Demain matin, risque d’épidémie de syncopes chez les paléontologues. La faute à Nature qui, sous une série d’images d’un fossile de plusieurs centimètres, parle de «vie multicellulaire» vieille de 2 milliards d’années ! Or, pour les spécialistes, ce genre de vie – complexe, organisée et macroscopique – ne peut être plus ancien que 670 millions d’années. Ce grand bond… en arrière suscite des réactions viscérales d’incrédulité.
Ces fossiles spectaculaires, porteurs d’une véritable révolution dans les sciences de l’évolution, ont été présentés en exclusivité mardi dernier à un groupe de journalistes dans les locaux du laboratoire Hydrasa (Hydrogéologie, argiles, sols et altérations) de l’Université de Poitiers et du CNRS.
Cet énorme pavé dans la mare scientifique est lancé par une équipe internationale réunie par une découverte issue d’un travail de routine géologique dans une carrière de grès près de Franceville, au Gabon, mené par Abderrazzak El Albani, maitre de conférence à l’université de Poitiers et géologue au laboratoire Hydrasa.
C’est pourtant là (photo à gauche) qu’El Albani et son thésard gabonais Frantz Ossa Ossa mettent la main en 2008 sur de premiers fossiles. Visibles à l’œil nu, si nombreux qu’on peut en trouver plusieurs dizaines au mètre carré et dans un état de conservation tout simplement miraculeux. Ils prennent des photos et en rapportent quelques échantillons à Poitiers.
Peu familiers des formes de vies les plus anciennes, ils contactent quelques paléontologues, envoient les photos, leur proposent de venir à Poitiers examiner leur collection. Rusé, El Albani cache souvent la date des roches à ses interlocuteurs. Leur première réaction les conduit donc à identifier ces fossiles à la faune d’Ediacara il y a 670 millions d’années. C’est la première faune macroscopique connue, les premiers «métazoaires», disent les spécialistes, des êtres aux corps mous, vivant en eau peu profonde. Les spécimens gabonais les plus gros- jusqu’à 12 cm -se voient même proposer des dates plus récentes encore. Puis, lorsque le malicieux géologue révèle la datation des terrains, deux milliards d’années, c’est la stupéfaction. «Impossible !», s’entend-il rétorquer. Des portes se ferment avec, parfois même, le refus de tout nouveau contact par crainte du ridicule auprès des collègues.
Cette crainte s’explique. L’un des signataires de l’article de Nature, Alain Meunier (Professeur à l’Université de Poitiers), précise que cette découverte met en cause toute l’histoire de l’émergence de la vie telle que «nos cours la présentent». Rigolard, il conclut : «en septembre, je change le cours».
La publication de cet article par Nature est l’aboutissement d’un long processus, arbitré par un processus de peer review («revue par les pairs») particulièrement exigeant. Selon un adage bien connu des labos, où l’on professe un conservatisme éclairé, il faut des «preuves extraordinaires» à l’appui d’une «proclamation extraordinaire». Ces preuves, ces arguments solides ont été apportés par une équipe internationale de 21 chercheurs réunie autour d’El Albani. On y relève le paléontologue suédois Stefan Bengston, l’Américain Donald Canfield, Emmanuelle Javaux (Liège), Andrey Bekker. Des moyens d’investigation performants ont été mobilisés (sonde ionique, microtomographie en rayons X, le synchrotron national suisse au Paul Scherrer Institute, spectromètres de masse…) pour des analyses géochimiques et morphologiques d’une précision exceptionnelle.
Curieusement, la datation – élément clé de la découverte – ne soulève que peu de discussion. La région est labourée depuis cinquante ans par les géologues français, à la recherche de gisements d’uranium. Une région célèbre dans les milieux géologiques et nucléaires, car c’est là, à moins de 30 km du site paléontologique, que des réacteurs nucléaires naturels ont fonctionné il y a 2 milliards d’années, celui d’Oklo étant le plus étudié.
La qualité des fossiles laisse pantois. Les magnifiques couches d’argile, d’un gris perle, très fin et uniforme, ont été préservées depuis deux milliards d’années par une ceinture de roches plus anciennes et très solides. Peu chauffées, peu bousculées, peu comprimées, ces argiles sont un cadeau rarissime de la nature pour une période aussi ancienne.
Le milieu a donc pu être caractérisé avec précision : un fond de mer peu profond, 30 à 40 mètres, proche d’un delta fluvial, où l’on peut encore lire les traces des marées.
Les cadavres ont subi un processus de fossilisation rapide et efficace. En 80 jours environ après leur mort, des bactéries ont transformé des corps probablement gélatineux et pleins d’eau, tout juste aplatis, en une multitudes de cristaux de pyrites formant un ensemble solide inaltérable par l’argile qui s’est doucement déposée sur eux. Une aubaine de paléontologue.
Ces fossiles, faciles à détacher de leur gangue argileuse, ont subi de nombreuses
analyses. Arnaud Mazurier, ingénieur de la société ERM à Poitiers, fait visiter dans le sous-sol du laboratoire un équipement de microtomographie à 350 000 euros, capable de scanner aux rayons X les fossiles avec une précision diabolique, permettant d’en tirer le portrait en trois dimensions. Ces portraits ont de quoi troubler. Sur les plus de 250 fossiles récoltés, une quinzaine de formes se distinguent, avec des tailles variées. L’image d’une biodiversité, d’un écosystème ?
Les analyses géochimiques montrent que la matière organique à l’origine des fossiles est bien biotique et non un artefact minéral mimant des formes de vie. Et plus encore, un «biomarqueur typique d’organismes eucaryotes, plus complexe que les bactéries», explique El Albani, a été mis en évidence.
Cette découverte nécessairement «majeure», affirme Philippe Janvier , du Muséum national d’histoire naturelle, soulève pourtant plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Malgré la précision des reconstitutions en 3D, la nature précise de ces êtres demeure mystérieuse. Au point que Janvier, pourtant co-signataire de l’article, rechigne à assumer sa conclusion principale qui parle de «macro-organismes». Et évoque la possibilité d’assemblage d’unicellulaires échangeant informations et matières. S’agit-il de colonies d’organismes, qui occupent le fond de la mer… ou d’organismes coloniaux ,premier regroupement d’unicellulaires. préfigurant les véritables êtres multicellulaires ? La première interprétation rassure ceux qui hésitent devant la radicale nouveauté. Pourtant, aucune colonie bactérienne ou de protistes ne montre le degré de complexité des fossiles gabonais, mêlant, par exemple, une structure centrale de grande taille et une sorte de collerette plus fine autour.
Cette hésitation de Janvier annonce un furieux débat entre spécialistes où les arguments vont s’échanger comme les obus à Gravelotte. Car si ces fossiles sont bien ceux d’organismes complexes, dotés de fonctions biologiques leur permettant d’exploiter leur environnement et d’une reproduction, la réécriture de l’histoire de la vie devient radicale.
Imaginez la Terre il y a 2,1 milliards d’années. Avec une Lune si proche que les marées sont gigantesques. Un jour plus court de plusieurs heures tant la planète tourne vite sur elle même. Un soleil masqué par une atmosphère épaisse, rougeâtre, plus dense qu’aujourd’hui et si chargée en gaz carbonique qu’elle tuerait net un respirateur d’oxygène comme nous. Mais, depuis peu, la teneur en oxygène est brusquement monté à 10% de l’actuelle. Trop peu, encore, pour qu’une barrière d’ozone protège la Terre des UV agressifs du Soleil, mais suffisamment pour que l’oxygène pénètre 30 à 40 mètres sous la surface des océans… et donc permette l’émergence d’êtres de grande taille au métabolisme élevé, consommateur d’oxygène.
Si cette histoire est vraie – c’est l’opinion d’El Albani – plusieurs questions surgissent. Ces premiers êtres multicellulaires sont-ils reliés, génétiquement à la vie actuelle, via la faune d’Ediacara ? Si c’est le cas, les horloges moléculaires utilisées pour reconstruire les généalogies entre grandes classes d’êtres vivants sont caduques. On peut s’attendre à une vigoureuse contre offensive des tenants de ces techniques.
Si cette continuité constitue la véritable histoire, pourquoi n’en voit-on aucune trace dans les archives géologiques ? Lacune de la documentation et une vie restée «cachée» ? Possible… Mais une autre hypothèse surgit. Et si une chute ultérieure de la teneur en oxygène, ou une autre variation de l’environnement, avait éradiqué cette première expérience de vie macroscopique ? L’absence de preuve deviendrait alors… la preuve d’une absence. Un raisonnement toujours délicat à soutenir. Il faut de surcroît accepter l’idée d’une deuxième invention de la vie multicellulaire et macroscopique.
Cette découverte ouvre de nouvelles pistes. La plus urgente, c’est de sanctuariser le site. Cela suppose une discussion avec la société gabonaise qui exploite la carrière et une intervention politique. Il serait avisé de le faire avant qu’une université fortunée d’outre Atlantique n’achète le terrain, souligne mi-figue mi-raisin El Albani. Ensuite, chercher d’autres sédiments argileux de la même époque, au Brésil par exemple. Enfin, pousser l’analyse de la collection déjà réalisée puisque moins de la moitié l’a été pour l’article de Nature. L’enjeu est tel que l’élucidation de la nature des fossiles recueillis justifie un effort exceptionnel.
Cette traque de l’argile terrestre rejoint la découverte publiée le 25 juin dans Science par une équipe franco-américaine: il y a 4 milliards d’années, Mars a pu abriter des océans importants qui ont laissé des argiles. Aujourd’hui pour l’essentiel recouvertes par des roches volcaniques, extraites du sous-sol par le bombardement cosmique. Et «c’est là», insiste Jean Pierre Bibring (Institut d’Astrophysique spatiale d’Orsay) qu’il faut chercher d’éventuels signes de vie ou de pré-vie. Vous cherchez la vie, traquez l’argile.