Mediapart a obtenu plusieurs documents confidentiels sur la holding familiale des Bongo, Delta Synergie. Ils révèlent un système de prédation probablement inégalé dans la Françafrique. Une poignée de membres du clan au pouvoir s’approprie des pans entiers de l’économie du pays. L’actuel président Ali Bongo en est le principal bénéficiaire.
Il s’agit de l’un des secrets les mieux gardés du Gabon. Il se nomme Delta Synergie, du nom d’une holding financière détenue par une partie de la famille régnante, les Bongo. Mediapart a pu avoir accès à des documents confidentiels portant sur l’actionnariat secret de la société et l’ensemble de ses prises de participation – le plus souvent dissimulées. Ces documents révèlent un système de prédation probablement inégalé dans l’histoire de la Françafrique. Grâce à lui, une poignée de membres du clan au pouvoir, au premier rang desquels l’actuel président gabonais Ali Bongo, tire des bénéfices personnels de toute l’activité économique du pays.
Depuis le décès en 2009 du dictateur Omar Bongo (le père d’Ali, arrivé au pouvoir en 1967), il se murmurait beaucoup de choses au Gabon et dans les chancelleries occidentales sur Delta Synergie. Mais rien n’était vraiment su. Dans les faits, cela dépasse tout ce qui avait pu être imaginé.
C’est l’histoire d’un pillage digne de l’Ancien Régime. Pas un secteur de l’économie gabonaise n’est épargné par le système Delta Synergie : assurances, banques, agroalimentaire, sécurité, transport, médicament, BTP, agriculture, matières premières, immobilier, aviation d’affaires, textile, média, vente de gaz et de pétrole, bois… Au moins quatre multinationales françaises présentes au Gabon – Bolloré, Bouygues, Eramet et la BNP – sont citées dans les documents en notre possession. Au total, ce sont 35 sociétés majeures de l’économie gabonaise au capital desquelles Delta Synergie est partie prenante, à des degrés divers.
Tous ces éléments d’informations sont issus de la succession d’Omar Bongo. Mediapart a déjà raconté la découverte par la justice française d’embarrassants comptes offshore à Monaco (dotés de 34 millions d’euros) et l’étourdissante emprise foncière du clan Bongo aux quatre coins du Gabon (de nouveaux documents détaillés sont téléchargeables ici et là). La face cachée de Delta Synergie offre désormais un panorama inédit de la corruption gabonaise.
La répartition du capital de Delta Synergie n’est connue que d’une poignée de personnes à Libreville. La voici : jusqu’en 2009, Omar Bongo détenait 37 % des parts de la société (soit 114 700 actions), d’après deux déclarations de succession rédigées les 10 juin et 1er octobre 2014. Ali, son successeur, et sa fille Pascaline s’étaient vu secrètement gratifier de 10 % chacun à titre personnel. Six autres membres de la famille se partageaient le reste.
La mort d’Omar Bongo a totalement rebattu les cartes. Ali Bongo, élu en 2009 à l’issue d’un scrutin très contesté avec le fervent soutien du président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, a vu au terme de la succession sa part personnelle grimper à 19,25 %. Tout comme sa sœur aînée Pascaline, qui fut aussi la plus proche collaboratrice de son père à la présidence de la République. Six ans après la disparition du patriarche de la Françafrique, l’équation est donc simple : l’actuel chef de l’État gabonais en exercice et sa sœur sont aujourd’hui les principaux bénéficiaires de la mine d’or que représente Delta Synergie. Le tout avec l’assentiment d’avocats et de notaires – parfois français – qui ont pris activement part à la succession Bongo.
Appliqué au règne animalier, le système Delta Synergie équivaut au fonctionnement d’une sangsue ; il s’agrippe partout où il le peut et il pompe. Le tableau des prises de participations de la holding familiale montre l’ampleur du phénomène :
Le secteur d’activités le plus représenté est celui des matières premières et des mines. On retrouve ainsi Delta Synergie au capital d’Ank Gabon (à hauteur de 39,2 %), une société spécialisée dans le traitement du manioc. En novembre 2008, à l’occasion de l’inauguration par Omar Bongo en personne de l’usine Ank Gabon, la présidence gabonaise avait diffusé un communiqué pour souligner que la création de cette entreprise était une illustration du « souci permanent d’assurer l’autosuffisance alimentaire dans notre pays ». Elle oubliait de dire qu’elle assurait, aussi, l’autosuffisance financière du clan au pouvoir.
Il n’est pas inutile de préciser qu’un actuel conseiller du président Ali Bongo, Jean-Pierre Lemboumba, ancien ministre des finances surnommé « coffre-fort » au Gabon, est actionnaire pour sa part d’Ank à hauteur de 10,05 %. Un petit monde.
Delta Synergie apparaît aussi au capital de Gabon Mining Logistics (30 %), une filiale du groupe Bolloré qui offre un soutien logistique au secteur minier gabonais. Sollicité, le groupe Bolloré n’a pas donné suite à nos questions. La holding des Bongo est également actionnaire de Ragasel (29,1 %), une raffinerie de sel, qui partage quant à elle son capital avec l’actuel ministre des sports du Gabon, Blaise Louembé (1,7 %).
On peut également citer la Somipar (28,5 %), la société Petro Gabon Holding (17 %), spécialisée dans la commercialisation des hydrocarbures, Les Carrières de Makora (13,04 %), Maboumine (5 %), qui gère un immense projet d’exploitation de gisement polymétallique au sud-est de Libreville, la Somivab (2,68 %), laquelle œuvre dans le bois, ou encore la Comilog (0,03 %), une filiale du géant français des mines et de la métallurgie Eramet – qui n’a pas répondu à nos questions.
Le Gabon danse sur un volcan social
Le second secteur le plus représenté dans le portefeuille de Delta Synergie est le monde de la finance et des banques. La pépite des Bongo est ainsi parvenue à s’infiltrer au fil des ans dans le capital de la BGFI Bank Congo (10 %), d’Ecobank Gabon (7,5 %) ou de BGFI Holding (6,4 %), la plus puissante banque du pays. Sont aussi concernées la Finatra (6,25 %), spécialisée dans le crédit à la consommation, l’Union gabonaise de banque (UGB, 5,21 %) ou la Banque internationale pour le commerce et l’industrie du Gabon (BICIG, 3,23 %), une filiale de la BNP.
Delta Synergie est en outre actionnaire à 15 % d’un autre véhicule financier des Bongo, la Compagnie du Komo. C’est elle, par exemple, qui est au capital de la Société d’énergie et d’eau du Gabon (SEEG), filiale du géant français Veolia qui détient depuis 1997 le monopole absolu de l’eau et de l’électricité dans tout le pays.
Nicolas Sarkozy et Ali Bongo, en septembre 2010 à l'Elysée.
Nicolas Sarkozy et Ali Bongo, en septembre 2010 à l’Elysée. © Reuters
Les assurances et les transports arrivent à égalité en troisième position des secteurs d’activité chéris par Delta Synergie. La principale compagnie d’assurances du Gabon, le groupe Ogar, est ainsi détenue à 60,69 % par la holding quand deux autres acteurs du marché, la Solicar et Assinco, sont contrôlés respectivement à hauteur de 55 % et 7,5 %. Quant aux transports, Delta Synergie apparaît au capital de la Sarep (54 %), qui fait dans le transport maritime, de la SN2AG (34,99 %), spécialisée dans l’aviation d’affaires, ou de Gabon Fret (20 %).
Rien n’échappe à Delta. Ainsi, dans le secteur très lucratif du BTP, la Socoba, principale bénéficiaire des travaux publics du pays dirigée par un gendre d’Omar Bongo, a dû laisser au profit de Delta Synergie 50 % de ses actions. Le groupe français Bouygues, présent au Gabon au travers de la société ETDE/SOGEC, n’échappe pas à la règle : 4,54 % du capital de ses activités gabonaises sont contrôlés par Ali Bongo et les siens. Également sollicité, le groupe Bouygues n’a pas donné suite.
Dans l’immobilier, le géant gabonais IMP est contrôlé à 35 % par Delta et son concurrent AICI à 20 %. Dans le textile, la société MGV, connue pour fabriquer tout ce que le pays compte d’uniformes (écoliers, armée, hôpitaux…), a dû laisser 34,7 % de son capital aux caciques du régime. Côté médicaments, aussi : la Société gabonaise de fabrication de médicaments, la Sogafam, a vu son capital tomber à hauteur de 60 % entre les mains des Bongo.
Le pourcentage est encore supérieur (69,3 %) dans le domaine de la sécurité avec la Société gabonaise de sécurité, la SGS, leader dans la sûreté des sites sensibles, ambassades, ports ou aéroports. Depuis plusieurs années, de hauts gradés de l’armée française, comme le colonel Béthencourt ou le général Megel, défilent à la tête de la SGS, au capital de laquelle on retrouve également la famille d’Ernest Mpouho Epigat (9,2 %), l’actuel ministre de la défense. Un tout petit monde.
Officiellement, Delta Synergie a été valorisée dans le cadre de la succession d’Omar Bongo à 27,8 milliards de francs CFA, soit 42 millions d’euros. Plusieurs héritiers – ils sont au total 53, mais seuls Ali et Pascaline sont légataires universels – soupçonnent une sous-évaluation massive, au regard de l’emprise réelle de la holding sur l’économie gabonaise.
Nombre d’entre eux n’ont en effet découvert cet état de fait que ces derniers mois et ils se demandent aujourd’hui où sont concrètement passés les immenses flux financiers dégagés par Delta Synergie depuis 2009. Certains viennent d’ailleurs de missionner des avocats français ou américains et menacent d’engager des poursuites pénales pour détournement d’actif successoral, selon nos informations.
La succession Bongo est une double bombe à retardement. D’abord pour la famille : les membres du clan s’entre-déchirent autour du magot laissé par Omar Bongo. Les sommes en jeu sont, de fait, vertigineuses. Un document du ministère de l’économie gabonais, obtenu par Mediapart (disponible ici), montre que Pascaline et Ali sont appelés à se partager plus de 183 milliards de francs CFA (280 millions d’euros) en tant que légataires universels du dictateur disparu. Soit 140 millions d’euros chacun.
Mais la succession est surtout devenue un problème politique de premier ordre pour la présidence du Gabon, alors que le pays connaît depuis bientôt un mois l’une des plus graves crises sociales de son histoire. Les conditions de vie médiocres et les bas salaires, qui ne s’améliorent pas en dépit des nombreuses promesses de campagne d’Ali Bongo, ont poussé une partie des salariés à se mettre en grève et à plonger le pays dans un état de quasi-blocage.
Dans ce contexte, les précédentes révélations de Mediapart sur l’héritage d’Omar Bongo ont suscité l’indignation citoyenne. Lors d’une conférence de presse exceptionnelle, qui s’est tenue mardi 10 mars, le porte-parole de la présidence gabonaise, Alain Claude Bilié-By-Nzé, a dû réagir (voir également la Boîte noire). Il a qualifié les articles de Mediapart « d’amalgames tendancieux entre des éléments qui relèvent de la succession d’Omar Bongo, donc de la sphère privée, et le président de la République, Ali Bongo ». La face cachée de Delta Synergie montre que les sphères privée et publique des Bongo ne font qu’une quand il est question d’argent.
AUJOURD’HUI
Dans un entretien accordé jeudi 12 mars au quotidien L’Union, organe de presse proche du pouvoir gabonais, le porte-parole d’Ali Bongo n’a démenti aucune des informations de Mediapart sur le fond des faits concernant la succession d’Omar Bongo. Il s’est en revanche employé à qualifier de « contrevérités » une information selon laquelle Ali Bongo était marié « sous le régime de la séparation de biens, option polygamie ». « M. Bongo est bien marié à la monogamie. Cela ne fait l’ombre d’aucun doute ni d’aucune discussion », a affirmé Alain Claude Bilié-By-Nzé à L’Union.
Mediapart tient à la disposition de la présidence gabonaise un document qu’elle a déjà : il s’agit de l’acte de notoriété établi le 25 juin 2010, au cabinet de la notaire Lydie Relongue, après la mort d’Omar Bongo. Page 8, on peut y lire, noir sur blanc, qu’Ali Bongo est bien marié depuis le 16 février 2000 « sous le régime légal de la séparation des biens, option polygamie ». La même mention revient dans d’autres documents de la déclaration de succession.