En accusant les magistrats de s’être détournés de leur devoir ou d’agir au mépris de l’honneur moyennant argent, cadeaux et promotions, le ministre de la Justice n’a pas seulement jeté un pavé dans la mare. Il a remis en cause la validité de leurs décisions, y compris celles se rapportant aux élections.
Le pouvoir judiciaire est en ébullition. Entre menaces multiples, accusations péremptoires et pressions diverses, il se livre à un spectacle pas toujours honorant. Entre le gouvernement et le Syndicat national de la magistrature (Synamag), les contradictions s’aiguisent chaque jour un peu plus. Impétueux et truculent comme toujours, le ministre de la Justice s’est récemment lancé dans des accusations graves de conséquences, mettant en cause la probité morale des magistrats (lire «Francis Nkea répond aux magistrats»). Remontés comme des horloges suisses, les hommes de loi ont contre-attaqué. Désormais, leur objectif est clair : le départ de Francis Nkéa Ndzigue du gouvernement (lire «Les magistrats en grève illimitée»). Dans cette inédite passe d’armes, chaque camp assène ses certitudes avec la conviction du vrai croyant. Bien entendu, le dialogue paraît rompu à jamais. Mais quel sens donner à telle escalade verbale ? Comment en sortir ?
Une assurance aux confins du mépris pour la règle
Pour se faire héraut de la vertu, il faut soi-même être au-dessus de tout soupçon. Avocat de profession, le ministre de la Justice n’a pas toujours bonne presse. Bien au contraire, dans bien des cas, il a laissé le sentiment d’avoir construit sa gloire sur des arrangements d’arrière-boutique et autres passe-droits. Ayant toujours revendiqué une proximité d’avec le pouvoir politique, il s’est longtemps distingué par une assurance aux confins de l’arrogance voire du mépris pour la règle. Sa plaidoirie lors du contentieux électoral de septembre 2016 est devenue proverbiale. Pour avoir couvert de leur autorité de nombreux dénis de droit, les magistrats ont, eux aussi, terni leur réputation. Peu importent les circonstances ou les arguments échangés, l’opinion renvoie dos-à-dos parties en conflit. Elle les accuse de s’être détournés de leurs devoirs respectifs ou d’agir au mépris de l’honneur moyennant argent, cadeaux et promotions. L’onde de choc de ce bras de fer va-t-elle atteindre toutes les sphères de la vie politique, économique et sociale ? Sans jouer les Cassandre, on aurait de bonnes raisons de le craindre.
Implicitement, cet affrontement relance le débat sur l’équité, l’impartialité et la clarté de l’ensemble des décisions de justice. Elle met à nu les pratiques, usages et collusions institutionnelles. Au fil des accusations, de nombreuses affaires se rappellent soudainement à l’opinion. Pas vraiment du meilleur effet pour le pouvoir politique, notamment l’exécutif. Par ailleurs président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le président de la République est en contact régulier avec la justice. Au-delà, son sort personnel s’est très souvent décidé devant les tribunaux. De sa présence sur les listes électorales (lire «Ali Bongo assigné en Cour d’appel») à la querelle sur son éligibilité (lire «Moukagni-Iwangou, Bengono Nsi et Ngoulakia, condamnés aux dépens») en passant par la validation des résultats électoraux («Ali Bongo déclaré élu par la Cour constitutionnelle» ), les processus ayant conduit à son arrivée puis à son maintien au pouvoir ont systématiquement mis en vedette des magistrats.
Des accusations lourdes de sous-entendus, d’implications et de sens
«Magistrats corrompus» ? Dont acte ! Cette sentence vaut-elle pour le premier président de la Cour d’appel ou pour le président de la Commission électorale nationale autonome et permanente (Cenap), magistrat de formation et de carrière? S’applique-t-elle aux membres de la Cour constitutionnelle ? Si oui, quelle conséquence faut-il en tirer ? Si non, pourquoi doivent-ils être exemptés ? On imagine déjà Francis Nkea Ndzigue se réfugiant derrière l’autorité de la chose jugée ou arguant de la nécessaire lutte contre la corruption pour se défendre de toute insinuation aux relents politiques. On anticipe également son plaidoyer consistant à placer certaines personnalités hors de son champ de tir. Mais, venant de l’ancien avocat du candidat Ali Bongo, les accusations proférées sont lourdes de sous-entendus, d’implications et de sens. Surtout dans un contexte où des rumeurs de corruption circulent invariablement à chaque grande échéance politique. Le ministre de la Justice avait-il de bonnes raisons de déclencher cette tempête ? Peut-être.
N’empêche, juridiquement et politiquement, il a pris un risque inconsidéré. Si l’opinion se montre réceptive à sa démarche, elle ne lui accorde nullement le crédit pour l’initier. Elle ne lui reconnait pas la crédibilité pour conduire une telle opération. Certainement enivré par son pouvoir, il a subitement oublié son passé d’avocat et sa réputation pas toujours flatteuse. Trop sûr de ses accointances, il n’a pas mesuré la portée de ses propos : en s’attaquant bille en tête aux magistrats, il a délégitimé leurs décisions, y compris les plus emblématiques. Or, la défiance populaire à l’endroit des institutions naît justement d’un déficit de confiance dans la justice. De façon subliminale, Francis Nkea Ndzigue a engagé le procès en légitimité des institutions. Sans s’en rendre compte, il a apporté de l’eau au moulin des contempteurs du pouvoir politique. Pour son honneur et sa respectabilité, une seule solution s’offre désormais à lui : la démission.