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Affaire Dieudonné : le Conseil d’Etat réplique aux critiques

 Dieudonné lors d'une conférence de presse à Tripoli en mars 2011. © AFP / AFP

Dieudonné lors d’une conférence de presse à Tripoli en mars 2011. © AFP / AFP

Après les deux ordonnances confirmant l’interdiction des spectacles de Dieudonné à Nantes et Tours, le vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, répond aux critiques sur la limitation de la liberté d’expression.

La rapidité de l’intervention du Conseil d’Etat, quelques heures après la décision du tribunal administratif de Nantes, jeudi 9 janvier, a semblé à beaucoup étonnante.

Le Conseil d’Etat s’est prononcé dans ces affaires en appel, dans le cadre d’une procédure d’extrême urgence, le référé-liberté, où il doit statuer en moins de quarante-huit heures lorsqu’est invoquée une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Si le juge laisse passer l’événement à l’occasion duquel cette atteinte est alléguée, il ne peut que conclure à un non-lieu, c’est-à-dire renoncer à se prononcer et à exercer son office. Le Conseil d’Etat, comme les tribunaux administratifs, refuse par principe de consentir à cette mutilation. Ainsi le juge des référés doit statuer, dès lors que c’est possible, avant que ne se produise l’événement en question. C’est la raison pour laquelle, jeudi, le juge des référés du Conseil était prêt à statuer sur l’appel émanant de toute partie avant l’heure du début du spectacle.

Si l’appel était venu de Dieudonné M’bala M’bala et non du ministère de l’intérieur, cela aurait également été le cas ?

Evidemment ! Et c’est bien ce qui s’est produit vendredi  [le Conseil d’Etat a prononcé une seconde ordonnance, confirmant l’interdiction du spectacle].

Le fait d’interdire un spectacle ne constitue-t-il pas une atteinte inédite à la liberté d’expression ?

Le Conseil d’Etat s’est prononcé en considération de sa jurisprudence, notamment les arrêts « commune de Morsang-sur-Orge » et « Benjamin », qui ont respectivement 18 et 81 ans d’âge. Il a, avec ce spectacle, été confronté à une situation inédite d’articulation entre la liberté d’expression et ses limites nécessaires dans une société démocratique. Vous me permettrez de ne pas endire davantage, car si M. M’bala M’bala demande au fond l’annulation des interdictions de son spectacle, je suis susceptible de siéger en cas de pourvoi en cassation, après examen collégial par le tribunal puis la cour administrative d’appel.

Qu’entendez-vous par « situation inédite » ?

Le Conseil d’Etat n’a jamais été confronté à des dossiers dont les caractéristiques étaient analogues à celles du spectacle qui a justifié les mesures d’interdiction. En particulier, c’est la première fois que se pose la question de savoir comment prévenir des provocations répétées à la haine et à la discrimination raciale et des propos portant atteinte à la dignité humaine.

Je voudrais d’ailleurs couper court à des insinuations malveillantes : c’est la loi qui dispose que le juge des référés du Conseil d’Etat est le président de la section du contentieux ainsi que les conseillers d’Etat qu’il désigne à cet effet. En outre, ceux qui critiquent aujourd’hui pour des raisons ignominieuses l’ordonnance rendue jeudi se sont bien gardés de critiquer celle qui a enjoint de ne pas faire obstacle à l’université d’été du Front national à Annecy en 2002. Et pourtant ces deux décisions ont le même auteur. On serait avisé d’y réfléchir.

Quelle est la portée jurisprudentielle de ces décisions ?

Elles sont de nature à éclairer les juges des référés des tribunaux administratifs, pour autant que les circonstances soumises à ces juges soient identiques ou très semblables. Elles concernent un spectacle, tel qu’il a été conçu et précédemment interprété, ainsi que des circonstances locales déterminées.

Avez-vous conscience du trouble qu’ont engendré ces décisions du Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative traditionnellement attachée à la défense des libertés ?

Le juge n’est pas dans une tour d’ivoire. Mais il exerce son office en droit et en toute impartialité. Dans ces affaires, il s’est situé dans la continuité de sa jurisprudence, qui est protectrice des libertés, mais qui a aussi intégré la dignité humaine comme composante de l’ordre public. Lorsqu’il se prononce, il le fait aussi au regard de la convention européenne des droits de l’homme, dont les articles 10 et 11 assortissent les libertés d’expression et de réunion de restrictions nécessaires et proportionnées.

La « cohésion nationale », visée par la première ordonnance, fait-elle partie de la jurisprudence classique du Conseil ?

Cette notion fait écho aux valeurs et principes essentiels de notre société, sans lesquels le lien social serait rompu.

Que répondez-vous aux critiques qui assurent que le Conseil d’Etat est une institution politique ?

Cela est parfaitement injustifié et ne rend compte en aucune manière de la réalité du travail du Conseil et de l’éthique de ses membres, qui constituent une référence en Europe. On ne peut approuver une décision du juge lorsqu’elle vous est favorable, et la stigmatiser pour de prétendues raisons politiques lorsqu’elle est défavorable.

Par ailleurs, en réponse au Défenseur des droits qui souhaitait voir clarifié le statut des parents accompagnant les sorties scolaires, le Conseil d’Etat a estimé que l’on pouvait restreindre l’expression des convictions religieuses. Cette position ne rompt-elle pas avec sa tradition « libérale » en matière de liberté d’expression ?

Il n’y a pas plus en cette matière que dans l’affaire Dieudonné d’inflexion ou de revirement par rapport aux principes qui gouvernent notre jurisprudence depuis plus d’un siècle. Nous nous sommes efforcés de dissiper toute incertitude : en l’état actuel du droit, il est possible d’interdire la manifestation de convictions religieuses, politiques, syndicales ou philosophiques des parents accompagnateurs des sorties scolaires, même si ces parents ne sont pas des agents du service public. La base de cette interdiction peut résider dans le bon fonctionnement du service ou le respect de l’ordre public. Il en résulte que la circulaire Chatel [ancien ministre de l’éducation] de 2012 ne pose pas sur ce point de problème de droit.

Elle avance pourtant comme principe que les parents sont soumis au principe de neutralité du service public. N’y a-t-il pas là une contradiction avec votre approche ?

Les raisonnements sont un peu différents, mais leurs conclusions convergent. Le Conseil d’Etat défend une conception claire et constante du principe de laïcité qui repose à la fois sur la neutralité religieuse de l’Etat et des services publics, la garantie de la liberté de conscience, de religion et d’exercice du culte et l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de religion. Dans les services publics, nous définissons un équilibre qui doit notamment concilierliberté religieuse et neutralité du service.

LE MONDE |  • Mis à jour le  |

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