Comme deux vieilles connaissances fatiguées l’une de l’autre, l’Afrique et la France ne se comprennent plus. Non seulement Paris perd pied sur le continent noir, mais son image se dégrade. Objet de débat depuis quelques années, cette réalité est désormais officiellement reconnue et préoccupe le sommet de l’Etat. Multiforme, le constat est dressé dans un ensemble de télégrammes rédigés à la demande du Quai d’Orsay à l’automne 2007 par 42 ambassadeurs en poste en Afrique, et dont Le Monde a pris connaissance. Pareil état des lieux tend à plaider en faveur de la « rupture » dans la politique de la France en Afrique promise par Nicolas Sarkozy. « Rupture » que des proches du président français semblent remettre en cause.
L’image de la France « oscille entre attirance et répulsion dans nos anciennes colonies, au gré du soutien politique ou des interventions, militaires notamment, dont ont fait l’objet ces pays », constate un télégramme de synthèse. « La France n’est plus la référence unique ni même primordiale en Afrique. Les Français ont du mal à l’admettre », ajoute un diplomate qui a participé à ce travail. A l’entendre, tout se passe comme si le temps s’était arrêté : les Africains « jugent la France à l’aune des travers du passé alors que Elf, c’est fini ».
De leur côté, les Français ignorent que les Africains entrent dans la mondialisation « plus vite qu’on ne le croit » et sont désormais courtisés par tous les pays émergents (Chine, Inde, Brésil) et par les Etats-Unis. « Loin de la pensée misérabiliste, (…) les progrès accomplis par l’Afrique sont importants et largement sous-estimés par l’opinion et les observateurs », estime le document, élaboré pour tenter de remédier à l’effet désastreux produit par le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en juillet 2007.
Le soutien apporté par Paris à des potentats africains est l’une des composantes de ce désamour. La présence de bases militaires « alimente le fantasme d’une France qui n’agit qu’au profit de gouvernements iniques et pour des causes opaques », alors que la situation dans les pays en question (Gabon, Cameroun, Tchad et Congo) est plutôt meilleure que dans d’anciennes colonies britanniques, estiment les responsables français, qui citent le Zimbabwe. « On nous reproche à la fois de trop intervenir et de lâcher l’Afrique. Quoi qu’on fasse, on a tort », résume l’un d’eux. La voracité prêtée à la France en matière d’exploitation des ressources naturelles pèse aussi. Là encore, l’idée selon laquelle Paris tire toutes les ficelles dans ses ex- colonies relève du leurre, assurent les diplomates, puisque les principaux intérêts français se situent en Afrique anglophone. Le Nigeria et l’Afrique du Sud concentrent la moitié des échanges français avec le continent. L’Afrique ne pèse d’ailleurs que pour 0,5 % dans le commerce extérieur de la France, contre 40 % en 1957.
Les Africains francophones ont « l’impression d’être délaissés, voire de ne pas être payés en retour par une France en repli (immigration, visas, réduction de l’aide, traitement des anciens combattants) », assènent encore les télégrammes, pointant « le risque réel que les jeunes générations se détournent de la France ». L’ennui est que la France n’a plus les moyens de ses ambitions. Son immense réseau de coopérants a presque disparu et elle ne maîtrise qu’un tiers du volume de son aide, le reste se partageant entre la réduction de la dette et l’aide distribuée via l’Union européenne. En conséquence, les réalisations françaises sont mal identifiées et moins visibles que les immenses stades ou palais des congrès construits par les Chinois. Certaines ambassades vont jusqu’à plaider pour une dé-communautarisation des budgets.
Le dépit africain se nourrit aussi du rejet d’une France « donneuse de leçons », insistent les diplomates, qui constatent aujourd’hui les « dégâts durables » produits par l’affaire de L’Arche de Zoé.
Un fossé s’est ainsi creusé entre Français et Africains. Les premiers voient les seconds comme « des gens pauvres parce que corrompus, à qui la France doit dire ce qu’ils doivent faire ». En miroir, domine en Afrique la vision d' »une France frileuse, doutant de ses intérêts, méfiante à l’égard de la jeunesse africaine ». Ce décalage se double d’une identification nouvelle facilitée par Internet, le portable et le satellite : « Quand les banlieues françaises flambent, la jeunesse d’Afrique se sent maltraitée. »
Confrontée à cet inquiétant tableau, la France dispose d’atouts, notamment de sa langue, qui fait l’objet d’une « terrible demande », et d’une « connaissance irremplaçable du terrain ». Paris doit « avouer ses intérêts en Afrique », liés aux enjeux du développement, de la sécurité et de l’économie, et négocier avec « des partenaires à part entière ». « Nous devons cesser de traiter les pays francophones comme « nos Africains » », résume un diplomate.
La modestie et la sobriété nouvelles du discours prononcé par le président Sarkozy au Cap (Afrique du Sud), le 28 février, résulte directement du constat dressé par les diplomates. Là où, à Dakar, M. Sarkozy avait multiplié les mises en garde péremptoires, il a affirmé au Cap que « les Africains en ont assez de recevoir des leçons de morale » et annoncé la révision des accords de défense avec les Etats africains. Ce nouveau discours a été largement inspiré par la cellule diplomatique de l’Elysée et le Quai d’Orsay, alors que celui de Dakar était né de la plume d’Henri Guaino, conseiller spécial de M. Sarkozy.
Mais la querelle d’influence à propos du bien-fondé d’un aggiornamento de la politique française en Afrique n’est pas close pour autant. Le remplacement de Jean-Marie Bockel, secrétaire d’Etat à la coopération, coupable d’avoir mis en cause la gouvernance du Gabon et du Congo, pays « amis de la France », avait déjà reflété un retour aux vieux réflexes. Le choix de Libreville (Gabon), le 10 avril, comme première destination africaine par son successeur, Alain Joyandet, le confirme. Le chef de cette délégation venue clore en grande pompe la fâcherie franco-gabonaise dans le bureau du président Bongo n’était autre que Claude Guéant. Le secrétaire général de l’Elysée a ainsi confirmé sa préférence pour une gestion nettement plus classique des affaires africaines.