Très prisé en Asie, le kevazingo fait l’objet de toutes les convoitises. Cette essence vaut de l’or pour les pillards. Et la protection des permis forestiers semble loin d’être assurée.
C ‘est l’arbre sacré, celui qu’on surnomme le roi de la forêt. Au Gabon, sa puissance mystique a longtemps protégé les villages isolés de tout, disent les anciens. Mais aujourd’hui, la survie du kevazingo, ou oveng, en fang, est menacée par l’exploitation illégale intensive.
Le Gabon est l’un des principaux exportateurs de cette essence rare d’Afrique centrale, avec près de 18 000 m3 exportés chaque année. Ses teintes chatoyantes, son rouge virant souvent au brun et ses fines veinules apparentes sont très prisés. Transformé, ce bois lourd et résistant – dont un tronc peut mesurer jusqu’à deux mètres de diamètre – est utilisé pour fabriquer des meubles massifs, des parquets et moulures, ainsi que des instruments de musique et de la marqueterie de luxe.
Les Asiatiques, grands acheteurs de kevazingo
Les Asiatiques, notamment les Chinois, en sont très friands. L’appétit de ces derniers est tel que l’exploitation du kevazingo (ou Guibourtia demeusei) a explosé ces dernières années au Gabon, où elle est pourtant strictement encadrée. Contrairement à certains bois, comme l’okoumé, très répandus au Gabon et peu chers, le kevazingo rapporte gros : le prix du mètre cube se situe désormais entre 1 million et 2 millions de F CFA (entre 1 500 et 3 000 euros) une fois en Chine.
Dans le nord du Gabon, où se concentre la majorité du kevazingo, « une véritable organisation mafieuse s’est développée », déplore Luc Mathot, responsable de l’ONG Conservation Justice, à l’origine d’un rapport accablant qui dénonce un vaste système de corruption et de « blanchiment » du bois.
« C’est une réalité », reconnaissait Noël Nelson Messone lorsqu’il était encore ministre des Eaux et Forêts et qu’il affirmait que son administration faisait tout pour mettre fin à ce phénomène. « Nous sommes en train de mettre en place des brigades spéciales à des points stratégiques sur les routes menant aux ports à bois du pays afin de mieux contrôler les cargaisons de kevazingo dans les camions », avait assuré l’ex-ministre.
Dans le nord du Gabon, près des frontières avec le Cameroun et la Guinée équatoriale, les villages voient régulièrement débarquer des pillards d’or vert qui usent de toutes les combines possibles pour parvenir à leurs fins
Difficile de connaître l’ampleur exacte du trafic, mais des forestiers implantés dans la région le chiffrent à « plusieurs milliards de F CFA par an », soit des millions d’euros. En Afrique, d’autres essences tels l’ébène et le bois de rose sont aujourd’hui menacées. Selon Interpol, l’exploitation illégale fournirait près d’un tiers du bois vendu sur les marchés internationaux.
Dans le nord du Gabon, près des frontières avec le Cameroun et la Guinée équatoriale, les villages voient régulièrement débarquer des pillards d’or vert qui usent de toutes les combines possibles pour parvenir à leurs fins. Parmi eux, des opérateurs gabonais, mais aussi et surtout des sociétés asiatiques – notamment chinoises – implantées dans la zone.
Depuis 2010 et l’obligation de transformer localement le bois avant de l’envoyer à l’étranger, de nombreux exploitants, incapables de supporter les investissements industriels nécessaires, ont revendu leurs permis forestiers. Aujourd’hui, près de 60 % des forêts concernées sont détenues par des sociétés à capitaux asiatiques. Une situation sans équivalent dans la sous-région et qui inquiète les ONG de défense de l’environnement.
Un marché exploité par les pilleurs
D’après la loi, les forestiers ne peuvent couper le bois dans leurs concessions que lorsque son diamètre dépasse 90 cm. Et hors permis forestiers, il faut des autorisations de récupération spéciales délivrées par les Eaux et Forêts attestant qu’il s’agit de bois abandonné en forêt. Mais ces critères ne sont pas toujours respectés.
Les habitants racontent la même histoire : un « intermédiaire », accompagné d’un agent des Eaux et Forêts ou de la préfecture, présente au village son autorisation, puis négocie un prix – souvent dérisoire – pour qu’un pisteur le conduise à travers l’épaisse forêt équatoriale. Et revient le lendemain couper le bois. Selon une source proche des syndicats de forestiers, certains exploitants, comme le libanais Tropical Timber Industry Board (TTIB), l’un des principaux opérateurs du Woleu-Ntem, ont déjà porté plainte contre X en 2014 pour abattage illégal de bois sur leurs permis forestiers. La même source nous affirme que le français Rougier s’est aussi fait voler du bois.
« Les « Yakuzas » [qui sont pourtant chinois], comme on les appelle, peuvent proposer 300 000 F CFA aux villageois qui n’ont aucune idée de la valeur du kevazingo », s’indigne Donnie Ronald Ekwa, originaire de la région d’Oyem, dans le Woleu-Ntem, qui s’oppose depuis des années à l’exploitation de cette essence. « Une petite minorité [d’Asiatiques] donne une très mauvaise image de l’ensemble des sociétés chinoises. Ce sont des aventuriers venus de Chine avec des sacoches pleines d’argent. Ils nous font beaucoup de tort car la majorité de nos membres [du syndicat] travaillent dans la légalité », assure Pierre Luo, le secrétaire exécutif du Syndicat des entreprises forestières asiatiques au Gabon.
Pour Sandra Ratiarison, les trafics de kevazingo, mais aussi d’ivoire d’éléphant et d’or, donnent à cette région aux frontières poreuses des allures de « véritable far-west ».
Interrogé par Jeune Afrique sur d’éventuelles collusions entre les opérateurs illégaux et son administration, l’ex-ministre Noël Nelson Messone se contente de nous en demander des « preuves ».
Autre filon exploité pour « légaliser » du bois coupé clandestinement : des stocks saisis par les Eaux et Forêts auprès des opérateurs illégaux sont parfois rachetés lors de ventes aux enchères… par ces mêmes opérateurs, et à des prix très inférieurs à ceux du marché.
D’ailleurs Conservation Justice s’interroge en outre sur certaines pratiques qui ne reposent sur « aucune base légale ». Un exemple: sur une vente aux enchères de 4.400 m3 effectuée par le Tribunal d’Oyem début 2014, la direction provinciale des Eaux et Forêts a par exemple prélevé 10% du produit de la vente (environ 80 millions FCFA) et le tribunal 12% (95 millions FCFA) en prétendant « réaliser une expertise particulière alors que cela fait partie de leurs attributions ».
De même, l’ouverture d’informations judiciaires aboutissant à des non-lieu, et la quasi-absence de sanctions contre les pilleurs sont la norme, selon Conservation Justice qui cite l’exemple d’une opératrice arrêtée en flagrant délit d’exploitation illégale en novembre 2014. Convoquée quelques jours plus tard dans les locaux de la direction provinciale des Eaux et forêt (Oyem), elle a simplement fait l’objet d’une « sensibilisation » avant d’être libérée. Pourtant, le Gabon se présente comme le champion de la lutte antibraconnage et de l’aménagement durable des forêts sur le continent.
Un véritable far-west
Pour Sandra Ratiarison, directrice conservation du World Wildlife Fund (WWF) Gabon, les trafics de kevazingo, mais aussi d’ivoire d’éléphant et d’or, donnent à cette région (le Nord) aux frontières poreuses des allures de « véritable far-west ».
“ La corruption a toujours existé dans l’exploitation forestière, mais pas à cette échelle. Depuis que les Chinois sont là, certains responsables des Eaux et Forêts aux salaires modestes roulent soudainement dans des voitures de luxe, font construire des maisons… Et cela encourage le désordre ”, explique l’un d’entre eux.
Dans certains villages, les convoitises autour du Kevazingo génèrent aussi des conflits entre ceux qui voudraient recueillir davantage les fruits de cette exploitation, et d’autres pour qui on ne doit pas toucher à l’arbre « sacré ». « Leurs écorces ont des vertus médicinales, c’est aussi là qu’ont lieu les cérémonies traditionnelles. Certains ont plus de 500 ans et leur pouvoir nous protègent », estime Donnie Ekwa. “ Nous devons arrêter de couper ces arbres ”.
Élise Esteban