La crise interne du PDG, marquée par la posture inédite du mouvement «Héritage et modernité», constuerait-elle une rupture épistémologique ? Maître de conférences en littérature générale et comparée, enseignant à l’UOB, en ce moment en poste à l’Université de la Sarre (Allemagne), Sylvère Mbondobari a entrepris, à travers la tribune libre ci-après, d’en analyser l’univers du discours, entendu comme «ensemble de termes utilisés», après la sortie de Ntera Etoua contre Barro Chambrier.
Contrairement à M. Frédéric Ntera Etoua, qui ne semble pas avoir pris la mesure de l’évènement, pour des raisons idéologiques, partisanes ou simplement par manque de discernement intellectuel, il me semble qu’il est nécessaire et même urgent d’examiner le discours de la mouvance «Héritage et modernité». Quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu’il y a de plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans hésiter, au fond de la question, disait V. Hugo. Est-ce que Frédéric Ntera Etoua a véritablement les moyens d’un tel débat ? Certainement pas ! Son «Appel des Akébé» en est la parfaite illustration ! D’abord, qui parle ? Un ensemble de parlementaires et de cadres, membres d’un parti au pouvoir. En d’autres termes, des parlementaires qui sortent de l’hémicycle, lieu d’exercice de leur mandat, pour mettre au défi le gouvernement, les instances dirigeantes du PDG et une association réputée proche du Chef de l’Etat, le fameux Mogabo. Représentant du Peuple, le parlementaire est dans son droit. Nul ne peut le lui contester. Mais bien plus que l’ensemble du groupe, le porte-parole est un ancien ministre, ancien cadre de l’une des plus prestigieuses institutions internationales, sinon la plus prestigieuse, membre important de PDG et, bien sûr, Professeur Agrégé d’économie. Ces différentes fonctions donnent une légitimité certaine à Barro Chambrier. Au-delà de la légitimité politique et institutionnelle, il y a bien sûr le capital symbolique et la pertinence des analyses, il sait de quoi il parle, il connait «la maison de l’intérieur». Au demeurant, les analyses présentées jusqu’ici ne sont en réalité qu’une reprise d’un diagnostic posé, par d’autres en d’autres lieux. Citons à titre d’exemple, les anciens premiers ministres Casimir Oyé Mba et Ndong Sima, et, Albert Ondo Ossa, Professeur d’économie. L’honnêteté intellectuelle et une certaine humilité commanderaient que l’on examina ces analyses, qui ne relèvent certainement pas de l’impressionnisme. Mais bien plus que les personnes, il y a les revendications du groupe «Héritage et modernité». Qu’exigent-ils ? Une démocratisation des instances du parti, le droit au débat contradictoire, une transparence dans la gestion de l’Etat, une plus grande justice sociale, en somme une meilleure gouvernance.
Le nom de la mouvance «Héritage et modernité», s’il n’est pas un simple slogan commande qu’on s’y arrête un moment. Barro Chambrier et ses amis revendiquent donc un «héritage» et s’exposent au devoir d’inventaire. A vrai dire, il faut un certain courage pour adopter une telle posture, car l’héritage du PDG, c’est le moins que l’on puisse dire, est bien lourd. Plus d’un demi-siècle de confiscation des libertés individuelles, de paupérisation de la société, la triche, le mensonge et la démagogie érigées en système de gouvernance, l’incompétence notoire, le détournement des deniers publics, la corruption généralisée, la clochardisation des élites, la perte des valeurs morales. Quelles valeurs transmet-on aux enfants quand truquer une élection est considéré comme une victoire et détourner de l’argent public un succès professionnel. Il y a aussi le «dialogue» et la «paix» me direz-vous ! Oui, bien sûr, mais à quel prix ? Au prix d’une perte des valeurs morale et éthique dont on n’ose pas encore imaginer les conséquences. Des générations entières ont été éduquées dans une société où voler l’Etat est une valeur, travailler pour l’Etat un vice. Drôle de monde ! On a dit-on préféré l’injustice au désordre, exactement à l’incompétence. C’est cela aussi «l’héritage», réduire au silence toute forme de réflexion ou de critique selon un axiome bien pédégiste «la bouche qui mange ne parle pas !». Heureusement, qu’à «l’héritage», le mouvement à associer le terme «modernité». La modernité suppose au moins trois choses : une rupture, un dépassement et, malheureusement ou heureusement, c’est selon, un mouvement de discontinuité-continuité. Une rupture avec les anciennes pratiques s’impose, elle est même vitale pour la communauté toute entière. De ce point de vue, Michel Menga, Serge Maurice Mabiala, Philippe Nzenguet Mayila, Vincent Gondjout, Edgard Anicet Mboumbou Miyakou, Alexis Boutamba Mbina, Michel Mboumi, Vincent Ella Menié, Alexandre Barro Chambrier et leurs amis ont parfaitement raison. Il peut paraître facile de quitter le PDG et de rentrer en dissidence dans l’opposition après s’être sauvagement enrichi aux dépens du peuple gabonais. Ils ont fait le choix de rester. Il faut bien qu’il y ait des gens qui honorent le Gabon, puisque tant d’autres le déshonorent. Le dépassement, quant à lui signifie, nécessairement, mettre en place des règles et des normes valables pour toute la communauté. J’utilise à dessein le terme «communauté» dans le sens d’une «communauté de destin». Dans ce domaine comme dans d’autres, personne n’est au-dessus des lois, personne n’a le monopole de la vérité. Pour cette raison, on ne devrait pas perdre de vue que cette «crise du PDG», quelle que puisse être par ailleurs la violence de ses manifestations, ne se développe pas uniquement dans l’espace politique. Elle est perceptible dans l’ensemble de l’espace social. C’est une remise en cause profonde de notre relation au Pouvoir. Mieux, elle nous donne l’occasion de questionner le sens de cette relation. Le pouvoir politique a tellement occupé l’espace public que toutes les autres institutions nécessaires à l’éclosion d’une société libre et démocratique peine à se faire entendre, même la courageuse société civile. La justice gabonaise, par exemple, n’a pas véritablement contribué à l’émergence d’un Etat de droit. Il serait peut-être temps qu’elle fasse preuve d’autocritique. Quelle est sa contribution à la promotion réelle des libertés individuelles ? Les médias publics, érigés en caisse de résonnances du discours politicien, sans aucune distance critique, semblent se complaire dans une forme de médiocrité qui n’a pas de nom. Et l’université ? On attend toujours sa prise de position dans le débat public. Cloué entre résistance et désillusion, les universitaires de salon et ceux des piquets de grèves, l’université gabonaise n’est que l’ombre d’elle-même. Quelques voix peinent à se faire entendre ! Et puis… les pouvoirs publics ont toujours donné l’impression qu’elle ne servait à rien, sinon de garderie pour adulte, animée essentiellement par quelques illuminés, spécialistes dans des revendications fallacieuses, en mal de carrière politique. Ce ne sont pas des réponses aux Nouvelles affaires africaines de Pierre Péan qui viendront changer ce sentiment. Le fait que ce soit Barro Chambrier, un universitaire, fut-il par ailleurs homme politique, qui prenne la parole, devrait, je l’espère, libérer cet espace de sa légendaire léthargie. Nous avons besoin d’un débat, d’un véritable débat sur le destin du Gabon. Certainement pas celui initié par M. Frédéric Ntera Etoua ! Laissons-le dans sa solitude. Il faut donc, disais-je, entendre l’appel du mouvement «Héritage et Modernité» et espérer qu’il ne sombre pas dans une forme de «discontinuité-continuité.» Car, est-il besoin de le rappeler, le malheur de toutes les révolutions, c’est qu’elles maintiennent souvent au pouvoir ceux-là même qui ont contribué au chaos, à la déliquescence de l’Etat. Et ils sont nombreux. Le Gabon n’a certainement pas besoin d’une rupture de façade. Une refondation de l’Etat est inévitable. Elle se fera au nom de la Vérité, de la Raison et de la Liberté. Et, l’apport de la mouvance «Héritage et Modernité» est de construire les conditions de possibilité de cette refondation. Cet idéal est plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Ce n’est que de cette manière, à mon sens, que ses membres prouveront aux yeux du monde qu’il ne s’agit aucunement d’intérêts personnels, de nombrilisme, d’entrance ou d’opportunisme politique, mais de l’intérêt supérieur de la Nation.
En définitive, pourquoi faut-il rendre hommage aux membres de la mouvance «Héritage et Modernité» ? Tout simplement, parce qu’ils ont libéré les énergies. Et cela exige notre respect. La prise de parole de Barro Chambrier et de ses amis est, me semble-t-il doublement symbolique et entrera sans aucun doute dans les annales de l’histoire politique du Gabon. De l’intérieur, ils sont modernes parce qu’ils exigent une refonte des institutions du parti, une rupture avec une forme de dictature du système, en somme une démocratie réelle. La modernité est d’abord et surtout une forte croyance au progrès social, économique, humain, une aspiration à plus de liberté. De l’extérieur, ils sont, à leur corps défendant, postmodernes car ils mettent fin au «grand récit idéologique» du PDG, et pour reprendre une expression de F. Lyotard à «l’incrédulité face aux méta-récits» et nous installe dans une nouvelle forme de gouvernementalité hors de l’empire disciplinaire. Il faut avoir le courage d’accepter cette rupture.
Sylvère Mbondobari
Maître de conférences en littérature générale et comparée.
Université Omar Bongo / Université de la Sarre