Jusqu’au bout, il s’est battu, s’accrochant à la moindre lueur d’espoir. Quand son corps a commencé à échapper à son contrôle, sa volonté de survivre n’a guère fléchi, le transportant d’un lieu de soins à un autre, d’une métropole à une autre. Après Libreville, Paris, Johannesburg, Tunis et Niamey ont été les principales étapes d’un long chemin de croix qui a pris fin au Cameroun, en pleine saison des pluies.
André Mba Obame, telle la chèvre de monsieur Seguin, a rendu l’âme au petit matin du dimanche 12 avril, dans une résidence au pied du mont Fébé, à Yaoundé, au terme d’une agonie de six ans. Aucune surprise n’était plus à déceler chez les interlocuteurs apprenant la nouvelle ; juste de la tristesse face à une fin devenue inéluctable – une tristesse dont n’étaient pas exemptes des remarques acides ou prémonitoires envers « ceux qui avaient eu sa peau ».
De quoi est mort Mba Obame ?
Rares sont en effet les Africains, dans les chancelleries comme dans la rue, à croire à une maladie spontanée qui aurait emporté « AMO » à 57 ans. Son mal était si obscur qu’aucun toubib n’a pu l’identifier, et si imperturbable qu’aucun traitement n’est parvenu à l’endiguer.
De quoi est donc mort André Mba Obame ? Le drame tout shakespearien s’est noué sur la dépouille du président Omar Bongo Ondimba, son patron et mentor pendant plusieurs décennies. Ministre de l’intérieur et pilier du régime, André Mba Obame, dit AMO, s’était porté candidat à sa succession en 1999, contrariant fortement les propres ambitions de son vieil « ami » et collègue au gouvernement, Ali Bongo Ondimba, lequel avait hurlé à la trahison, estimant que le poste lui revenait de droit… dynastique. S’il a remporté, selon toute vraisemblance, le suffrage populaire, AMO n’est pas devenu président, mais plutôt impotent – et ruiné. Avant de périr pour de bon.
Pour beaucoup d’Africains, on en conviendra, il n’y a pas de mort naturelle – et l’intéressé avait lui-même enfoncé le clou en évoquant les « nombreuses attaques mystiques » dont il estimait avoir été la cible. Mais, comment ne pas repenser, en apprenant son décès au terme de six années de calvaire, à la sombre prédiction sous forme d’avertissement que me fit un homme très proche de l’actuel président Ali Bongo Ondimba ?
Attablé dans un restaurant très prisé du bord de mer à Libreville, quelques jours après les obsèques de Bongo père, le personnage en question, très déçu par l’ancien ami qu’avait été Mba Obame, vitupérait cet « idiot » qui avait définitivement scellé son sort en se présentant contre son « frère » Ali. « C’est dommage pour lui, dit-il en substance, car il va maintenant tout perdre : son poste de ministre, ses biens et sa vie. André Mba Obame est un homme fini. » Tout perdre – jusqu’à sa vie ? L’assurance de cet homme de toutes les besognes avait de quoi intriguer. Il est aujourd’hui ambassadeur du Gabon dans une capitale très prestigieuse.
Une assurance inébranlable
Ce que je veux raconter aussi, c’est une autre assurance, celle d’AMO lui-même. Assurance au sens de confiance joyeuse et imperturbable dans le cours du destin, une attitude qui estampille l’image que je garderai de lui. André Mba Obame n’avait aucun doute sur l’issue victorieuse de sa candidature, malgré les nuages qui s’amoncelaient. Rarement campagne fut autant semée d’embûches. Un entrepreneur français basé à Libreville, chargé de confectionner les habituels accessoires : Tee-shirts, casquettes et autres macarons à l’effigie du candidat, reçut la visite d’hommes de main qui le menacèrent d’expulsion dans les 48 heures s’il livrait cette commande. Pris de panique, il remboursa l’avance perçue et jeta les gants. « Eh bien, on fera sans ! », lança un Mba Obame souriant et haussant les épaules.
Idem pour sa très populaire chaîne de télévision, TV+, dont le pouvoir allait ordonner la fermeture pendant toute la campagne. Lorsque le candidat voulut disposer de ses fonds placés dans les banques de la place, ordre avait été donné pour plafonner ses retraits hebdomadaires à un montant dérisoire. « Ce n’est pas grave ! », rétorqua-t-il fermement face à ceux qui poussaient à une action judiciaire.
Lui restait sa liberté de se déplacer. Un convoi de véhicules l’avait déjà précédé pour une tournée finale à l’intérieur du pays. Mba Obame ne parviendra jamais à le rejoindre comme prévu avec l’avion affrété. Son équipage européen venait d’être sauvagement agressé par des sbires déterminés à immobiliser l’engin. Un coup dur de plus, à moins d’une semaine du scrutin ! La réponse d’AMO ? « Tout cela sera terminé dimanche ! ». En clair, il allait gagner les élections et accéder au pouvoir. Tout simplement.
Un homme parfois incompris
Cette confiance inébranlable dans un système qu’il connaissait pourtant mieux que personne m’a sidérée – et cette forme d’angélisme, affiché par un ancien inamovible ministre de l’intérieur au temps des élections « arrangées », qui sera d’ailleurs surpris d’être limogé du gouvernement avant les élections, reste pour moi une énigme.
Néanmoins, face à Ali Bongo Ondimba et candidat presque unique d’une vaste coalition de partis, AMO avait déjà mené une campagne triomphale, et pas seulement chez les Fang, ethnie majoritaire dont il était issu et qui l’avait plébiscité ; les Gabonais rejetaient clairement l’idée d’une succession dynastique par le fils après plus de quarante ans de pouvoir du père. Contre toute évidence, les résultats proclamés par un système contrôlé par Ali Bongo qui, lui, était resté ministre de la défense, placèrent AMO second, avant de le rétrograder en troisième position pour l’humilier et marquer le rapport de forces.
Ce hold-up électoral fut accueilli par de violentes manifestations à travers le pays, réprimées dans le sang. Six ans plus tard, le Gabon ne s’en est toujours pas remis et la « greffe » avec « Ali9 », son slogan de campagne, est loin d’avoir pris – comme en témoigne la récente recrudescence des doutes sur ses origines et sa filiation naturelle avec Omar Bongo Ondimba à qui il a mis, pourtant, un point d’honneur à ne pas ressembler.
En 2009, sorti affaibli du scrutin, le président Ali Bongo n’en menait pas large face à une opposition ressoudée à bloc autour d’André Mba Obame. Alors que la meilleure stratégie aurait consisté pour ce dernier à viser une écrasante majorité au parlement et exiger le poste de premier ministre pour une cohabitation que sa mouvance aurait dominée, AMO, n’y tenant plus, s’autoproclama président de la République… Cette faute politique, unanimement décriée ou incomprise, offrait enfin sur un plateau l’occasion tant attendue par Ali Bongo pour dissoudre le puissant parti qui lui tenait tête, l’Union nationale (UN) ! Comme par hasard, c’est seulement peu avant l’annonce de la disparition définitive de son éternel rival que l’UN a de nouveau été autorisée en février dernier.
A l’époque de ce bras-de-fer perdu, la mystérieuse maladie avait déjà enclenché le dépérissement progressif d’un homme jadis jovial et vigoureux. Absent du pays, AMO a laissé le champ libre à son rival qui est loin d’avoir gagné la bataille des cœurs. Aujourd’hui, le Gabon est plongé dans une tension sociale chronique sur fond de chômage inchangé chez les jeunes, de profondes inégalités et de promesses non tenues. La rhétorique de l’émergence n’amuse plus que ceux qui prisent les coquilles vides. On se prend à imaginer ce que serait le pays aujourd’hui si Mba Obame, l’ancien cacique repenti, celui qui avait su conquérir les foules avec un mea culpa spectaculaire en plein meeting, avait pu exercer le pouvoir.
La colère des partisans
A Libreville, des partisans en colère ont marqué la nouvelle de son décès en incendiant l’ambassade du Bénin, pays d’origine du directeur du cabinet présidentiel, Maixent Accrombessi, que les foules tiennent pour responsable des déboires sinon de la mort de Mba Obame. Si aucune preuve tangible ne vient corroborer cette dernière accusation, dans l’état-major des partis d’opposition, à l’université ou dans les salons de la capitale, les convictions sont ancrées et indélogeables, tandis qu’on égrène les noms des opposants morts, ces dernières années, de maladies jugées bizarres, tels Pierre Mamboundou (2011) ou Pierre-Claver Nzeng (2010)… On ne m’a jamais autant cité les Borgia et l’épidémie d’empoisonnements. Saura-t-on jamais ?
En hommage au défunt, des dictons empruntés à la sagesse des ancêtres ont fleuri dans la presse gabonaise. « C’est lorsqu’un arbre tombe qu’on mesure sa grandeur », dit l’un d’entre eux, pour saluer la stature d’AMO qui laisse un vide périlleux dans son camp politique. « C’est parce qu’il vit dans l’eau qu’on ne voit pas les larmes du poisson », souligne un autre pour expliquer la discrétion des réactions locales à sa mort. Convaincu que « nos ennemis finiront un jour par se casser la figure, à force de nous persécuter », un opposant cite son grand-père qui aimait à dire : «La pipe qui consume le tabac se laisse aussi consumer par le tabac. » La question est désormais de savoir si Ali Bongo Ondimba survivra politiquement longtemps à son meilleur ennemi sans se démarquer clairement de pratiques politiques désuètes.
Marie-Roger Biloa est éditorialiste, présidente du groupe Africa International et présidente du think tank Club Millenium.