La polémique déclenchée par le livre de Pierre Péan est loin d’être éteinte. L’Express révèle que, avant d’entrer au gouvernement, l’ex-figure de la médecine humanitaire n’exerçait pas ses talents de consultant uniquement en Afrique. La scène se passe dans le décor féerique de Venise, le 29 avril 2006. Le millier d’invités de marque conviés par François Pinault à inaugurer son musée du palazzo Grassi quittent le dîner pour embarquer sur les vaporettos loués par le milliardaire français afin de les conduire à leurs hôtels. La voix de Bernard Kouchner s’élève alors: « Je ne prends jamais les transports en commun. C’est une question de principe »… Boutade ou mépris ? Beaucoup d’invités, amusés ou choqués, le voient monter avec son épouse, Christine Ockrent, à bord d’un bateau-taxi…
L’anecdote illustre la face cachée de cet homme aux deux visages, Dr Bernard et Mr K. Autant l’humanitaire a soigné son image, insistant à juste titre sur son rôle dans la création de Médecins sans frontières et sur sa défense du droit d’ingérence, autant le politique à l’ego surdimensionné paraît aimer le pouvoir et le faste. Le livre de Pierre Péan en est une nouvelle illustration, qui dénonce, parfois avec excès, les agissements de « Monsieur K. ».
6000 euros par mois pendant trois ans
Fin 2003, Bernard Kouchner enseigne au Conservatoire national des arts et métiers : c’est son seul revenu. Il est alors sollicité par un ami, un ancien diplomate passé au privé, Eric Danon. Ce dernier s’est associé avec un écrivain, Jacques Baudouin, afin de créer deux sociétés : Africa Steps et International Medical Alliance (Imeda).La première a pour objet le conseil financier aux pays en développement. L’autre, plus médicale, veut aider les Etats à lutter contre le sida et à monter des systèmes de santé publique inspirés du modèle français. Les deux associés ont décroché un contrat avec le Gabon, où ils doivent réaliser un audit du système sanitaire. A la recherche d’un expert, ils ont donc pensé à l’ex-ministre (en fait, il semblerait même que son nom ait été évoqué dès la négociation du contrat). Celui-ci, un moment hésitant, finit par accepter.
Le Gabon ne regarde pas à la dépense. Trois tranches de financement de 330 000 euros doivent être réglées à Imeda au gré des études dont l’objectif est de déboucher sur la création d’un système d’assurance-maladie au Gabon, une première en Afrique. En réalité, Libreville paie à Imeda quatre tranches, soit 1,234 million d’euros.
Sur cette somme, Bernard Kouchner perçoit 216 000 euros après impôts, soit près de 350 000 euros brut. Lui-même reconnaît, pour cette activité, un revenu pendant trois ans de 6 000 euros par mois hors impôts. Rémunéré comme consultant et travailleur indépendant par l’intermédiaire de sa propre société BK Conseil, il crée, également, une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), BK Consultants, dont il est l’associé unique. BK Conseil et BK Consultants sont domiciliées chez lui.
Parallèlement aux engagements passés avec Imeda, le Gabon signe un autre contrat avec Africa Steps : il s’engage à régler 480 000 euros par an, payés en quatre fois, au fur et à mesure de la réception d’autres études. Pour le travail au Gabon, Bernard Kouchner s’entoure de spécialistes, dont certains restent anonymes. Seuls les noms des Drs Jean-Elie Malkin et Isabelle Stroebel figurent sur les deux rapports remis au président gabonais Omar Bongo, en février et en août 2004.
Le premier (107 pages) dresse le constat de la situation sanitaire du pays. Le second (24 pages) avance des « propositions de réforme ». Enfin, des conseils sont dispensés, le 29 août 2006, par un courrier de Kouchner au vice-Premier ministre gabonais. « Ces études, explique aujourd’hui l’entourage du ministre, ont abouti à des états généraux de la santé et au vote d’une loi permettant d’aider les plus déshérités à bénéficier d’un système de santé. » A l’époque, Bernard Kouchner n’était pas ministre et s’estimait donc en droit de prodiguer des conseils rémunérés à un pays qui, selon lui, n’est pas une dictature. Des Gabonais doutent pourtant de la réalité de ce travail et le comparent avec ironie au rapport sur la francophonie rédigé jadis par Xavière Tiberi, épouse de l’ex-maire de Paris…A priori, rien à lui reprocher sur le plan légal
A partir de 2004, le French doctor est en outre président d’un groupement d’intérêt public, Esther, qui a pour objet la lutte contre le sida dans les pays en voie de développement. Y avait-il un risque de conflit d’intérêts entre cette fonction publique et ses activités privées ? L’Elysée, qui a étudié le cas de près, affirme que non. Et rappelle aussi que, dès sa nomination au gouvernement, Kouchner a cessé ses activités de conseil et mis en sommeil l’une de ses sociétés. Jacques Baudouin, devenu son conseiller pour la presse, a, lui aussi, quitté ses fonctions dans lmeda et Africa Steps.
Autre épisode troublant : en septembre 2007, Eric Danon, sur le point d’être nommé ambassadeur à Monaco, s’inquiète, car le Gabon peine à régler une ultime facture de 817 000 euros. Il s’agit, en fait, du versement, pour 2006, de la dernière tranche d’Imeda (330 000 euros) et d’une année de traitement d’Africa Steps (480 000 euros). La facture est finalement honorée en 2008. Kouchner est-il intervenu, en tant que ministre, auprès de Bongo, comme le sous-entend Péan ? Son avocat, Me Georges Kiejman, étudie la possibilité de porter plainte pour diffamation contre l’écrivain. Son client nie catégoriquement toute intervention.
Du point de vue légal, on ne peut donc a priori rien reprocher au French doctor. Seule certitude : son image est atteinte. A-t-il vendu ou perdu son âme ou a-t-il, au contraire, poursuivi ses activités humanitaires sous d’autres formes ? Quant à sa carrière politique, elle dépend de Nicolas Sarkozy qui le soutient. Pour l’instant.
De l’Ukraine au Nigéria
Les activités de Bernard Kouchner ne se sont pas limitées à l’Afrique francophone. En avril 2004, il rédige, pour le compte d’Imeda et à l’intention de Varsovie, un rapport pour une amélioration du système de santé polonais. En mai, il effectue une mission au Nigeria afin d’étudier la possibilité de privatiser l’hôpital d’Abuja. En juin, il cosigne un rapport de 65 pages destiné à la réforme du système de santé de la Roumanie. En février 2005, il écrit un rapport en anglais pour le compte de l’Ukraine afin d’établir un programme de lutte contre le sida dans les entreprises…