En deux décennies au pouvoir, il semblait en mesure de résister à tout. Avec sa mise en cause, lundi 14 juillet, par la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes commis au Darfour, voilà le président soudanais, Omar Al-Bachir, confronté à l’épreuve la plus difficile d’une existence sortie du rang. Quel chemin parcouru depuis sa naissance en 1944 dans une famille de paysans pauvres du nord de Khartoum ! En guise de capital, Omar Al-Bachir ne possède alors que son appartenance à l’une des trois tribus qui monopolisent le pouvoir au Soudan depuis l’indépendance. Il est entré tôt dans l’armée, y a gravi les échelons sans éclat, a complété sa formation de parachutiste en Egypte, prenant part à la guerre contre Israël en 1973, avant de combattre sans gloire, de retour au Soudan, la rébellion sudiste. Vers la fin des années 1980, ce n’est qu’un officier supérieur anonyme, à peine remarquable par sa piété.
Puis vient un matin, avant l’aube, le 30 juin 1989. Le régime parlementaire soudanais, à bout de souffle, s’effondre lorsque des unités de l’armée prennent l’aéroport, le palais présidentiel et bloquent les rues de Khartoum. Un groupe de quinze officiers vient de prendre le pouvoir, avec le soutien décisif de cellules islamistes. A la tête de la junte, on découvre Omar Al-Bachir, arrivé quelques jours plus tôt dans la capitale avec 175 hommes. Pourquoi lui? « Il avait l’avantage d’être un militaire, alors que l’armée était jugée hostile aux islamistes, mais surtout d’être considéré comme un homme très limité intellectuellement, et par conséquent inoffensif pour ceux qui tiraient les ficelles du coup d’Etat », se souvient Gérard Prunier, spécialiste du Soudan (auteur de Darfour, The Ambiguous Genocide, Cornell University Press).
Les premiers temps, il est impossible de déterminer quelles mains tiennent le pouvoir. Derrière la junte militaire, un parti, le Front national islamique (NIF), tire les ficelles. Hassan Al-Tourabi, le cerveau de la coalition islamiste à l’œuvre, tient à avancer masqué. Après le putsch, le « cheikh » Turabi est arrêté pour sauver les apparences. A sa sortie de prison, il s’installe dans son rôle d’éminence grise, au milieu d’âpres luttes entre factions, qui s’arrachent des pans du pouvoir.
D’entrée, Omar Al-Bachir, l’homme de paille, prétend jouer à l’homme de fer. Quelques jours après le coup d’Etat, il prend la parole dans un meeting, Coran dans une main, Kalachnikov dans l’autre : « Toute personne qui trahit la patrie ne bénéficie pas du droit de vivre. » Principe aussitôt mis en application. En avril 1990, 28 officiers sont exécutés. D’autres suivront, alors que se multiplient purges, arrestations, chambres de tortures secrètes, amputations, flagellations. Au Sud Soudan, la sale guerre contre la rébellion sudiste s’amplifie, avec l’organisation de forces paramilitaires, les Forces de défense populaires, et des milices recrutées au sein des tribus arabes, qui vont laisser un sillon de feu et d’abomination dans les villages.
A Khartoum, Hassan Al-Turabi, maître de l’ombre, tisse des paradoxes soyeux, émaille ses discours de délicates allusions au Coran ou aux hadith (dits du Prophète), et met sur pied une internationale islamiste qui ratisse large. S’installent au Soudan une multitude de mouvements à vocation islamo-révolutionnaire, certains résolus à emprunter la voie terroriste. L’un est dirigé par un certain Oussama Ben Laden, qui ouvre des camps d’entraînement, des entreprises, et se fait escroquer par le régime soudanais. Il sera discrètement chassé en 1996 à la demande des Etats-Unis lorsque le Soudan tente de se débarrasser de son étiquette d’Etat voyou.
Celui-ci, justement, attend son heure pour se débarrasser du président Bachir, que Khartoum appelle pour s’en moquer « l’homme terrible », et qu’une pichenette du « cheikh » semble pouvoir renvoyer à son destin obscur. Lorsque Turabi croit venu le moment de s’emparer le pouvoir, en 1999, il tombe de haut. Proclamation de l’état d’urgence, chars dans les rues, arrestation du « cheikh », Omar Al-Bachir frappe. Turabi écarté, Bachir n’est pas pour autant le maître du pouvoir. Ses ex-fidèles, des étoiles de la galaxie islamiste soudanaise, ont appuyé la mise à mort politique du « cheikh ». Ils entament aussitôt une lutte sourde entre factions, autour du point aveugle constitué par le président Bachir.
Les temps ont changé. L’argent du pétrole coule à flots. Khartoum se hérisse de grues. Le Soudan plonge dans l’une des contradictions dont le pays est familier. D’un côté, prévaut encore, officiellement, une ligne islamiste dure, anti-occidentale. De l’autre, on essaie de renouer des liens avec les Etats-Unis. En faisant la paix avec le Sud, le pouvoir de Khartoum espère la réhabilitation. C’est alors qu’éclate dans la région du Darfour, à l’ouest, une nouvelle rébellion. On applique les recettes expérimentées au Sud pendant plus de vingt ans.
Des milices sont recrutées pour écraser la population. Ils se font connaître sous le nom de janjawids. Du gouvernement qui n’est souvent qu’un paravent aux conseillers spéciaux qui contrôlent tout, en passant par le pouvoir parallèle des services de sécurité, tout un système s’engage dans la répression au Darfour. Bachir mène-t-il le ballet des atrocités ou se contente-t-il de l’encourager? Le procureur de la CPI penche pour la première hypothèse. « Il a été l’homme qui a symbolisé le régime. Il va payer pour le régime », conclut Gérard Prunier.
Khartoum rejette la demande d’inculpation de la CPI
Quelques heures après l’annonce du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno-Ocampo, qui a demandé l’arrestation d’Omar Al-Bachir pour « génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour », le Soudan a fait savoir, lundi, qu’il rejetait cette demande d’inculpation.
« Maintenant nous sommes contre la CPI et nous rejetons toute décision de la CPI », a affirmé un porte-parole du gouvernement soudanais. »Si la CPI transmet l’affaire à l’ONU, alors nous aurons une nouvelle réaction », a-t-il ajouté, sans plus de précisions.
L’ONU a relevé le niveau d’alerte pour son personnel travaillant au Darfour, notamment au sein de la force mixte ONU-Union africaine (Minuad) chargée du maintien de la paix, et des ambassades occidentales ont recommandé à leurs ressortissants de limiter leurs déplacements au Soudan, craignant le déclenchement de violences.