L’Ukraine est, pour ceux qui savent observer, pleine d’enseignements citoyens non seulement pour nous autres Gabonais, mais peut-être aussi pour les Africains francophones, au vu du rôle que jouent encore la France et la Françafrique dans nos destinées tant nationales que continentales. Je voudrais par conséquent ici lever un certain nombre d’équivoques par rapport à ce que certains trouvent comme mon « curieux » intérêt pour ce qui se passe si loin là-bas en Ukraine. C’est paradoxalement là, rétorquerai-je en retour, le type de remarques que ceux qui gardent un œil attentif sur les phénomènes du monde trouveraient plutôt, à leur tour, bien curieuses !
Répondons-y donc, d’abord, avec les arguments les plus banals :
1) Quoique, au-delà de mon activisme estudiantin des années 1989-1990 au Gabon, je fusse devenu, en mon nom propre, leader d’opinion depuis au moins 1998 avec la création du mouvement « Bongo Doit Partir », ma vocation première n’a jamais été la politique. Je me définis avant tout comme un universitaire profitant de la tribune et de la liberté de parole qui lui sont garanties par sa terre d’accueil américaine pour éveiller les consciences, même quand il faut le faire à distance par le biais des nouvelles technologies de l’information. Or, il y a ceci de très particulier chez les universitaires se voulant intellectuels qu’ils ne peuvent se permettre d’être mentalement insulaires. Au-delà, donc, de la simple « jouissance » qui lui vient du plaisir qu’il a à vaincre l’ignorance et l’obscurantisme, au-delà également du pur plaisir qui émane des tréfonds mentaux où le fait de connaître pour connaître devient souvent en lui-même une poursuite épistémologique n’ayant besoin d’aucune justification, il y a le simple fait que la soif de savoir a ceci de particulier qu’un intellectuel qui se respecte voudra toujours trouver, dans ce qui se passe là-bas, les liens et les leçons pour ce qui se passe ici.
2) Je me définis, aussi, comme un citoyen engagé du monde qui sait et comprend que dans le monde globalisé, multipolaire et interconnecté d’aujourd’hui, il y a toujours un « effet papillon » par lequel un battement d’aile en Australie ou, dans ce cas-ci, en Ukraine, peut avoir des conséquences inattendues jusque dans les recoins les plus reculés de n’importe quel pays du monde. La Russie et l’Ukraine, par exemple, représentent tous les deux près de 30% des explorations de blé dans le monde, selon Forbes. Une guerre entre les deux a donc forcément un impact considérable sur les exportations mondiales de blé, et quand on y ajoute les sanctions contre la Russie, les répercussions peuvent se ressentir jusque dans la disponibilité et le prix du pain que nous consommons chez nous en Afrique. S’intéresser à ces questions ne devrait donc pas juste être une question intellectuelle ; cela se doit, en fait, aussi, de devenir un réflexe citoyen, surtout pour des pays dépendant des autres comme les nôtres. A tout le moins, une curiosité intellectuelle minimaliste devrait toujours nous pousser à analyser, puis mesurer, l’effet papillon que ces phénomènes lointains pourraient avoir sur nos pays, nos économies, nos populations. Sans ce minimum de curiosité intellectuelle, il nous sera toujours impossible, en tant qu’Africains, de savoir les liens avec les autres qui font nos faiblesses. A partir de là, il devient facile d’imaginer pourquoi un intellectuel comme moi, qui se préoccupe, aussi, de la gestion qui est faite de la chose publique au Gabon, ne pourrait se tenir à l’écart des débats, faits et événements d’ici et d’ailleurs qui pourraient impacter jusque dans le « pain beurré » que les Gabonais mangent au niveau le plus minimaliste de ceux qui, chez nous, ont de quoi manger. Et nous ne pouvons non plus oublier que ce fameux « pain beurré » est, chez nous aussi, avec le Coca, le Fanta ou le « Top Anana », la nourriture des pauvres, nourriture des pauvres qui fut mienne tout le long de ma vie au Gabon, vu que je suis né fils de paysan n’ayant jamais eu dans sa famille immédiate ou étendue aucun parent riche qui eût pu le nourrir au caviar russe.
Mais il y a plus fondamental :
Quand je créai le mouvement « Bongo Doit Partir » en 1998, j’avais conclu que le Gabon ne changerait plus jamais par la force démocratique des urnes. Il y avait, dans cette conclusion, une triple réalisation qui m’amena au terrible constat qui voulait que, une fois que l’on avait écarté les urnes comme voie de l’alternance politique au Gabon, il ne restait, aux Gabonais, que des solutions violentes. Parmi celles-ci, il y avait la rébellion militaire (avec potentiel de guerre civile), le coup d’État et la révolution populaire. C’est cette dernière option, l’option populaire, celle-là même que j’appelai « force démocratique de la rue » qui m’apparut comme la plus simple et, donc, la moins compliquée à organiser, la plus accessible à tous les peuples désarmés et, par conséquent, la plus immédiatement implémentable dans le cadre d’une opposition qui se voudrait de combat et qui s’organiserait, non plus pour de sempiternelles participations à des élections perdues d’avance, mais plutôt pour chasser les Bongo du pouvoir par la force démocratique de la rue, et ce en amont de toute nouvelle élection au Gabon. Mais pour qu’elle soit efficace, une opposition de combat se doit de comprendre qu’elle a des ennemis à la fois internes (les bongoïstes) et externes (la Françafrique). Pour vaincre ces deux ennemis, elle se doit de s’organiser pour d’abord compter sur elle-même avant que de compter sur les autres, que ces autres soient les USA, la France, la Russie ou la Chine.
Pour nous Gabonais confrontés à la dynastie quinquagénaire des Bongo depuis 55 ans, les leçons de l’Ukraine deviennent, à partir de là, évidentes. Les Ukrainiens ont fait le choix de résister, de se battre, même quand ils savaient que la Russie était plus forte. Ils ont appelé à l’aide, certes, mais ils n’ont pas fait de cette aide un préalable obligatoire pour leur résistance. Le résultat est là : après un mois de farouches assauts, la Russie n’a pas encore réussi à plier l’Ukraine. Un peuple déterminé est forcément un peuple indomptable.
L’on pourrait, certes, être porté à croire que ce sont les armes données aux Ukrainiens par l’OTAN ou les USA qui sont en train de leur gagner la guerre contre la Russie. Une telle interprétation serait erronée. D’autres peuples, même avec les mêmes armes, auraient tout de suite été mis en déroute. On l’a vu avec les gouvernements que les Américains ont voulu soutenir au Vietnam et en Irak, ou ceux que les Russes et les Américains essayèrent, chacun à son tour, de porter à bouts de bras en Afghanistan. Ce qui est en train de « gagner » la guerre aux Ukrainiens – leur « victoire » étant comprise ici non pas comme une victoire militaire, mais comme une victoire morale en vue de la préservation de leur autodétermination – est leur abnégation, leur détermination. Nous avons affaire, là, à un peuple déterminé et c’est cette détermination qui fait que, un mois après le début de l’invasion russe, la Russie ait été mise en échec, obligée qu’elle est, maintenant, de passer à une guerre terroriste par laquelle elle espère plier les Ukrainiens à une capitulation mentale – en rasant tout de manière indiscriminée et aveugle – là où elle n’a pas pu les plier à la capitulation militaire.
C’est cette Ukraine de la résistance qui m’intéresse. C’est cette Ukraine nationaliste qui m’intéresse. C’est cette Ukraine debout, qui risque tout pour sa dignité, son honneur et sa souveraineté, qui m’intéresse
La situation de cette Ukraine-là, à bien des égards, n’est pas très différente de celle du Gabon. Elle fut jadis forcée à un mariage colonial sous l’aile étouffante de l’Union soviétique. En 1991, elle déclara son indépendance et s’essaya à aller chercher ailleurs un mieux-être que l’URSS n’aurait jamais pu lui offrir. Mais Vladimir Poutine, encore engoncé dans la nostalgie de l’Empire perdu, voulut circonscrire la capacité de l’Ukraine à se trouver les alliés de son choix. Il s’essaya ainsi, en cette année 2022, à une guerre coloniale de décapitation dont le but ultime fut d’installer à Kiev un suppôt qui aurait fait sa volonté. Le Gabon, pareillement, déclara son indépendance en 1960, mais l’ancien maître préserva, par des manèges occultes, le cordon ombilical colonial. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes, chez nous où la France avait installé une marionnette nommée Bongo en 1967, face à une double occupation. Il y a celle, interne, des Bongo, qui ont pris en otage notre pays et décidé qu’il n’y a que les Bongo qui peuvent diriger le Gabon ; il y a ensuite celle, externe, de la France et de ses intrusions françafricaines qui ont installé, puis soutenu, chez nous, la dynastie des Bongo.
Mais la différence entre nous et les Ukrainiens est la suivante : nous, au Gabon, avons abdiqué avant même que d’avoir lutté. Nous sommes allés directement à la conclusion que parce qu’il y a la France et la Françafrique, il n’y a rien à faire. Nous nous sommes aussi dit que parce que les Bongo sont armés et le Peuple désarmé, il n’y a rien à faire. Nous nous sommes tellement bien convaincus de notre incapacité que nous avons, bizarrement, manqué de voir que d’autres peuples désarmés, en Tunisie, en Égypte, au Burkina Faso et au Soudan, ont pu défaire des dictatures militaires mains nues et par la seule force démocratique de la rue. Nous avons même oublié que si nous avons le multipartisme au Gabon aujourd’hui, c’est parce que des étudiants ont été dans les rues en janvier 1990, suite à la grève déclenchée par les tracts que j’avais disséminés sur le campus de l’Université Omar Bongo. Curieusement, nous avons fait le choix de l’électoralisme, oubliant que les élections, c’est le terrain des Bongo et de la Françafrique et participer sans conditions ni préalables aux élections organisées par les Bongo, c’est paradoxalement faire le choix de continuer avec… les Bongo et la Françafrique !
La vérité est donc celle-ci : Si nous avions été Ukrainiens, nous nous en serions foutus que la France soit là ou pas, ou que les Bongo soient armés ou pas. Nous aurions compris que pour que la France ait un quelconque contrôle sur notre pays, il lui fallait un relai de marionnettes, de laquais et d’hommes de pailles. C’est ce que Foccart et de Gaulle firent jadis avec les Bongo au Gabon. C’est ce que Poutine voudrait également faire en installant en Ukraine un homme de paille qui lui serait soumis. Mais si nous avions été Ukrainiens, nous aurions compris que pour vaincre la France, il fallait passer par le maillon le plus faible de l’édifice françafricain, c’est-à-dire les Bongo. Enlever les Bongo, dans ce cas, priverait la France de ses relais locaux et, du coup, permettrait aux Gabonais de pouvoir commencer à prendre contrôle sur leur propre destinée, leur propre souveraineté, leur propre autodétermination. C’est ce que les Maliens, les Guinéens et les Burkinabés ont compris avec leurs derniers soulèvements populaires et, par la suite, leurs coups d’États, sous les yeux interloqués de la France.
Autrement dit :
Pour notre combat contre les Bongo au Gabon, nous n’avons pas besoin d’attendre 100 ans qu’un autre impérialiste – USA, Chine, Russie, etc. – vienne nous libérer à notre place. Cette lutte, elle est la nôtre, elle est facile et elle peut réussir, cette année même, si nous croyons en nous-mêmes, si nous cessons de tout attendre des autres. Cette lutte, pour son succès, passera obligatoirement par une force démocratique de la rue initiée et organisée par les Gabonais eux-mêmes, et non point par un impérialiste venu d’ailleurs. Pourvu, justement, que ce combat s’organise et ne s’improvise plus. Il est à ce titre important de voir que ce ne sont pas les USA ou l’OTAN qui sont en train de se battre en Ukraine à la place des Ukrainiens. Ce sont les Ukrainiens qui ont décidé de se battre et les USA et l’OTAN ne sont venus qu’en soutien à un peuple qui était déjà debout, un peuple qui avait déjà décidé de se battre, Amérique ou pas, OTAN ou pas.
Oui, il y a des leçons à tirer de l’Ukraine. Ces leçons sont des leçons de nationalisme, d’amour de la patrie, mais, surtout aussi, des leçons de souveraineté et d’autodétermination. Sur ce plan, le combat des Ukrainiens contre la domination russe est le même que celui des Gabonais contre la domination française. Sauf que les autres ont décidé de lutter et de faire front pendant que nous, nous attendons un sauveur venu d’ailleurs, dans le cadre de curieux élans mentaux par lesquels nous voudrions, simplement, échanger un impérialiste pour un autre, quand nous ne nous en remettons pas, simplement, à un autre homme du système, pour en faire le héros d’une libération électoraliste qui ne viendra jamais.
Observons donc, mais surtout, apprenons les leçons de nationalisme et de patriotisme qui nous viennent d’ailleurs, surtout de ceux qui mènent les mêmes combats que nous, tel que nous le voyons en ce moment en Ukraine.
Mais pour moi, le choix est fait: je me tiendrai toujours du côté des peuples debout qui luttent pour leurs autodéterminations et pour leurs souverainetés. Les joies que nous exprimâmes — pour la démocratie, pour la fin des parties uniques, pour la fin de la Guerre Froide et de ses impérialismes, pour l’autodétermination et la souveraineté — quand nous nous déversâmes dans les rues des capitales africaines en 1989 et 1990-1994 au moment de la chute de l’Union soviétique, sont encore trop fraîches en ma mémoire pour qu’il en fût autrement.
Pr Daniel Mengara
Président, Bongo Doit Partir-Modwoam
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