’inscrire dans la politique de « conditionnalité migratoire », mais il serait bon de le réinventer sous un autre terme.

PENSER LES INTERETS FRANÇAIS A LONG TERME

L’acharnement mis par les gouvernants récents à défendre le « dogme de la stabilité », évoqué plus haut, a aliéné à la France une part importante de l’opinion africaine. Dans certaines crises récentes (Gabon, Mauritanie, Sénégal, Madagascar), il y a de bonnes raisons de penser que des choix politiques influant sur le destin de peuples entiers ont été tranchés à Paris en fonction d’intérêts privés. Il faut redonner de la crédibilité et de la respectabilité à la France : son intérêt à moyen et long termes réside dans le soutien à une évolution, qui ne pourra être que progressive, vers un désamorçage des conflits en Afrique par le politique. Ce travail nécessaire devra donner lieu, à l’égard de certains pays (Cameroun, Madagascar, Rwanda…), à un travail de mémoire à même de déboucher sur la reconnaissance d’erreurs et de crimes commis au nom de la France.

Pour la France et l’Europe, ce sera un enjeu majeur dans la décennie qui s’ouvre que d’aider l’Afrique à franchir un palier supplémentaire sur la voie de la démocratisation en développant une « vie démocratique » entre deux élections, ce qui passe par l’existence de contre-pouvoirs. Ce volontarisme en faveur d’une démocratie concrète est d’autant plus nécessaire que les nouveaux acteurs économiques que sont les pays émergents, à commencer par la Chine, ne mettent en avant aucune exigence de cet ordre dans leur relation avec l’Afrique. Il ne s’agit naturellement pas d’avoir d’un côté les vieilles puissances moralisatrices et de l’autre les émergents sans scrupules, mais de prouver par des actes que nous, Européens, croyons que la démocratie et l’Etat de droit constituent les conditions indispensables pour un développement économique et humain, en Afrique comme ailleurs.

Il convient de ne pas générer des prophéties autoréalisatrices, par exemple en soutenant des politiques perçues comme « anti-islamiques » en Afrique de l’Ouest , ce qui ne ferait qu’alimenter les ennemis contre lesquels on prétend lutter, en gonflant les rentes de situation de ces ennemis supposés mais aussi de ceux qui prétendent les combattre. La lutte contre Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) devrait faire l’objet d’une remise en perspective sous des angles qui ne soient pas exclusivement militaires et sécuritaires.

REFONDER L’AIDE AU DEVELOPPEMENT

Le débat international sur l’aide publique au développement (APD) a été vif ces dernières années. Tandis que certains praticiens africains du développement réclamaient une interruption pure et simple de l’aide extérieure, attribuant à ses effets pervers tous les maux de l’Afrique, le cap des 0,7 % du PIB consacré au développement est resté un dogme hypocritement défendu, alors même qu’on le sait pratiquement inatteignable. À l’échelon français, des mutations intéressantes ont eu lieu : première expérience de financement innovant à travers la « taxe Chirac » sur les billets d’avion, augmentation spectaculaire de la part des prêts dans les fonds décaissés par l’Agence française de développement, devenue « l’opérateur pivot » de l’aide.

Les annulations de dette massives, qui gonflent artificiellement les statistiques de l’APD, vont prendre fin à très court terme, dévoilant l’assèchement de l’aide « réelle ». Cette situation est en passe de reléguer la France au rang d’acteur de deuxième, voire troisième rang, saupoudrant l’aide dans une zone d’intervention toujours aussi large quand d’autres Etats (Grande-Bretagne, Allemagne) ont fait le choix de la sélectivité des zones et des domaines d’intervention.

Ce cap inéluctable devrait être l’occasion de repenser notre politique d’aide, pourquoi pas dans le cadre d’« états généraux » impliquant tous les secteurs de l’Etat, des collectivités locales et de la société civile intéressés. Ces états généraux pourraient aider à définir des lignes directrices à même de guider la politique française de développement : faut-il privilégier les francophones, les plus pauvres, les plus démocratiques, les émergents de demain ? Certaines caractéristiques de l’aide française (fort transfert par les organisations multilatérales et les fonds mondiaux, faible transfert par les ONG, principe des 14 pays prioritaires de l’aide) pourraient ainsi être discutées de manière transparente, en associant la représentation nationale.

PARLER AUX « AFRIQUES » PLUTOT QU’A L’AFRIQUE

S’il ne fait pas de doute que l’existence d’une Union africaine regroupant l’ensemble des 54 pays du continent fait sens et doit être soutenue, il est tout aussi certain que c’est à tort que cette instance est considérée comme le pendant de l’Union européenne (y compris par cette dernière). Il faudra probablement encore des décennies avant que les Etats africains aient atteint un degré suffisant de convergence dans leur développement pour permettre l’existence d’une plateforme véritablement communautaire à l’échelon continental. D’ici là, les « sous-régions », déjà regroupées dans des organisations cohérentes, solides pour certaines et néanmoins souples dans leur composition, devraient être des interlocutrices privilégiées pour la France et l’Union européenne. Cela se justifie d’autant plus que la Réunion et Mayotte seront peut-être appelées un jour à rejoindre une de ces organisations.

La même démarche devrait exister en matière monétaire. En effet, héritage de l’époque coloniale, 14 pays d’Afrique ont pour monnaie un franc (CFA et comorien) arrimé à l’euro via un accord monétaire avec la France. Pour diverses raisons (le commerce ouest-africain est globalement déficitaire, le commerce d’Afrique centrale excédentaire), il serait dans l’intérêt de ces deux zones économiques de mettre fin à la parité fixe avec l’euro au profit d’une parité flexible, à même d’éviter de réitérer l’ajustement brutal par dévaluation. Cette évolution devra s’inscrire dans une politique ambitieuse d’intégration de l’Afrique dans la gouvernance mondiale, notamment à travers ses chefs de file économiques que sont l’Afrique du Sud et le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique et l’un des plus négligés par la France.

EUROPEANISER LA PRESENCE EN AFRIQUE, UNE PRIORITE VITALE

Le caractère erratique de la politique récente en Afrique a annihilé le début d’européanisation amorcé au début des années 2000. Par exemple, le succès des deux opérations militaires européennes en soutien à l’ONU en République démocratique du Congo en 2003 et 2006 a été ruiné par l’organisation au forceps par la France en 2007-2008 de l’opération Eufor Tchad-RCA, à la nécessité contestable et aux objectifs ambigus. Résultat : alors même que la France aurait intérêt à mettre fin à sa présence militaire anachronique sur le continent et à passer le relais à l’Europe pour la formation des armées africaines et des interventions militaires ponctuelles, très peu d’Etats européens sont aujourd’hui prêts à s’impliquer. Ils sont braqués contre l’attitude hypocrite dont a fait preuve la France au cours des dernières années, consistant de facto à faire financer par les Européens sa propre action d’influence en Afrique . En outre, le point d’honneur mis par la France à assurer les opérations d’évacuation de ressortissants étrangers lorsque des crises le nécessitent déresponsabilise totalement ses partenaires (et justifie au passage la survivance – sans équivalent – de bases militaires françaises sur le continent). Ce type d’opérations, tout comme les missions ponctuelles de rétablissement de la paix en appui à l’ONU, devraient être menées par les groupements tactiques européens (EU battlegroups) créés en 2007 à cette fin dans le cadre de l’UE.

Un travail de conviction important, gagé sur un changement visible de la politique de la France en Afrique, sera nécessaire pour dénouer ce blocage. Cette tâche d’inflexion de la politique européenne en Afrique pourrait constituer, avec la réforme de la coopération, la feuille de route pour un ministre de la coopération connaissant l’Afrique et ne craignant pas d’arpenter le terrain. Symboliquement, son premier déplacement officiel sur le continent pourrait être mené en commun avec un homologue allemand ou britannique pour marquer la volonté de travailler en commun et dans la transparence.

EN CONCLUSION : NORMALISER LA RELATION POUR SAUVER NOS INTERETS

Dans un article récent , Jean-François Bayart appelait de ses vœux une politique africaine à même de « s’adapter à ce qu’est l’Afrique aujourd’hui et anticiper ce qu’elle est en passe de devenir ». Faire cela constituerait déjà un énorme progrès par rapport au quinquennat qui s’achève. La recentralisation à outrance de la politique africaine à l’Elysée, le règne des émissaires officieux et de la diplomatie parallèle, l’absence de réflexion collective sur les priorités françaises en Afrique (par exemple à l’échelon interministériel) : tout cela peut et doit prendre fin pour laisser place à une politique charpentée, basée sur une doctrine réfléchie et assumée.

Les Africains sont las des discours moralisateurs d’une France qui, à force de les étreindre, les étouffe. Ils préfèrent que la France, comme les autres puissances, affiche clairement ses intérêts et traite avec eux comme avec n’importe quel autre interlocuteur dans le monde. Paradoxalement, c’est dans la banalisation de la modalité de ses relations avec l’Afrique que la France pourra (peut-être) y conserver une influence. Cette leçon du « printemps arabe » devrait être comprise avant qu’un certain nombre de pays subsahariens ne vivent à leur tour des soulèvements populaires du même ordre – et motivés par le même genre de motifs – que leurs devanciers nord-africains. En matière de contacts avec les sociétés civiles en Afrique, la diplomatie française n’a qu’insuffisamment tiré les leçons des événements du Maghreb.

À l’égard de l’opinion française, un travail pédagogique est aussi à effectuer pour justifier l’existence d’une inflexion spécifique en faveur de l’Afrique, basée sur des intérêts et des principes bien établis.

Une nouvelle majorité pourrait, par des actes forts (enterrement des Accords de partenariat économique tels que Bruxelles s’ingénie à vouloir les imposer, réforme du Franc CFA, reconnaissance d’une responsabilité dans certains drames historiques en Afrique) marquer la volonté française de rompre définitivement avec la Françafrique. Cela pourrait passer par un nouveau « discours de Brazzaville » : une déclaration d’orientation et de clarification de nos objectifs qui soit, simultanément, un discours émancipateur marquant la sortie définitive du legs colonial.

Dans un second temps, après un dialogue élargi portant sur la politique de coopération au développement, des collaborations originales en faveur de l’Afrique pourraient s’instaurer, entre un groupe de pays pionniers au sein de l’Union européenne ou avec des émergents comme la Turquie, désireuse de lancer des projets communs avec la France en Afrique, où elle vient d’ouvrir 17 ambassades. Une organisation internationale de la Francophonie sortie de sa torpeur pourrait aussi jouer un rôle renouvelé. Bref, il y a beaucoup à inventer et à rénover, et c’est ce que de nombreux Africains attendent et espèrent de la France.

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