Avec le sourire et sans compromis, le chanteur continue de pointer du doigt les puissants et les profiteurs. S’il est fatigué par l’âge, le vieil okambi garde un œil sur la jeune génération et n’entend pas abdiquer de sitôt.
Le géant est fatigué. Il ne danse plus autant qu’avant. Assis sur une petite chaise recouverte d’un drap blanc, il se fait discret. Face à lui, une foule qu’il ne voit pas : ses yeux aussi sont fatigués. Elle l’applaudit. Il lui demande de se taire, au moins une minute, pour les victimes du terrorisme dans le monde. Et voici qu’avec une guitare toute simple de bois clair, le vieux chantre du panafricanisme entonne une chanson que tout le monde connaît au Gabon : Considérable. Une chanson qui parle d’exil, d’aliénation, de modernité, de religion, de canons, de frontières, et, par-dessus tout, de liberté.
Dans la salle de l’Institut français de Libreville, chaque punchline du poète est applaudie. Il n’a rien perdu de sa verve et, même assis, sa voix forte et limpide – dont Nougaro disait qu’elle « tremble comme une étoile » – parvient à occuper tout l’espace. Il continue de pointer du doigt les puissants, les profiteurs et les oppresseurs comme il l’a toujours fait : avec le sourire et sans compromis. En face, le public répond par de grands éclats de rire et des tonnerres d’applaudissements. Il n’a pas changé, et clôt son concert par un petit appel du pied au président gabonais Ali Bongo Ondimba, s’étonnant qu’au Gabon il n’existe pas de limitation du nombre de mandats présidentiels…
Pierre Claver Akendengué. Chaque fois qu’il se produit sur scène, on dit de ce vieil okambi – comme on désigne au Gabon les griots – que ce concert sera son dernier. Mais l’increvable Pierre est toujours là, avec ses 20 albums et dix fois plus de chansons qui ont largement traversé les frontières du Gabon. Pour le rencontrer, il suffit d’aller chez lui. Une maison toute simple, au bout d’une petite ruelle de terre du quartier populaire des Charbonnages, à Libreville. Là, à l’ombre de sa terrasse, une radio entre les mains, le conteur profite des derniers instants de fraîcheur de la matinée. Affaibli par des ennuis de santé, il ne sort que très rarement de chez lui, et n’accorde que peu d’entretiens à la presse. La gloire – qu’il a effleurée tout au long de sa carrière sans jamais vraiment l’atteindre – ne semble pas l’intéresser, et lorsqu’il parle des récompenses obtenues au long de sa carrière, il finit souvent sa phrase par « je ne sais pas bien pourquoi on m’a donné ça ».
Bach et les percussions africaines
Pourtant, dans sa discographie, certains albums sont loin d’être passés inaperçus, comme Lambarena, un disque magistral réalisé avec près de 300 musiciens et chanteurs, mêlant au répertoire de Bach des chants et des percussions africaines.
Depuis Le Petit Conservatoire de la chanson, émission à laquelle il participe à l’âge de 22 ans, et son premier album, en 1974, le chemin parcouru a été long, sinueux, et parfois dramatique. Arrivé au milieu des années 1960 en France pour ses études, Akendengué ne rentrera qu’en 1985 au Gabon à l’issue d’un exil dont il était lassé. Mais dans le Gabon d’Omar Bongo Ondimba, resté quarante-deux ans au pouvoir, Akendengué n’a pas toujours été le bienvenu, et sa musique fut longtemps interdite d’antenne.
Tantôt en français, tantôt en myéné, la langue de son ethnie, Akendengué a toujours su jouer des contes ancestraux pour faire passer son message social et politique. Il n’aime pas qu’on le dise, mais celui que la critique française a régulièrement appelé le Bob Dylan africain apparaît aujourd’hui comme l’un des pères de la chanson contestataire africaine.
« L’artiste doit prendre sa part de responsabilité. » « Là d’où je viens, on ne te demande jamais comment tu t’appelles, mais on te demande : « Comment t’appelle-t-on ? » C’est le jugement des autres qui dit que je suis un chanteur engagé », commence par se défendre « Tonton », l’air un peu contrarié, avant de se lancer dans un plaidoyer en faveur de l’engagement artistique.
Dans le Gabon d’Omar Bongo Ondimba, Akendengué n’a pas toujours été le bienvenu, et sa musique fut longtemps interdite d’antenne
« Je pense profondément que l’artiste doit prendre sa part de responsabilité par rapport au corps social. Pendant longtemps, l’artiste africain était confiné dans un rôle d’amuseur. La mission du musicien africain, c’était de faire danser. C’était quand même curieux parce que, pendant que la minorité blanche d’Afrique du Sud sévissait contre la majorité noire, qui croupissait dans la misère, les artistes croyaient que leur seule mission, c’était de faire danser », raconte celui qui combattit l’apartheid avec sa musique et un album, Espoir à Soweto, en 1988.
« La musique qui avait cours quand j’ai commencé à chanter, c’était la rumba congolaise, le cha-cha-cha, les choses comme ça. Et je crois que c’est comme ça que les journalistes et les critiques d’art en France ont commencé à dire de moi que j’étais un chanteur engagé », poursuit le chanteur, qui, bien que critique, est toujours resté en dehors du champ politique : « Il y a tous les problèmes que nous connaissons ici, une misère qui s’aggrave de jour en jour et un manque de véritable démocratie, […] et les gens qui parlent sont identifiés comme étant nécessairement des opposants, alors qu’ils ne disent que ce qu’ils voient. »
Mais cette part de responsabilité-là, il est une jeunesse gabonaise qui semble bien décidée à la prendre. Dégoûtée par une classe politique en laquelle elle ne croit plus, elle prend à son tour la parole et marche dans les pas du maître, qui ne manque pas une occasion de lui faire une place sur scène. C’est notamment le cas du slameur Hurricane, qui déclame sans sourciller des vers d’une rare virulence contre le « petit prince […] désormais roi », en référence au président Ali Bongo Ondimba, qui a succédé à son père en 2009.
Le texte est ciselé. Il est bien dit et ressemble par endroits à ce qu’aurait pu écrire « le vieux », qui regarde depuis les coulisses la jeune génération se lancer : « On a le droit au divertissement, mais ne faire que du divertissement ce n’est pas être soi-même, alors que nous vivons des événements si malheureux [dans le pays] », martèle Akendengué, qui apprécie le sérieux et le franc-parler des poètes urbains de Libreville.
« J’ai eu l’honneur de participer à ce passage de témoin. Il existe une génération d’artistes qui sont très méfiants, très craintifs. Ils n’osent pas dire les choses. Mais je refuse de me taire. Se mettre dans la peau de l’oppressé, c’est déclarer forfait face à l’oppresseur », explique Hurricane, 29 ans, qui revendique ces mots de son mentor : « Libérez la liberté ! » « Il n’a jamais été dans un parti politique, et sa position d’artiste, c’est avant tout le devoir de mémoire et la conviction que l’être humain est fait pour être libre. La liberté a toujours été son combat. Nous, la génération des années 1980, sommes dans la continuation de ce qu’ont fait nos pères et nos mères. Ils ont fait leur part, je fais la mienne, et ceux qui viendront après moi feront la leur », raconte sereinement le jeune homme, qui avoue se sentir « protégé » lorsqu’il déclame ses textes au côté du géant.
En fait, transmettre son savoir a toujours été un leitmotiv pour le chanteur, qui, dès son retour au Gabon en 1985, avait créé un espace de rencontre artistique, le Carrefour des arts. « Cette idée de pouvoir assurer un passage de relais m’a toujours habité, mais ça, ce n’est pas de moi, c’est déjà la tradition africaine, qui donne obligation aux aînés de transmettre le savoir aux cadets. » Mais l’expérience a vite tourné court, faute de subventions : « Omar Bongo Ondimba, qui avait quelque chose contre moi, avait décidé de me couper les bourses », s’amuse le chanteur, qui regrette tout de même l’absence de structures d’accueil pour la création au Gabon. Car, s’il fut un temps où Libreville abritait l’une des plus belles salles de spectacle d’Afrique, construite à la fin des années 1970, cela faisait bien des années que l’endroit dépérissait, jusqu’à sa récente destruction…
Pierre Akendengué est fatigué. Sur scène, il parle beaucoup de la mort et fait revivre ses amis disparus. Mais ses proches le disent : l’homme est imprévisible, et la jeune génération pourra sans doute encore longtemps compter sur lui…
Quand Nougaro le chantait
Un jour, dans sa chambre d’étudiant de Maisons-Alfort, Pierre Akendengué – encore inconnu – regarde une émission musicale à la télévision. « Je revois Claude Nougaro s’énerver sur le présentateur et dire : « Vous êtes idiots ! Un chanteur africain comme Akendengué, il est là, et vous ne l’invitez jamais ! » » se souvient le Gabonais, qui a longtemps cherché à rencontrer l’artiste par la suite. « Il est finalement passé me voir un dimanche. Il m’a dit : « Mais qu’est-ce que tu fais en France ? Ici personne ne s’intéresse à toi ! Pour t’exprimer, tu ferais mieux de rentrer chez toi ! » C’était une douche froide, qui m’a décidé à retourner au Gabon. » En 1989, à l’occasion d’un prix remis par RFI, il revoit Nougaro : « Il n’était pas venu seul, mais avec sa chanson La Voix d’Akendengué. Imaginez… Nougaro chantant sur moi ! » lance le vieil homme, sourire aux lèvres.
Xavier Bourgois