Dans son prochain numéro, à paraître samedi 31 janvier, Marianne publie les «bonnes feuilles» du livre-choc que Pierre Péan consacre à Bernard Kouchner : «Le Monde selon K.» Une enquête qui met à jour les pratiques cyniques et très limite du french doctor. De quoi obliger le ministre des Affaires étrangères à démissionner?
Toujours bonne à dire, la vérité est parfois triste. La lecture du dernier livre de Pierre Péan consacré à Bernard Kouchner « Le monde selon K. » laisse un sentiment d’immense gâchis, d’amère déception.
Ses révélations accablantes ne sauraient réjouir tous ceux qu’inquiète l’effet délétère de la perte de confiance dans les élites. En mettant à bas l’icône Kouchner, Pierre Péan ne dévoile pas seulement une imposture personnelle ; il nous oblige à faire le deuil d’un mythe auquel il ne fut pas méprisable de croire : le souci des victimes, la conscience des urgences, le bénévolat, la compassion, le droit-de-l’hommisme. De tout cela, il ne reste pas grand-chose après avoir refermé « Le monde selon K ». Nous découvrons aussi que, dans sa fin de parcours, le bon Docteur Kouchner a mis la réputation que lui ont value ses engagements de jeunesse au service du cynisme le plus désinvolte et d’une quête effrénée de valeurs plus financières.
La chute de Bernard Kouchner ne peut laisser indifférent parce que son parcours ne le fut pas. Contrairement à beaucoup d’autres, cette grande gueule de la gauche morale ne s’était pas contentée de belles paroles. Le cofondateur de Médecins sans Frontières a vraiment fait des choses dans sa vie. Non sans courage, il s’est mouillé personnellement, devenant le symbole de ces French Doctors qui portaient aux quatre coins du monde le meilleur de Mai 68 mis au service d’une générosité française. La popularité dont il jouit depuis longtemps n’était pas usurpée : à travers lui, les Français retrouvaient une capacité d’indignation toujours renouvelée face aux mauvaises nouvelles du monde. Ils plébiscitaient en lui leur désir d’action immédiate pour soulager les malheurs indistincts.
Bien sûr, le héros n’était pas sans travers et l’on distinguait même de gros défauts, mais ils semblaient tellement servir la Cause du Bien que l’on s’était habitué à en sourire affectueusement. L’ego démesuré de Kouchner passait pour une variante moderne du militantisme. S’il se mettait en permanence en scène, n’était-ce pas au nom de cette « loi du tapage médiatique » indispensable pour donner de l’écho à l’action humanitaire ? Grâce à lui, celle-ci a fait un Grand bond en avant depuis l’époque des Docteurs Schweitzer qui devaient besogner trente ans au fond de la brousse avant de commencer à émouvoir. Avec le Docteur Kouchner, quelques jours et quelques caméras suffisent. Il a inventé « l’humanitaire-spectacle » pour la bonne cause : dynamiser l’altruisme et faire mieux rentrer les dons. Car, justifiait-il, « l’image émotionnelle en dit plus qu’un discours », et « l’on assassine moins en présence des caméras ». Voilà pourquoi, se disait-on, il avait fait don de son image à la médiasphère : pour l’aide aux victimes, « qui ne sont ni de droite ni de gauche ». Comme lui. Le Bien contre le Mal, c’est plus simple.
Ces dernières années, de nombreux débats autour de l’action humanitaire et de son bilan nuancé ont montré que les choses étaient plus compliquées. En parcourant les dernières étapes de l’épopée kouchnérienne, Pierre Péan constate que, non seulement l’humanitaire-spectacle peut desservir les objectifs de l’action humanitaire, comme le montre par exemple la consternante opération menée en 1991 au Kurdistan, mais que sa confusion avec un droit d’ingérence mariant l’assistance et le militaire renouait parfois avec la forme la plus brute de la politique internationale : l’ingérence étatique avec les bons sentiments du colonialisme.
Mais contester la nouvelle posture de « va-t-en-guerre » du French Doctor, notamment lors de l’intervention américaine en Irak, relève encore du débat politique. Pierre Péan a malheureusement fait des découvertes beaucoup plus pénibles. Son enquête montre que la statue-Kouchner est désormais habitée par un personnage dont le cynisme calculateur a remplacé les généreuses naïvetés de jeunesse. Le bénévole de l’humanitaire voulait occuper le pouvoir parce « que c’est là que tout se passe ». Nicolas Sarkozy aura exaucé ce vœu mieux que la gauche à laquelle il pensait avoir dérobé l’un des plus beaux symboles. Mais l’effet-Kouchner n’a pas fait long feu. A l’épreuve de la réalité, son droit-de-l’hommisme a fait pschitt !
Une année aux affaires lui aurait donc suffi pour renier trois décennies de beaux discours et découvrir, comme il vient de le dire, qu’il « y a contradiction permanente entre les droits de l’homme et la politique étrangère d’un Etat » ? Les révélations de Péan indiquent une autre explication : les droits de l’homme, cela faisait un bout de temps que Bernard Kouchner n’y croyait plus lui-même, au point de se mettre en affaires avec ceux qu’il pourfendait hier. Depuis quelques années, en effet, une autre passion l’animait : tirer, via une activité de consultant privé camouflée derrières quelques sociétés-écrans créées par ses proches, les dividendes de sa réputation et de son influence. L’ex-militant ne pourchassait plus le malheur, mais le fric.
La petite histoire retiendra qu’il a trébuché là où il avait péché, au cours d’un épisode où ses contradictions ont fini par le trahir. Un épisode, début 2008, dont nous n’avions eu qu’un signe – l’éviction brutale du Secrétaire d’Etat à la Coopération Jean-Marie Bockel – sans connaître l’intégralité du scénario, qui ne manque pas de piquant.
En se mettant à dénoncer tout haut « la Françafrique » despotique et corrompue à l’occasion de ses vœux à la presse, début janvier 2008, Bockel ne s’imagine pas être en décalage avec le discours de son ministre des Affaires étrangères. Il ignore ce que personne, alors, ne sait : avant de redevenir ministre, Bernard Kouchner fut simultanément responsable, versant vie publique, d’une organisation internationale (Esther) distribuant des aides internationales aux pays pauvres et, versant vie privée, consultant allant discrètement démarcher certains de ces mêmes pays pour des expertises grassement payées. Notamment pour quelques-uns des chefs d’Etat africains brocardés par Jean-Marie Bockel, Omar Bongo et Sassou Nguesso, qui règnent sur le Gabon et le Congo.
Les deux autocrates sont fous de rage : ils viennent de payer les services du consultant Kouchner à des tarifs qui leurs laissaient imaginer un service-après vente sans faille. Ils ne comprennent donc pas la sortie « scandaleuse » de Bockel, petit subordonné de celui dont ils pensent avoir acheté l’influence. Ce dernier faisant mine de ne plus les connaître, les deux chefs africains décident de faire savoir leur courroux – accompagné des factures qui le justifient – à Nicolas Sarkozy. Ils apprennent en même temps au Président de la République que l’homme de confiance de Bernard Kouchner, qui les pressait de payer le solde de ces factures après son arrivée au ministère des Affaires étrangères, n’est autre qu’Eric Danon, le nouvel ambassadeur de France qu’il avait nommé à Monaco sur proposition de Kouchner !
Atterré par ce qu’il découvrait, le Président de la République fit tout pour éviter le scandale. Il apaisa les représentants offensés de la Françafrique en mutant Jean-Marie Bockel au Ministère des Anciens combattants. Il s’étonna vertement que son Secrétaire général, Claude Guéant, ait ignoré la très gênante double vie du French Doctor. Il mit fin aux fonctions de l’ambassadeur Eric Danon à Monaco. Et il humilia son Ministre des Affaires Etrangères en lui faisant savoir qu’il venait de découvrir ses petits secrets par la bouche de… Rama Yade qui annonça elle-même à son Ministre de tutelle la destitution de Danon.
Avec la publication du « Monde selon K. », ce dispositif ne suffira peut-être pas.