Il s’agace des people (Bono et Bob Geldof) pris d’amour subit pour l’Afrique, transformés en gentlemen humanitaires, déteste leurs concerts géants « Live Aid ». Trente ans de recherche sur l’économie du développement, de lobbying dans les grandes organisations internationales n’ont pas eu raison de sa curiosité, de sa colère. Professeur d’économie à Oxford, ancien directeur de recherche à la Banque mondiale, pionnier de l’économie des conflits (branche de la science économique qui vise à évaluer le coût des guerres et leur prévention), Paul Collier défend inlassablement ses idées auprès des gouvernements occidentaux. Il déjeune avec Dominique Strauss-Kahn, directeur général du Fonds monétaire international, papote avec Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie 2001, ne pense pas, comme son autre confrère Jeffrey Sachs, qu’une aide massive suffise.
Sa cible : le G8 et son action envers les pays les plus pauvres (à 70 % africains). Son outil : un essai grand public, best-seller international non traduit en France, truffé d’anecdotes. Sorte de « géostratégie pour les nuls », The Bottom Billion (le » milliard abandonné « ) est pragmatique, utile. La lutte contre l’extrême pauvreté n’est pas une question d’argent ni de devoir, mais de gouvernance, d’engagement et de bon sens. Barbe poivre et sel, lunettes de rat de bibliothèque, regard pétillant, Paul Collier vient de recevoir le prix Arthur Ross, palme d’or mondiale des essais de politique étrangère. Il prépare un prochain livre sur la mascarade de la « démocratie instantanée », ces processus d’élections décrétés par l’Occident dans des pays sous-développés terrassés par les conflits et la faim. Rencontre à Paris, entre conférence et Eurostar.
Pourquoi avoir choisi d’écrire un livre grand public ?
L’envie m’en est venue en France, à Saint-Brieuc. J’accompagnais mon fils à la plage et je voyais tous les vacanciers en train de lire. J’ai compris que le pouvoir de décision était là. J’ai eu envie d’être lu par ces gens, à la plage. Leur dire que la politique qui consiste à faire de grandes déclarations ne satisfait personne. Les politiques du monde occidental à l’égard des pays les plus pauvres ne mènent nulle part. Nous n’avons pas aidé les bonnes personnes. Nous avons armé les forces d’opposition, nourri les divisions et les guerres civiles. Il faut que le grand public en prenne conscience pour que cela change.
Vous vous intéressez aux pays du bas de la pyramide. Ils représentent environ 1 milliard d’individus coincés dans la spirale du non-développement.
Pendant quarante ans, le défi du développement a été celui d’un monde de 1 milliard de riches et de 5 milliards de pauvres. La plupart de ces derniers vivent aujourd’hui dans des pays qui progressent, souvent à une vitesse incroyable. Le vrai défi du développement aujourd’hui est que 58 pays, essentiellement africains, restent à la traîne et s’écroulent. Leurs habitants vivent comme au xive siècle : ils subissent conflits violents, épidémies, pauvreté, espérance de vie faible. Ils savent que le xxie siècle existe et qu’ils sont laissés au bord de la route. Ils se sont enfoncés dans le chaos. Pendant ce temps, nous avons donné des leçons, disserté sur notre propre moralité, au lieu de nous attaquer à une tragédie très dangereuse. La situation est explosive.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
D’abord, ces pays ont raté une extraordinaire période de croissance économique, celle qui va des années 1960 jusqu’à maintenant. Ils ont raté le boom des matières premières des années 1970. Depuis, le contexte n’a fait qu’empirer pour eux. Nombre de pays ont réussi à entrer dans un cycle de développement. Ceux qui restent, les « bottom billion countries », ont décroché.
Depuis des années, les grandes organisations internationales échouent dans ces pays.
Oui et non. Jusqu’à récemment, ces pays ne les intéressaient pas. Pour les employés de la Banque mondiale ou du FMI, aller dans ce genre de pays très pauvres, c’était le début ou la fin d’une carrière. Ces pays manquaient de prestige. On n’envoyait que les plus jeunes. Les Nations unies ont une meilleure approche. Elles récompensent financièrement les fonctionnaires qui acceptent des missions dans ces pays.
La Banque mondiale est-elle vouée à l’échec ?
Le personnel est démoralisé. Beaucoup de gens ont été promus bien au-delà de ce qu’ils auraient dû. C’est une institution aujourd’hui très contestée. Mais elle a maintenant un excellent président, Robert Zoellick, probablement le meilleur qu’elle ait connu. Il y a moins d’idéologie, plus d’action. Les changements récents de leadership à la tête des organisations internationales (FMI, Banque mondiale…) sont une bonne chose. Pour ces nouveaux dirigeants qui ne sont pas accrochés au passé, l’Afrique a un potentiel incroyable. Il faut repenser la question africaine.
Comment ?
Le monde dit « développé » est schizophrène : les grandes organisations considèrent que l’Afrique est perdue, qu’il est impossible de l’aider. Les agences de développement voient le continent avec un optimisme exagéré. Chez nous, la droite pense que tout ce qui arrive à l’Afrique est de sa faute. La gauche, empêtrée dans le souvenir de son passé, se considère responsable de tout. Nous ne sortons pas du prisme de la culpabilité. C’est le meilleur moyen de se démobiliser. Nous nous sommes habitués à l’échec de l’Afrique et finalement, nous ne faisons plus rien. Le débat porte uniquement sur nous, sur notre rôle : avons-nous l’obligation de réparer (la gauche), devons-nous maintenir l’aide de la communauté internationale (la droite) ? Jamais rien sur l’Afrique, sur ce qu’elle est ! Pourquoi ?
Que change l’arrivée de la Chine comme acteur du développement ?
Le sort de l’Afrique va se jouer entre la Chine, l’Inde et les Etats-Unis. Cette compétition est positive pour le continent. Mais le danger est qu’elle transforme cette région en une sorte d’autre Moyen-Orient : une région riche en ressources qui devient un enfer. Il est absolument vital que la Chine qui est à l’origine du boom récent des matières premières siège dans les institutions internationales et fasse partie de leurs instances dirigeantes.
Dans votre livre, vous expliquez comment certains pays se sont installés dans la pauvreté et les conflits, vous parlez de « trappe ».
Ces pays sont coincés dans au moins un des quatre pièges suivants : les conflits, la « malédiction » des ressources naturelles, l’enclavement géographique, la mauvaise gouvernance.
En quoi posséder des ressources naturelles est-il une « malédiction » ?
29 % des pays les plus pauvres au monde ont des ressources naturelles qui représentent au moins 50 % de leur PIB. Les populations sont toujours aussi pauvres. D’abord parce que cette richesse potentielle naturelle augmente le risque de conflit. Ensuite, ces revenus réguliers et sûrs encouragent des attitudes de rentier. Ils sont utilisés pour l’importation de produits manufacturés et non pas pour investir dans le secteur industriel national, seul socle d’un développement économique sur le moyen et le long termes. Enfin, les gouvernements sont vite tentés par le clientélisme. La démocratie résiste mal dans ces pays.
Comment devrait agir la communauté internationale ?
Nous ne sommes pas cohérents : soit nous protégeons les gouvernements sans condition. Soit nous ne les protégeons pas du tout. Nos stratégies politiques changent tout le temps. Ces pays sont dans une insécurité structurelle et les rebelles savent très bien comment manipuler nos opinions. Nous devrions limiter nos discussions sur l’Afrique à ce qui est important : les politiques commerciales, de sécurité, de gouvernance. Elle souffre de maux curables. Il faut s’attaquer à ces maux, et non calquer des recettes toutes faites en pensant qu’elles vont tout régler. Par exemple, les élections. Il est complètement naïf de croire que parce que vous organisez des élections, vous allez faire passer un pays du xive siècle à la Scandinavie actuelle ! Ce sera le thème de mon prochain livre.
Le cycle de Doha de l’Organisation mondiale du commerce s’est soldé par un échec en juillet. Quelles conséquences pour ces pays ?
Le Doha Round les aurait de toute façon peu aidés. Il aurait été profitable aux pays déjà lancés dans un cycle de développement, ceux qui ont réussi à entrer sur les marchés internationaux. Un accord mondial sur le commerce sera profitable aux pays du bas de la pyramide dépendants du seul marché des matières premières, s’il leur permet de diversifier leurs exportations. Il faut que la communauté internationale leur donne un accès privilégié et temporaire à de nouveaux marchés.
Comment pouvons-nous donner de l’espoir à ces pays très pauvres ?
Il faut absolument instaurer des règles de transparence internationale sur les revenus des industries extractives. Il est vital que les populations de ces pays tirent profit de leurs matières premières. Il est encore trop tôt pour savoir si le boom, qui vient d’être enrayé par la crise financière, a pu apporter des gains durables. Les pays du bas de la pyramide bénéficiant de revenus importants grâce à leurs exportations sont toujours dans une phase de développement très récente : les booms produisent de la croissance à court terme. Ce qui est fondamental c’est qu’une part suffisante de ces revenus soit utilisée de façon intelligente pour que le bénéfice soit durable.
Vue des pays du bas de la pyramide, qu’est-ce que la débâcle financière mondiale signifie ?
Les pays du bas de la pyramide vont souffrir de la baisse ponctuelle des cours des matières premières et de la réduction de l’aide aux pays en développement qui va probablement découler de la récession. L’inégalité économique dans un monde de plus en plus globalisé va devenir un cauchemar. Elle représente un risque énorme pour l’équilibre de notre monde, que nous n’osons pas encore affronter. Il est nécessaire que nous en prenions conscience. Un » nous » est déjà en train d’apparaître : le fait que les gens cherchent de nouvelles façons de penser, plus collectives, est une réelle source d’espoir. En Afrique, les personnes courageuses commencent à gagner, au Niger, en Tanzanie. On assiste à une recrudescence des accords de paix. Une tendance fragile mais qui existe.