Lors du 14e sommet de l’organisation panafricaine (Addis-Abeba, 31 janvier-2 février), le « Guide » libyen a cédé son fauteuil de président en exercice au Malawite Bingu wa Mutharika. Fini les foucades, place à la rigueur. Un autre style s’impose. Et, avec lui, le poids des pays d’Afrique australe.
L’un porte des lunettes noires et des chemises à col pointu, arbore des petites coiffes et se drape dans des tissus chamarrés. L’autre n’a pour seule extravagance qu’une canne en bois sculpté – et encore celle-ci lui sert-elle davantage à marcher qu’à parader. Entre le Libyen Mouammar Kaddafi, 67 ans, et le Malawite Bingu wa Mutharika, 75 ans, il y a plus qu’une simple différence de look. Leurs méthodes de travail et leurs visions politiques sont à des années-lumière les unes des autres. L’Union africaine (UA), dont le premier a assuré la présidence pendant un an avant de la transmettre bon gré mal gré au second, le 31 janvier dernier, pourrait donc bien, elle aussi, changer de style dans les douze mois qui viennent.
Passage en force
La transition ne s’est pas faite en douceur. Le passage de témoin – une formalité, d’ordinaire – a été au cœur de ce 14e sommet de l’Union, qui s’est tenu à Addis-Abeba du 31 janvier au 2 février.
Le 30 janvier dans la soirée, alors qu’une partie des chefs d’État africains étaient déjà arrivés dans la capitale éthiopienne, tous ignoraient encore si leur « frère guide » – comme ce dernier tient à se faire appeler – allait tenter un coup d’éclat pour se maintenir à la tête de l’organisation panafricaine. Ses missi dominici avaient fait le tour du continent pour persuader le plus grand nombre de lui en laisser les rênes. Et certains délégués n’excluaient pas qu’il aille jusqu’au bout de son projet. « Il est capable de refuser d’ouvrir la séance, soufflait le chef d’une délégation d’un pays d’Afrique de l’Ouest. Si on doit aller au vote, je ne m’opposerai pas à lui. Dans mon pays, sa capacité de nuisance est trop forte. Mais j’espère que mes amis d’Afrique australe feront bloc pour l’empêcher de rempiler. »
Du côté du sud du continent – à qui revient la présidence, selon une règle tacite de rotation régionale –, la tentative de Kaddafi a été vécue comme un affront. D’autant que rien n’aurait justifié une telle entorse à la charte de l’UA. « Ce serait un véritable coup d’État », estimait un ministre d’Afrique centrale. Un mal trop répandu sur le continent pour que les Africains, qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à s’en plaindre, acceptent un passage en force. « Il en va non seulement de la réputation de l’organisation, mais aussi de son avenir », avait glissé Jean Ping, le président de la Commission de l’UA, quelques jours avant l’ouverture des travaux.
Comment il a plié
Le 31 janvier, la trentaine de chefs d’État qui ont fait le déplacement s’installent dans l’Africa Hall du bâtiment des Nations unies à Addis-Abeba, où va s’ouvrir le sommet. Les orateurs se succèdent : Jean Ping, puis Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, José Luis Zapatero, chef du gouvernement espagnol et président en exercice de l’Union européenne (UE), et un obscur représentant des rois africains (voir « En coulisses », ci-dessous) à qui Kaddafi donne la parole, à la surprise générale. Ping a l’air défait, Zapatero rit sous cape, le maître de cérémonie savoure sa provocation. Un baroud d’honneur avant de quitter la scène…
Après cette truculente intervention, le « Guide » libyen suspend la séance et annonce que les chefs d’État vont délibérer à huis clos sur la composition du bureau de l’UA – et donc désigner son président. Le suspense est à son comble.
Le protocole veut que, après avoir demandé aux cinq groupements régionaux de choisir leur candidat, le doyen des ambassadeurs annonce quel sera le pays qui prendra la tête de l’organisation. Ali Awidan est libyen, cela tombe bien. Il a reçu des ordres. Au moment où il ouvre la bouche, certains tremblent encore. À peine a-t-il lâché le mot « Malawi » que tout le monde respire. Kaddafi s’en va ! « On va enfin pouvoir travailler », confie un ministre des Affaires étrangères d’Afrique centrale.
Le colonel a donc lâché prise. « Il savait que si on allait au vote, il était perdant », explique un membre de la Commission. En exerçant une pression constante pour imposer le Malawi, les pays de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) ont fait la preuve de leur unité et de leur force. Ce n’est pas sans rancœur que Kaddafi a transmis le flambeau. « Je suis déçu par les résultats des leaders africains. Rien de notable n’a été réalisé depuis que l’UA existe, a-t-il conclu, en dénigrant au passage la fonction de président en exercice. Même si on avait déployé des trésors d’imagination pour me demander de rester, j’aurais refusé. Car c’est un poste uniquement honorifique. »
Avec Kaddafi, qui a quitté Addis-Abeba dès le 1er février, disparaissent – au moins provisoirement – les questions de l’Autorité de l’Union et de la création des États-Unis d’Afrique, deux concepts qui lui sont chers. Dix ans après son retour fracassant dans le concert des nations africaines — c’était lors du sommet d’Alger en 1999, peu de temps avant qu’il ne lance l’Organisation de l’unité africaine (OUA) sur les rails de sa transformation en UA –, Kaddafi a encore tenté de secouer l’organisation panafricaine. Pour le meilleur et pour le pire. Si ses constats tombent souvent juste et si beaucoup respectent sa vision d’une Afrique forte de son unité, le « Guide » agace avec ses méthodes d’un autre âge, brutales, vexatoires et irréalistes.
Retour sur terre
Avec Bingu wa Mutharika, l’UA redescend sur terre. Pour le président malawite, il est urgent d’assurer la sécurité alimentaire de tout le continent. « Faisons en sorte que, d’ici à cinq ans, aucun enfant africain ne finisse la journée le ventre vide », a-t-il répété. À la tête d’un pays qui s’est distingué ces dernières années par la conduite exemplaire de sa politique économique, Mutharika peut se targuer d’avoir fait accéder le Malawi à l’autosuffisance alimentaire (il est même devenu exportateur).
Loin des élucubrations kaddafiennes, le ton du nouveau président en exercice est calme et ferme. Il expose clairement les priorités dsa présidence : agriculture, infrastructures, énergie. Quant aux méthodes de la SADC pour faire prévaloir ses vues, elles ont déjà fait leurs preuves. « Il y aura un changement de style dès cette année, c’est évident, explique un délégué de la RD Congo, dont le pays préside l’organisation régionale d’Afrique australe. Loin du sentimentalisme de l’Afrique du Nord, la SADC, c’est l’orthodoxie, la technicité et la rigueur. » Une rigueur qui n’a échappé à personne dans le traitement du cas de Madagascar – principal dossier conflictuel du moment.
Afrique du Sud en tête, les pays de la SADC se sont succédé, lors du Conseil exécutif, pour imposer leur médiation dans la crise politique qui secoue la Grande Île. Allant jusqu’à mettre en cause l’intervention de la Commission de Jean Ping dans la médiation au titre du Groupe international de contact (GIC) et à lui reprocher indirectement d’avoir adopté une approche profrançaise (l’Hexagone est jugé plutôt favorable au régime d’Andry Rajoelina, que l’UA considère en revanche « illégal »). S’en défendant, Ping « a finalement accepté sans problème que la SADC mène clairement la médiation, explique un ambassadeur d’un pays d’Afrique australe. C’est dans son intérêt de ne pas être au premier plan sur la question. » L’intéressé approuve discrètement. « La Commission travaille toujours avec les organisations régionales concernées pour résoudre les conflits. Cela fonctionne très bien avec la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, NDLR] pour la Guinée. Et très bien aussi avec la SADC pour Madagascar. »
In fine, la résolution adoptée lors du sommet de l’UA entérine le leadership de la SADC dans la médiation. Surtout, elle oblige Rajoelina à rétablir l’ordre constitutionnel. Il faut s’en réjouir car, au-delà des « kaddafiades », ce sommet a marqué un (petit) pas de plus dans la lutte contre les violations et autres bidouillages des Constitutions.
Et le Niger ?
Depuis la déclaration de Syrte en 1999, puis sa création à Durban en 2002, l’UA s’est surtout illustrée par sa condamnation des prises du pouvoir par la force et par son efficacité à résoudre les crises politiques. Il y a dix ans, son ancêtre, l’OUA, condamnait pour la première fois deux coups d’État (à Abidjan et à Moroni) et privait les putschistes de sommet.
Reste que les dirigeants qui modifient les Constitutions sans crier gare à l’approche d’une échéance électorale sont toujours libres d’agir impunément. À Addis-Abeba, les chefs d’État ont modestement avancé sur le sujet en adoptant un texte qui condamne les « transgressions de normes démocratiques ». Une formulation qui, selon les membres de la Commission, permettra au Conseil de paix et de sécurité de sanctionner ceux qui s’accrochent au pouvoir autant que ceux qui s’en emparent par la force. L’épineux cas nigérien, sur lequel rien n’a été décidé à Addis, pourrait donc ne pas rester impuni.
Ainsi donc va l’UA, qui évolue tranquillement, sommet après sommet. Cette année, par exemple, le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) est devenu une agence qui dépend de la Commission de l’UA. On s’éloigne de la méthode Kaddafi, qui révolutionne et bouscule. Ce sommet restera dans les mémoires comme une réunion de magnitude 2 sur l’échelle de l’esclandre. Mais on pourra aussi s’en souvenir comme d’une réunion où, à l’image de son nouveau drapeau, qui a enfin remplacé celui de l’OUA, l’Union africaine s’est engagée un peu plus encore sur le chemin de la modernisation.