Lorsque son mentor Léon Mba, premier président de la République gabonaise, dont il était alors le directeur de cabinet, s’est envolé malade un jour d’août 1966 en direction de Paris, où il décédera un an et demi plus tard sans avoir revu son pays ni officiellement abandonné ses fonctions, c’est lui qui, de facto et en tandem avec Jacques Foccart, prit la responsabilité de diriger le Gabon en attendant l’improbable retour du père.
L’Histoire se répéterait-elle ? Et dans ces conditions, qui, aujourd’hui, s’apprête à endosser le rôle crucial assumé jadis par un certain Albert Bernard Bongo ? Nous n’en sommes certes pas là. À la différence de Léon Mba, ce n’est pas un président condamné par ses médecins qui a secrètement quitté Libreville après avoir fait annoncer qu’il suspendait ses activités présidentielles, mais un homme inexorablement soumis à la pression du temps, usé par le stress et profondément affecté par un deuil complexe et épuisant – celui de son épouse Édith Lucie –, avec son cortège de veillées et de suspicions malsaines, dont il subit aujourd’hui le contrecoup.
Un chef omnipotent de 73 ans qui a bien et beaucoup vécu et ne s’est jamais ménagé, au point de négliger son diabète et d’apparaître aux yeux de tous ceux qui l’ont vu récemment comme éteint, fragile, en proie à un spleen aussi envahissant qu’indéfinissable, où la lassitude le disputait à l’amertume. C’est à cette ultime incarnation d’un certain type de pouvoir postcolonial, que l’on a vu tétanisée lors des obsèques de sa femme il y a six semaines, que son entourage proche et son médecin particulier ont conseillé de prendre le large. Histoire de « se ressourcer dans le repos » – un repos qui, force est de le reconnaître, est à durée indéterminée.
D’Albert Bernard, devenu El Hadj Omar Bongo en 1973, puis Bongo Ondimba trente ans plus tard, comme pour un retour aux sources, on a tout dit ou presque. Sans nuances. « Patriarche » pour les uns, « dictateur de poche » pour ceux qui n’ont jamais cessé de le vilipender, homme de paix, bâtisseur, homme d’argent, charmeur, séducteur, manipulateur hors pair, malin comme on l’est au village, c’est-à-dire avec gourmandise, grand maître en occultisme, chaleureux, rogue, affectueux, généreux, vénéneux, fidèle en amitiés comme en inimitiés, ironique et inoxydable gardien de tous les fétiches de la Françafrique, avec dans son sac à malices de quoi faire sauter cent fois l’Élysée, Matignon et le palais Bourbon réunis… N’en jetons plus, la calebasse déborde.
Né dans la brousse du pays batéké, écolier puis postier à Brazzaville, lieutenant à Fort-Lamy dans l’armée de l’air française, le neuvième enfant de la famille Ondimba n’a connu depuis 1962 que le pouvoir : son antichambre pendant cinq ans, à l’ombre tutélaire et massive de Léon Mba, puis son exercice absolu, parfois jusqu’au vertige, depuis quarante et un ans. Un pouvoir qu’il n’a manifestement pas l’intention d’abandonner pour s’en aller, une fois requinqué, pêcher à la ligne au fil de l’Ogooué. « Quand je reviendrai, ça va faire mal ! » confiait-il à un intime, à la veille de son départ pour l’Europe. Le problème est que nul ne sait encore au juste quand reviendra Omar Bongo Ondimba. Le Gabon, en attendant, est pris de vertige : comment imaginer l’avenir sans celui qui, depuis quatre décennies, peuple ses jours et colonise ses nuits ?