Par Vincent Hugeux.
Théâtre d’une succession dynastique, à la faveur du scrutin présidentiel contesté d’août 2009, Libreville a mis des décennies à s’affranchir de son statut de protectorat postcolonial.
Un nouveau tsun’Ali. » C’est par cet audacieux néologisme que Laure-Olga Gondjout, ministre de la Communication, louangea en mars dernier la panoplie des « mesures d’urgence » dévoilée par le président Ali Bongo Ondimba, moins de cinq mois après le premier arsenal de réformes, détaillé dès le lendemain de son investiture, en octobre 2009. Rarement avare d’hyperboles, celle qui servit le père, Omar, avant de seconder avec un égal zèle le fils, invoque là une métaphore imprudente. Après tout, le tsunami désigne un terrifiant raz-de-marée qui sème dans son sillage la mort et la désolation.
Qu’on se rassure: un an après le décès du « doyen » dans une clinique de Barcelone, la nouvelle donne imposée par son aîné n’aura été fatale qu’à une poignée de caciques disgraciés et d’egos endoloris, ainsi qu’à quelques illusions. Pour autant, résolu à « remettre les Gabonais au travail », Ali’9 – surnom de campagne de l’héritier – n’en restera pas là: le néo-locataire du Palais du bord de mer tient à inscrire à son tableau de chasse les mauvaises habitudes forgées au gré des quatre décennies du règne paternel. Un cocktail émollient fait de clientélisme, d’incurie et d’opacité. Une rupture? « Non, une évolution, nuance-t-il en novembre 2009 dans l’hebdomadaire Jeune Afrique. Nette et rapide, mais pas aussi brutale qu’on veut bien le dire. »
S’il est une arène où la continuité prévaut amplement, c’est bien celle qui abrite le « lien privilégié » entre Libreville et Paris. Mieux, tout indique que le ciel franco-gabonais, assombri sur la fin de l’ère Omar par l’affaire des « biens mal acquis », ou « BMA » (1), s’est éclairci. Ali Bongo et Nicolas Sarkozy affichent volontiers – tel fut le cas à Nice lors du récent sommet Afrique-France – une complicité de copains d’enfance. Déjà, en février, « Ali » et « Nicolas » avaient prononcé de concert à Libreville l’oraison funèbre de la Françafrique. Ainsi, le musée vivant des réseaux d’hier et des émissaires occultes accédait soudain à la dignité de laboratoire du « partenariat rénové » tant vanté à l’Elysée comme au Quai d’Orsay. Témoin de cette mutation miraculeuse : la conclusion d’un nouvel accord de défense et de coopération militaire, délesté de toute « clause secrète ».
Las! Cet accès de modernité fut comme souvent entaché de symboles ambigus. Sur les conseils de l’avocat Robert Bourgi, « Sarko » commença son séjour par une escale à… Franceville, fief de la famille Bongo, le temps de s’incliner sur la tombe du défunt patriarche. Geste dicté par la bienséance? Soit. Reste que sur le tarmac de l’aéroport, le successeur de Jacques Chirac fut accueilli par cette aubade tonitruante de l’orchestre de l’Association Manganèse: « Opération France-Afrique au beau fixe, amitié légendaire! » Dire que sept mois auparavant, à l’heure des obsèques du timonier du Bongoland, le même Nicolas Sarkozy avait essuyé les huées d’une escouade de procureurs… « Partez ! On ne veut plus de vous ! On veut les Chinois ! » Fussent-elles téléguidées, ces clameurs reflètaient une profonde rancoeur envers l’ancienne métropole coloniale, abusivement tenue pour comptable de tous les maux du pays. Pour maints Gabonais, l’enquête ouverte sur les BMA et la couverture que lui consacra alors France 2, télévision de service public, procédaient d’un acharnement inique envers l’allié loyal affaibli par le deuil – celui de son épouse Edith-Lucie – et la maladie.
Une évidence: la chronique tumultueuse du couple incestueux que forment l’émirat tropical et l’Hexagone fournit un antidote souverain à toute forme de candeur. En 1967, à l’heure de suppléer un Léon M’Ba terrassé par le cancer, le jeune Albert-Bernard Bongo, ainsi prénommé jusqu’à sa conversion à l’islam, six ans plus tard, prête serment sur les bords de Seine, dans l’enceinte de l’ambassade gabonaise. Logique: il passe à juste titre pour le poulain de Jacques Foccart, « sorcier africain » de la planète gaulliste. Déjà, trois années auparavant, les paras français venus de Dakar et de Bangui avaient restauré le tandem M’Ba-Bongo, écarté le temps d’un éphémère coup d’Etat.
« Le Gabon sans la France, c’est une voiture sans chauffeur »
Autant dire que le plus jeune chef d’Etat au monde de l’époque n’a rien à refuser à ses mentors. Paris épaule en 1968 la sécession avortée du Biafra, province nigériane rebelle ? Elle peut compter sur le zèle logistique de son protégé. Rebelote au beau milieu du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, lorsque les barbouzes de l' »Opération Crevette » tentent vainement de déloger de la présidence béninoise l’afro-marxiste Mathieu Kérékou. Sous François Mitterrand, le fleuve suit son cours. En 1990, tandis que le trône de Bongo vacille sur fond d’émeutes, le Premier ministre, Michel Rocard, envoie un robuste contingent rétablir l’ordre à Port-Gentil, la Mecque pétrolière du pays.
Si la France importe aujourd’hui trois fois plus de brut angolais que d’or noir gabonais, le Bongoland apparaît alors comme un protectorat de la maison Elf, doublé d’un pourvoyeur d’uranium, de manganèse et de bois précieux. « Le Gabon sans la France, aimait à dire son »présida », c’est une voiture sans chauffeur. La France sans le Gabon, une voiture sans carburant. » Un homme à la trajectoire éloquente incarne jusqu’à la caricature la confusion des genres: Maurice Robert. Décédé en novembre 2005, ce vétéran du foccartisme fut tour à tour directeur Afrique du Sdece – l’ancêtre de la DGSE (renseignement extérieur) – chargé de mission auprès du PDG d’Elf puis, de 1979 à 1981, ambassadeur à Libreville. Voilà ce qu’on appelle boucler la boucle.
Un bienfaiteur avisé des épopées électorales françaises
Bien sûr, le vent du Golfe de Guinée finira par tourner. Omar Bongo troquera vite sa défroque d’obligé contre la tenue de combat du partenaire ombrageux, taillée à la mesure de sa rouerie. Voire le costume de bienfaiteur avisé des épopées électorales hexagonales, de l’extrême droite aux pontes socialistes, même s’il réserva l’essentiel de ses largesses à la nébuleuse néogaulliste. Un indice parmi d’autres: à un quart de siècle d’intervalle, Bongo exige et obtient la tête de deux titulaires du portefeuille de la Coopération. Le tiers-mondiste Jean-Pierre Cot, en 1982, puis en 2008 le catholique de gauche Jean-Marie Bockel. Celui-là même qui avait cru pouvoir « signer l’acte de décès de la Françafrique ». Sans doute peut-on voir là l’ultime paradoxe du patriarche disparu: c’est à sa connaissance intime des coulisses du théâtre politique français, de ses stars, de ses figurants et de ses travers, qu’El Hadj Omar Bongo Ondimba doit d’avoir donné quelque consistance à la souveraineté, purement formelle à l’origine, de sa patrie.
(1) L’Express du 12 février 2009. En mai de la même année, Françoise Desset, doyenne des juges d’instruction du pôle financier de Paris, donne son feu vert à l’ouverture d’une information, consécutive à la plainte déposée par les ONG Transparency International et Sherpa, laquelle vise « les conditions dans lesquelles un très important patrimoine immobilier et mobilier a été acquis en France », notamment par les clans Bongo (Gabon) et Sassou Nguesso (Congo-Brazzaville). Peine perdue : saisie par le parquet, la cour d’appel tue dans l’oeuf une action jugée irrecevable.