SONDAGE. C’est le constat qui ressort d’une étude menée par le cabinet Deloitte, l’institut de sondage OpinionWay et l’agence de conseil 35°Nord. Explications. Par Viviane Forson
Le premier enseignement de cette etude panafricaine est sans conteste le haut niveau d’inquietude des Africains relatif a la propagation du virus.
« Il faut voir comment on souffre ici, tu ne peux même pas bouger faire ton commerce, et les gens ont faim, c’est ça qui est le plus triste », nous confie Anna à l’autre bout du téléphone depuis un pays d’Afrique francophone. Son gouvernement est pourtant bien placé pour avoir mis en place rapidement un fonds de solidarité accessible sur simple envoi d’un SMS. Mais rien n’y fait, la jeune femme commerçante entre deux villes isolées semble tout simplement gagnée par l’inquiétude. Depuis le continent africain, il n’est pas rare d’entendre les populations dire qu’elles craignent plus de mourir de faim que de la maladie à coronavirus, laissant planer l’idée que derrière la crise sanitaire, un autre fléau prépare son retour : la faim. Comment mesurer ce sentiment ? Est-il réel ? Comment les Africains vivent-ils concrètement cette période ?
Des inquiétudes spécifiquement africaines
Il faut souligner que des émeutes de la faim ont jalonné l’histoire du continent, dont la dernière en 2008 a marqué les mémoires de l’Égypte au Cameroun, en passant par le Sénégal ou la Mauritanie. De l’autre côté, les images qui nous sont parvenues à l’annonce des mesures de restriction ne sont pas non plus pour rassurer. Dans certains pays, on a vu les forces de l’ordre faire montre d’une violence inouïe pour imposer les ordres venus d’en haut, on a vu des images de femmes, d’hommes courir avec leurs marchandises sur la tête se mettre à l’abri. Depuis, que s’est-il passé ?
Un peu plus de deux mois après les premiers cas, nous ne sommes pas les seuls à vouloir en apprendre un peu plus. Le cabinet Deloitte, l’institut de sondage OpinionWay et l’agence de conseil 35°Nord se sont plongés dans une analyse des opinions publiques africaines dans huit pays* anglophones et francophones. Ils ont interrogé près de 4 017 personnes en tout, représentatives de la population âgée de 18 ans et plus, entre le 2 et le 14 mai 2020. Les résultats sont parus ces jours-ci sous la forme d’un sondage. Intitulée « Les opinions publiques africaines face à la crise du Covid-19 », l’étude de 46 pages confirme les craintes de tous les experts. Les Africains sont bel et bien préoccupés par l’impact du coronavirus et de ses conséquences socio-économiques, mais moins que les Européens. Et ça, c’est une surprise.
Le spectre de la crise économique
Les Africains s’inquiètent en priorité de la situation économique, avec la récession qui pointe. Selon les projections de la Banque mondiale, la croissance économique en Afrique subsaharienne devrait chuter de 2,4 % en 2019 pour devenir négative et comprise entre – 2,1 % et – 5,1 % en 2020. Traduction dans le sondage : 60 % des personnes interrogées estiment que la situation économique de leur pays va se dégrader et 12 % qu’elle ne va pas changer, alors que le continent est depuis une vingtaine d’années sur une dynamique de croissance économique soutenue et de confiance en l’avenir. En dépit de la réactivité des gouvernements, des inquiétudes très précises sur les conséquences de la crise se dessinent. Tout en haut de la liste figurent des craintes pour l’emploi. 53 % anticipent une détérioration de la situation de leur entreprise ou de leur situation professionnelle. Viennent ensuite la pauvreté et la crise alimentaire. Pour Hugues Cazenave, président d’OpinionWay, « le spectre d’un retour des émeutes de la faim, comme en 2008 dans certains pays, contribue probablement à renforcer ces inquiétudes et à majorer ces résultats. Ces préoccupations traduisent des problèmes économiques très concrets engendrés par cette pandémie », explique-t-il dans cette étude dont Le Point Afrique a reçu copie.
La crise alimentaire, une réalité déjà là
Difficile de passer à côté de ce sujet, surtout lorsque les gouvernements reconnaissent eux-mêmes les fragilités de leur pays. Le gouvernement du Burkina Faso, qui ne fait pas partie de l’étude d’Opinion Way, a annoncé, mercredi 3 juin, que 12 des 45 provinces que compte le pays connaîtront « une crise alimentaire » entre juin et août 2020. Au cours de cette période, 2 151 970 personnes réparties dans toutes les régions seront en insécurité alimentaire sévère et 137 175 personnes dans les régions du Sahel, du Centre-Nord, de l’Est et de la boucle du Mouhoun pourraient se trouver en situation d’urgence alimentaire, selon la même source. C’est justement dans cette région tendue dans le sud du Sahara que l’équation est la plus compliquée pour les autorités. D’après l’agence 35°Nord qui a codirigé l’étude, il y a une ligne de fracture entre le nord et le sud du Sahara. C’est simple, au nord, les Algériens et les Marocains se disent confiants à 67 % et 96 % quant à leur capacité à satisfaire leurs besoins alimentaires. Pour l’Afrique subsaharienne, c’est une tout autre histoire puisque 82 % des personnes interrogées en Afrique du Sud – la première puissance économique du continent – jugent le risque de pénurie alimentaire « important ». Ces craintes portent essentiellement sur des denrées de première nécessité comme le riz, la farine, les légumes ou encore l’huile.
Forte adhésion aux mesures de prévention
Malgré ce tableau global assez sombre, les Africains interrogés font preuve d’un fort sentiment d’optimisme quant à l’avenir. Déjà parce qu’une majorité d’entre eux, 81 %, ont confiance envers les gouvernements « pour limiter les effets de l’épidémie ». Un taux important qui n’a pas totalement convaincu ou qui, en tout cas, soulève de nombreuses interrogations depuis la publication de l’enquête. Pour comprendre, il faut remonter au tout début de la crise, à cette époque-là, les experts craignaient que les dirigeants africains ne se montrent pas à la hauteur. D’autant plus que les systèmes de santé sont défaillants dans de nombreux pays. Mais il faut aussi souligner que certains ont fait preuve d’une réactivité jamais vue avec des fermetures de frontières dès le premier cas. « L’inquiétude sur la situation économique est inférieure à celle évaluée en France à 88 % et en Italie à 76 %, par exemple. Cela témoigne d’un sens des responsabilités et d’une résilience africaine remarquables, alimentés notamment par la réactivité de nombreux gouvernements africains qui, au-delà des mesures de protection sanitaires précoces, ont su rapidement mettre en place des plans de soutien aux économies et d’accompagnement social des populations, analyse Brice Chasles, Managing Partner Afrique francophone chez Deloitte.
Au tableau d’honneur, les médecins et les experts scientifiques sortent également comme les grands gagnants du classement des acteurs, bénéficiant du plus haut niveau de confiance pour informer sur la pandémie. Ce niveau reste comparable à ceux observés en Europe.
Des gouvernements à l’épreuve
Comme un peu partout dans le monde, les mesures ont, semble-t-il, fait consensus dans un premier temps, laissant une grande marge de manœuvre aux pouvoirs. Y compris de la visibilité dans les médias. Pour le spécialiste en communication Philippe Perdrix, associé chez 35°Nord « Les gouvernements africains bénéficiant des taux de confiance les plus élevés ont été très actifs en termes de communication aussi bien vers leurs partenaires internationaux qu’auprès des populations, avance-t-il, poursuivant qu’en engageant directement le dialogue avec leurs citoyens, certains États africains ont réussi à ce que la pandémie soit prise en main à la fois par les gouvernants et les gouvernés, et cela transcende, pour l’instant, les clivages ou crispations politiques que l’on peut parfois observer sur le continent. » Le tout sans débats parlementaires, sans débats publics, ce qui peut parfois cristalliser les tensions, comme c’est le cas actuellement en Afrique du Sud, où la justice a retoqué bon nombre de mesures décidées par le gouvernement du président Cyril Ramaphosa. Ces derniers jours, après le temps du consensus, les Sénégalais sont descendus dans les rues manifester pour réclamer la fin du couvre-feu et de l’état d’urgence sanitaire. Au Mali, les autorités n’ont pas décidé de fermer les mosquées, ce qui a certainement permis d’éviter des protestations violentes, mais la fin des mesures d’urgences sanitaires annonce aussi celui du retour des oppositions, jusqu’ici silencieuses à cause des interdictions de rassemblement.