Le patron de l’hebdomadaire panafricain a, dans sa rubrique «Ce que je crois» (dans le Jeune Afrique daté du 23 octobre au 5 novembre 2016), estimé que «malgré certaines apparences, la démocratie africaine, au lieu de progresser, s’est mise à régresser».
Un ton que l’on ne connaissait pas à cet hebdomadaire perçu, dans l’opinion en général et dans le milieu des élites africaines en particulier, comme un journal qui soutient les dictateurs. Béchir Ben Yahmed a voulu, semble-t-il, briser ce carcan. Des observateurs de la vie politique africaine notent que ce changement de ton intervient à l’issue des scrutins électoraux qui ont eu lieu en Afrique centrale tout au long de l’année 2016. Des processus marqués par de nombreuses contestations liées à des fraudes massives.
Dans «Ce que je crois» paru, la semaine dernière, dans le double numéro 2911-2912de Jeune Afrique, Béchir Ben Yahmed n’y est pas allé avec le dos de la cuillère. Il a tout d’abord lié la très grande pauvreté des populations africaines à la mal-gouvernance et à l’absence de démocratie. «La pauvreté ? Elle a reculé partout dans le monde, et de façon spectaculaire en Asie, mais pas en Afrique. Une trop grande partie de la population de la majorité des 54 pays du continent est encore engluée dans un état de grande pauvreté. C’est là, affirme-t-il, le résultat de la mauvaise gouvernance et de l’absence de toute industrialisation digne de ce nom, contrastant avec la richesse du sous-sol d’un continent où l’électricité fait encore défaut et qui donne l’impression de n’être pas sorti du 19ème siècle».
Sans jamais citer aucun pays, Béchir Ben Yahmed est revenu sur l’organisation des élections en Afrique noire. «Tout le monde sait que (…) les urnes sont capricieuses, et leur verdict est aléatoire. Que faire quand on veut le pouvoir ? On triche, et dès lors que tous les candidats ou presque s’adonnent à cet exercice, l’emporte celui qui triche le plus et le mieux. Il le fait trois fois de suite : lors de l’établissement de la liste (électorale), le jour du vote et au moment du dépouillement».
«Les dictateurs contrôlent toujours la Commission électorale et le juge suprême qu’est le Conseil Constitutionnel»
Le patron de Jeune Afrique ajoute que «ceux qui détiennent le pouvoir et veulent s’y maintenir ont appris, en outre, à contrôler la Commission électorale (censée être indépendante), et à faire en sorte que ce juge suprême qu’est la Cour Constitutionnelle arbitre en leur faveur». Il avance même, à l’endroit de ceux qui veulent se maintenir au pouvoir à tout prix, que «vos concurrents crient à la fraude ? Leurs contestations sont trop bruyantes ? Vous avez les moyens, dont la prison ou même pire, pour les faire taire. Et si eux-mêmes, leurs avocats et leurs partisans protestent, vous répondez sans ciller : “Nous sommes un État de droit, la justice est indépendante»… Nous sommes un État de droit ? On croirait entendre le porte-parole du gouvernement congolais !
Béchir Ben Yahmed leur renvoie également, dans un humour sarcastique et cinglant, leur stratégie : «Et vous jouez la montre, attendez que le temps fasse son œuvre. On se lassera de protester, et «le fait accompli» viendra confirmer votre «victoire» : au bout de quelques semaines, vous voilà «président démocratiquement élu».
«Il faut que la Communauté internationale s’abstienne de reconnaître et de traiter avec les assassins de la démocratie»
Pour lui, la démocratie est mort-née en Afrique. «Oui, elle est mort-née tant que l’opinion publique africaine acceptera cette situation, tant que l’Union africaine (UA), et ce qu’il est convenu d’appeler «la communauté internationale» ne seront pas plus sévères à l’endroit de ces présidents faussement élus et qui ne sont, en réalité, que des dictateurs qui se défendent de l’être».
A l’endroit de l’Union africaine et de la communauté internationale, Béchir Ben Yahmed demande de «refuser de reconnaître ‘‘les assassins de la démocratie’’ et de s’abstenir de traiter avec eux». Une prise de position du patron de Jeune Afrique qui tranche avec les précédentes et qui méritait qu’on s’y attarde.
Ce changement de ton du patron d’un hebdomadaire qui a habitué son lectorat à soutenir «les assassins de la démocratie» n’a pas dû plaire à plusieurs palais présidentiels au sud du Sahara, mais il a plu à une certaine élite. Le Ce que je crois du 23 octobre a en effet été abondamment commenté parmi les universitaires et les hommes de médias au Gabon. En tout cas, si ce changement de ton se vulgarisait au sein de la rédaction de l’hebdomadaire, le journal devrait enfin gagner de la considération au sein des populations.
Déjà, au sein même de la rédaction de cet hebdomadaire, il va se créer bientôt un syndicat, la Société des journalistes (SDJ), pour amener le journal à moins de parti pris. Selon La Lettre du Continent datée du 3 novembre 2016, une bonne partie des journalistes, jeunes et formés, ayant dénoncé le parti pris de François Soudan sur l’élection présidentielle de mars dernier au Congo-Brazzaville, et de Marwane Ben Yahmed et de Georges Douguéli sur celle du Gabon en août dernier, veulent se regrouper au sein d’une telle structure.
La prise de position de Béchir Ben Yahmed semble donc aller dans le sens de l’objectivité, de l’éthique et de la déontologie que la SDJ souhaiterait voir instaurée.