Un centaine de corps a encore été retrouvée dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, notamment à Duékoué, qui symbolise les conflits ethniques, religieux et raciaux qui ont jalonné l’histoire du pays. Là-bas, crise politique ivoirienne et crise inter-communautaire ne font qu’une.
Marie Desnos – Parismatch.com
Des cadavres découverts par dizaines ces derniers jours, par centaines ces deux dernières semaines. Selon Rupert Colville, porte-parole du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU à Genève, 15 cadavres ont été trouvés à Duékoué jeudi, ainsi qu’une soixantaine à Guiglo et une quarantaine à Bloloquin. En somme, plus d’une centaine de corps ont été repérés par le personnel des Nations unies en moins de 24 heures, certains brûlés vifs, d’autres jetés dans des puits, ou simplement gisant en pleine rue. Les victimes, en tenues civiles, semblent avoir été abattues en tentant de s’enfuir, a-t-il précisé à Reuters. Selon lui, alors que les deux camps s’accusent mutuellement au fil de ce genre de découvertes macabres, qui se multiplient ces derniers temps, il est très difficile de déterminer qui sont les responsables de ces massacres. Les victimes de Duékoué semblent appartenir à l’ethnie Guéré (traditionnellement favorable à Laurent Gbagbo), a-t-il néanmoins précisé ; elles auraient été tuées le jour où les forces loyales à Alassane Ouattara (les Forces républicaines, ou FRCI) ont repris la main sur la ville, à l’issue de combats sanglants le 28 mars. Il pourrait aussi s’agir de représailles après la fusillade de cent personnes mi-mars, dans la même ville, par les forces pro-Gbagbo.
Il y a une semaine déjà –au lendemain de la prise de Duékoué par les FRCI), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) faisait état de 800 corps trouvés dans cette ville de l’Ouest. Dans une interview au «Monde», un porte-parole du CICR, confirmait hier ce chiffre d’au moins 816 morts, et rappelle que ce sont ses équipes qui «ont ramassé les corps, soit dans les maisons, soit à l’extérieur, pour les enterrer dans la dignité» et donc qui ont compté les morts. Il est également très difficile d’établir l’appartenance ethnique des victimes, et celle de leurs meurtriers. Après ce carnage des 29 et 30 mars, seule la mission des Nations unies (Onuci) a désigné les Forces pro-Ouattara comme responsables de «la plupart» des exactions. Les ONG, elles, restent prudentes et évoquent plusieurs pistes. Elles plaident pour une enquête indépendante, menée par la Cour pénale internationale. «Certains disent que les responsables sont des forces pro-Ouattara. D’autres disent que ce sont les forces pro-Gbagbo et d’autres encore l’attribuent à des milices. Je ne suis pas certaine même que l’enquête parvienne à déterminer les coupables», a résumé Valérie Amos, la chef des opérations humanitaires à l’ONU, sur RFI.
Duékoué, ville d’environ 75 000 habitants (en majorité guérés), est clairement devenu l’épicentre des conflits post-électoraux en Côte d’Ivoire. Outre ces affrontements politiques, qui se sont intensifiés à travers le pays depuis la fin mars, les tensions sont exacerbées dans cette zone, qui porte les stigmates des luttes ethnico-religieuses qui ont rythmé l’Histoire du pays. Située à la frontière angolaise, cette commune avait déjà été, en 2005, le théâtre d’une tuerie intercommunautaire, faisant plus de 40 morts. Depuis 1997, les tensions entre autochtones guérés et ceux que l’on appelle les «allogènes» (immigrés de la fin des années 90, venus pour la plupart d’autres pays d’Afrique de l’Ouest, et considérés comme pro-Ouattara), se multiplient sur fond d’exploitation forestière et de croissance non contrôlée de la population de cette ville cacaoyère et caféière (l’ancienne colonie française est le premier producteur mondial de cacao, et un des premiers de cafés). Rappelons que ce pays de plus de 21 millions d’habitants, compte plus d’un quart d’étrangers, et une soixantaine d’ethnies, regroupées en groupes. Autrement dit, les tensions ethnico-raciales ont attisé les tensions politiques, et vice-versa.
OUATTARA, UN « ÉTRANGER »
Le président reconnu par la communauté internationale, Alassane Ouattara, fils de riches commerçants, est lui-même au cœur de la polémique sur «l’ivoireté» *. Issu du groupe ethnique des Dioulas –venus principalement du Mali et du Burkina Faso, et globalement regroupés dans le Nord-Est de la Côte d’Ivoire- il est pointé par une partie de la population comme un étranger –et certains en ont allègrement fait un argument de campagne. Il a d’ailleurs fait ses études aux Etats-Unis, et sur le registre des étudiants boursiers africains qui ont étudié aux Etats-Unis, ADO est recensé parmi les «Burkinabés» -une polémique sur son acte de naissance continue de diviser les Ivoiriens. En outre il a épousé une Française, et est musulman –alors que Laurent Gbagbo, qui était catholique, a viré évangélique sous l’influence de sa femme.
La crise post-électorale a d’ailleurs aussi un aspect religieux, dans la mesure où, comme l’expliquait l’écrivain ivoirien Venance Konan sur Europe 1 ce vendredi, le président sortant serait persuadé d’avoir été choisi par Dieu. Selon cet opposant à Gbagbo réfugié en France, le groupe de pasteurs qui l’entoure a «réussi à lui mettre dans la tête qu’il est l’élu de Dieu. Il a réussi à faire traîner les élections pendant cinq ans, en répétant tous les jours aux Ivoiriens: « c’est Dieu qui m’a mis là, c’est Dieu qui m’enlèvera de là », a-t-il déclaré. Et à force de le répéter, je crois que lui-même a fini par y croire.» A ses yeux, le dirigeant acculé dans son bunker d’Abidjan «est en plein délire» mystique. «Ses partisans, même à Paris, organisent des séances de prière, et ils attendent l’arrivée de l’armée de Dieu, qui va descendre sur le bunker pour le protéger», relate-t-il. De même, l’ambassadeur ivoirien à Paris (proche d' »ADO »), Ali Coulibaly avait décrit l’état d’esprit de Gbagbo mardi sur i>Télé. «Ce qu’avait prédit le prophète n’est pas avéré. Il avait dit qu’un miracle se produirait quelques temps après les difficultés qu’il traverse en ce moment. (…) Il ne faut pas oublier la dimension messianique» de la crise actuelle», avait-il souligné.
* concept attribué à l’ancien président Charles Konan Bédié, successeur de Félix Houphouët-Boigny, établissant des critères très strictes de nationalité ivoirienne, et ayant donné lieu à des dérives racistes et xénophobes.