Un musulman peut-il engager la guerre sainte contre un musulman ? Oui, et les conquérants africains ne s’en sont pas privés…
Par Francis Simonis*
Le jihad, guerre « sainte » ou guerre de conquête ? On l’oublie trop souvent, mais faire la guerre et édifier des empires au nom de Dieu n’est pas une nouveauté, particulièrement en Afrique. Il suffit de se plonger dans l’histoire du Sahel pour s’en convaincre. Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), Boko Haram, Al-Mourabitoune, etc…- ces groupes qui, aujourd’hui, mettent le Sahel à feu et à sang-, s’inscrivent en effet dans une longue tradition qui plonge ses racines au XVe siècle et a culminé au XIXe siècle. Vers 1498, le prédicateur algérien Al-Maghili ( ? -1504) rédige ainsi un petit traité à l’usage de l’Askya Mohammed (1443-1538) qui s’est imposé par la force à la tête du puissant empire de Gao (nord du Mali actuel), afin de lui permettre d’établir un régime conforme à l’enseignement du Coran et à la tradition. Voilà ce qu’on peut notamment y lire :
« Le chemin de Dieu consiste en ceci : éloigner l’injustice des musulmans, corriger ce qui est blâmable, mener la lutte contre les prévaricateurs et les hommes injustes, qui se trouvent parmi les émirs ou autres personnages. Corriger ce qui est blâmable et en protéger les musulmans, voilà le plus méritoire des jihad et même le jihad contre ces gens-là est plus impératif que celui contre les infidèles.[…] Il n’est point blâmable de tuer les hommes injustes, les pervertis et leurs comparses, même s’ils prient, jeûnent, font l’aumône et le pèlerinage ; tuez-les, même si beaucoup d’entre vous périssent et si vous devez tuer beaucoup d’entre eux, à condition que votre combat soit pour la victoire du vrai sur le faux et le triomphe de l’opprimé sur l’oppresseur. »
Le jihad dans l’empire Songhaï d’Askya Mohamed
L’Askya Mohammed, qui règnera de 1493 à 1529, va organiser son empire, dénommé le Songhaï, selon la Charia et en faire l’un des plus puissants d’Afrique. L’opuscule (traduit ici par Joseph Cuoq, CNRS, 1975), lui, sera oublié pendant trois siècles avant de refaire surface au XIXe siècle. Là, il va servir de fondement théorique à plusieurs conquérants : Ousmane Dan Fodio (1754-1817), fondateur en 1804 du califat de Sokoto dans le nord du Nigéria, à Cheikhou Amadou (1776-1845), qui crée en 1818 l’empire du Macina (Mali) et à El Hadj Oumar Tall (1797-1864) qui détruit le précédent en 1862 après s’être emparé du royaume de Ségou. Tous s’appuient sur les textes sacrés de l’islam pour mener la « guerre sainte » dans le but non seulement d’imposer leur foi aux infidèles mais aussi pour ramener les mauvais musulmans dans le droit chemin. Ce sont précisément leurs faits d’armes que magnifient aujourd’hui les groupes terroristes.
Le MUJAO se réclame de personnalité musulmanes et guerrières au panthéon de l’histoire africaine
« Nous nous réclamons d’Ousman Dan Fodio, d’El Hadj Omar Tall et d’Amadou Cheikhou », déclarait ainsi en 2011 le fondateur du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’ouest (MUJAO), qui a depuis fusionné avec les Signataires par le sang de Mohkthar Belmokhtar pour former Al-Mourabitoune. Et c’est un mystérieux Front de libération du Macina qui affirme vouloir restaurer l’empire fondé par Cheikhou Amadou il y a deux siècles… On est bien loin, pourtant, des érudits fondateurs d’empire du XIXe siècle ! Ceux-ci pouvaient certes se montrer d’une féroce cruauté, mais ils prenaient toujours soin d’interroger la tradition islamique et cherchaient dans les textes comment justifier l’injustifiable : mener le jihad contre d’autres musulmans. Pour que le combat mené fût légitime, il leur fallait d’abord prouver que les ennemis sur lesquels ils faisaient fondre leur colère avaient d’eux-mêmes quitté la communauté des croyants. Qui peut croire que les jihadistes qui sèment maintenant la désolation au Sahel ont pour objectif « le triomphe de l’opprimé sur l’oppresseur » ? Eux, peut-être, en sont convaincus, qui fondent leur combat local dans la nébuleuse d’un jihad mondialisé.
Du message d’Al-Maghili, ils n’ont portant retenu que le « tuez-les » !
Ce qui frappe avant tout, c’est la faiblesse de leur culture coranique et la pauvreté de leur bagage théorique. Qui parmi eux a une réelle connaissance du Coran et de son message ? Le déchainement de violence auxquels ils soumettent les populations, la mobilité que leur donne l’utilisation de motos légères et rapides, leur capacité à se fondre au sein au sein du milieu local leur permettent certes d’engranger les succès. Mais, loin de mettre en place des États et de rétablir la paix au cœur de régions qu’ils auraient soumises, ils paraissent avoir pour but ultime de semer la terreur et d’imposer par la force des règles d’un autre âge à des peuples qui n’en veulent pas. De quasi-illettrés prétendent ainsi imposer leur vision primaire de l’islam à des croyants qui vivent paisiblement leur foi sous le contrôle bienveillant des érudits locaux sans que rien ne semble pouvoir les arrêter…
* Maître de conférences à l’université Aix-Marseille, auteur entre autres, de L’Afrique soudanaise au Moyen Âge, SCEREN, 2010.
Un guide de la pensée en islam
L’islam est-elle une religion de la soumission ou de la liberté ? Le retour au VIIe siècle des Bédouins d’Arabie, prôné par les musulmans radicaux, est-elle une obligation fondée sur le message coranique, ou une exigence conjoncturelle liée au rejet de l’Occident ? L’islam n’a jamais été « un », et parce qu’il n’existe pas d’autorité centralisatrice, nombreux sont les courants de pensée qui s’y expriment, et s’y opposent. Dans « Penser l’islam, hier et aujourd’hui », Le Point explique, en partant des textes fondamentaux, les principes qui ont dominé l’évolution de la pensée islamique, pourquoi les jihadistes se réclament de la Tradition, qui sont ceux qui, aujourd’hui, dans le respect de leur foi, luttent contre le salafisme et ses dérives. « Penser l’islam, hier et aujourd’hui », sortie le 29 octobre, 120 pages, 7,5 euros