L’ONU a longtemps retardé la publication d’un rapport d’enquête sur la Côte d’Ivoire. S’il avait été publié avant la présidentielle, il aurait sérieusement ébranlé les prévisions les plus optimistes.
Pendant sept mois, un rapport des Nations unies qui éclaire d’un jour nouveau la crise que vient de connaître la Côte d’Ivoire a dormi dans les tiroirs. L’ONU, qui en avait retardé la publication, vient finalement de le faire quasiment en catimini. S’il avait été publié avant la présidentielle, il aurait sinon entraîné son report, au moins sérieusement ébranlé les prévisions les plus optimistes quant à l’issue du second tour du 28 novembre 2010.
Le 17 septembre 2010, les cinq experts désignés pour enquêter sur les violations éventuelles des embargos sur les armes et sur le trafic de matières premières envoient une première lettre à Maria Luiza Ribeiro Viotti, la présidente du Comité des sanctions des Nations unies pour la Côte d’Ivoire, mis en place par la résolution 1572 (en 2004) du Conseil de sécurité. La lettre précède leur rapport, qui aurait dû être publié quelques semaines plus tard. Il ne l’a finalement été que sept mois plus tard, accompagné d’une lettre datée du 20 avril 2011, signée de Maria Luiza Ribeiro Viotti, adressée au président du Conseil de sécurité des Nations unies.
Le groupe précise qu’il a démarré son travail le 12 janvier 2010 et a maintenu une présence continue en Côte d’Ivoire où il a mené des enquêtes dans toutes les régions et auprès de différents pays ayant un lien avec la situation en Côte d’Ivoire. Il ajoute qu’il rend là son rapport final qui dresse un état des lieux accablant de la situation en Côte d’Ivoire quelques semaines avant le premier tour de l’élection la plus cruciale de son histoire.
D’emblée les experts font un constat qui a de quoi faire réfléchir:
«Les parties au conflit ont constamment invoqué les dispositions de l’Accord politique de Ouagadougou [signé en mars 2007 entre le camp Gbagbo et les ex-rebelles des Forces nouvelles, ndlr] pour entretenir le mythe de la marche vers la réunification de la Côte d’Ivoire. Le gouvernement ivoirien, les Forces nouvelles et les partis d’opposition n’aspirent pas à la réunification. La division du pays arrange tellement certains acteurs et préoccupe si peu les autres que la réunification ne peut être aujourd’hui un objectif politique partagé.»
Et ils concluent à ce propos: «Le redéploiement de l’administration civile, le désarmement, le cantonnement des forces, les contrôles douaniers et la réunification elle-même existent sur le papier et ont fait l’objet de nombreuses cérémonies mais ne se concrétisent pas pour autant. […] Ce qui est clair, c’est que la réunification est aujourd’hui une abstraction.»
Autrement dit, à lire les experts, tous les discours lénifiants sur la réalité de la réunification de la Côte d’Ivoire coupée en deux depuis le début de la rébellion le 19 septembre 2002 ne reflètent en rien la réalité.
Les deux camps se réarmaient
Deuxième enseignement clé du rapport du groupe d’experts de l’ONU: courant 2010, le camp Gbagbo comme les ex-Forces nouvelles n’ont cessé de se réarmer et «ni le gouvernement, ni les Forces nouvelles n’ont coopéré pleinement avec le groupe d’experts», précisent-ils. Le rapport explique en détail comment les deux parties ont refusé systématiquement les inspections de sites stratégiques, notamment le camp de la garde républicaine et les sites présidentiels, pour le camp Gbagbo. Idem pour les «complexes résidentiels», en réalité des camps militaires, des Forces nouvelles.
La situation est telle, au moment où ils enquêtent, que les experts recommandent des sanctions contre le ministre de la Défense de l’époque, Michel Amani Nguessan (pro-Gbagbo), mais aussi contre deux commandants de zone, membres des ex-Forces nouvelles: Losseni Fofana, commandant de la zone de Man, dans l’Ouest du pays, et Issakia Ouattara dit Wattao, commandant de la zone de Séguéla dans le Nord, qui sera un acteur clé de l’offensive contre Laurent Gbagbo quelques mois plus tard.
Les experts mettent en cause, en outre, l’exploitation illégale des ressources naturelles dans les zones que contrôlent ces deux «com’zone» et leur utilisation potentielle pour l’achat d’armes:
«Les commandants susmentionnés disposent de recettes non comptabilisées provenant des ressources naturelles, recettes qui peuvent fort bien être détournées pour acquérir des armes et du matériel connexe en violation du régime de sanctions.»
Les experts signalent aussi que les deux camps ont importé du matériel militaire. D’après le rapport, pour le camp Gbagbo il s’agissait essentiellement de véhicules blindés de transport de troupes, de pistolets et de matériel anti-émeutes, tandis que le gouvernement ivoirien a bénéficié d’une assistance militaire pour remettre en état un hélicoptère de combat MI-24. Pas de trace, en revanche, dans le rapport, des nombreuses armes lourdes découvertes à la chute de Laurent Gbagbo.
Côte Forces nouvelles, le constat est plus clair:
«Le Groupe d’experts et l’Onuci [Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire, ndlr] continuent d’observer un certain nombre d’armes lourdes déployées par des unités des Forces nouvelles qui n’ont pas été présentées aux fins d’inspection. L’origine de ces armes n’est pas clairement définie.»
Le rapport ajoute que «certains commandants de zone des Forces nouvelles s’efforcent de rééquiper leurs effectifs». Le précédent groupe d’experts, qui avait enquêté en 2009, avait découvert un grand nombre de fusils d’assaut «dont les numéros de série avaient été effacés par meulage de manière identique». Il avait toutefois noté que «des armes sans numéro de série des Forces nouvelles étaient entrées en provenance du territoire du Burkina Faso».
En 2010, le groupe d’experts a découvert plusieurs lots d’armes et de munitions aux mains des Forces nouvelles ayant transité par le Burkina Faso, notamment des fusils d’assaut AKMS en provenance de Pologne.
Les experts révèlent aussi avoir «appris que la société A.D. Consultants (Israël) avait licitement transféré au Burkina Faso, le 13 décembre 2005, la partie du lot revenant à Yugoimport, soit au total 350.000 cartouches». Ils précisent avoir écrit aux autorités du Burkina Faso pour les informer de la découverte en Côte d’Ivoire de munitions utilisées par la police et les forces militaires burkinabè:
«Le gouvernement burkinabè a répondu le 16 juin 2010 que « des » munitions 9×19 mm avaient été perdues durant des combats entre les militaires et la police et au cours de mutineries des forces militaires en décembre 2006. Il a également fourni une liste des armes et des munitions qui auraient été perdues à cette occasion.»
A la fin de sa réponse, le Burkina Faso déclarait:
«Il convient de rappeler que la porosité des frontières, doublée de l’accroissement du phénomène du banditisme, ont pu permettre la circulation desdits matériels hors du territoire national.»
Le groupe conclut en précisant qu’il «continue de penser que les munitions sont entrées dans le nord de la Côte d’Ivoire à partir du territoire burkinabè et ont été ensuite transférées à une partie civile dans le sud du pays».
Les experts terminent avec un constat qui aurait fait couler beaucoup d’encre si le rapport avait été publié avant la présidentielle:
«Depuis 2009, un certain nombre d’unités des Forces nouvelles stationnées à Korhogo, Man et Séguéla ont été visiblement rééquipées et ont reçu du matériel militaire et des uniformes neufs. Certaines semblent même être mieux habillées et mieux équipées que l’armée régulière ivoirienne.»
Détournement des ressources naturelles
Le groupe d’experts fait un état des lieux peu reluisant de l’utilisation des ressources naturelles par les deux camps entre janvier et septembre 2010.
Le Groupe note «qu’une cinquantaine d’organismes gouvernementaux opérant dans divers secteurs économiques gèrent actuellement des recettes parafiscales qui ne sont pas comptabilisées dans le budget officiel de l’Etat».
Les experts s’inquiètent de l’opacité de la gestion du Comité de gestion de la filière cacao-café:
«Rien n’empêche le gouvernement de détourner des fonds pour acheter des armes et du matériel connexe. Le Groupe rappelle à cet égard que les recettes provenant du cacao ont déjà été utilisées à cette fin», précisent-ils.
Même opacité, ajoutent-ils, pour ce qui concerne les recettes du gouvernement ivoirien provenant de l’exploitation du pétrole. Elles ne sont pas «comptabilisées et pourraient être détournées afin d’acheter des armes et du matériel connexe».
D’après le groupe, les grandes sociétés multinationales ont été peu coopératives:
«Le Groupe a envoyé six lettres à des compagnies pétrolières opérant en Côte d’Ivoire: quatre n’ont pas répondu et deux ont envoyé des réponses incomplètes ou s’écartant du sujet.»
En ce qui concerne la zone contrôlée par les Forces nouvelles, les experts onusiens dressent un état des lieux sans concessions. Ils expliquent notamment que, dans la zone Nord, les exportations de cacao produites autour des villes de Man, Séguela et Vavoua se sont poursuivies et ont continué à être achetées par dix sociétés multinationales. La marchandise transitait par le Burkina Faso et était achetée et exportée au port maritime de Lomé, au Togo.
Selon les experts, «au moins 10% des fonds versés à Lomé par les multinationales» bénéficiaient «directement aux commandants de zone des Forces nouvelles».
«Le Groupe estime qu’au moins 6 des 10 commandants de zone perçoivent des recettes provenant de la taxation du commerce du cacao, qui ont augmenté à la suite de la hausse du cours international durant les dernières années. Aucun de ces commandants n’a accepté de montrer ses comptes au Groupe d’experts.»
Les experts estimaient que les recettes tirées par les Forces nouvelles de la taxation du cacao représentaient un chiffre situé entre 22 et 38 millions de dollars (15 à 27 millions d’euros) par an qui n’était pratiquement pas comptabilisé dans le budget.
Et manifestement ces exportations de cacao arrangeaient tout particulièrement le Burkina Faso, puisque «pour chaque camion de 40 tonnes une taxe d’environ 6,4 millions de francs CFA [environ 8.700 euros], soit à peu près 1% de la valeur de l’expédition» était prélevée par la douane.
Concernant les ressources minières, le Groupe estime que le nord de la Côte d’Ivoire produit et exporte chaque année des diamants bruts représentant entre 500.000 et 1 million de carats. Le commerce de ces diamants rapporte entre 145 et 290 millions de dollars (100 à 200 millions d’euros) par an, somme sur laquelle les commandants de la zone 5 (Séguéla), Ouattara Issiaka dit Wattao, et de la zone 10 (Korhogo, Tortiya), Martin Kouakou Fofié, prélèveraient, selon le Groupe, des taxes à hauteur d’au moins 8%, soit entre 11,6 et 23,2 millions de dollars par an. «L’utilisation qui est faite des recettes provenant des diamants est totalement opaque et le Groupe ne peut exclure que les Forces nouvelles y aient recours pour acheter des armes, en violation de l’embargo», dit le rapport.
Selon l’enquête des experts, la Côte d’Ivoire aurait produit environ sept tonnes d’or brut en 2009, pour l’essentiel dans le sud du pays.
«Sachant que les revenus générés par la production aurifère sont estimés à 448 millions de dollars par an et que le budget fait officiellement état d’à peine 600.000 dollars […], on peut penser que le gouvernement s’est constitué d’importantes recettes parafiscales issues de l’exploitation de l’or, d’où le risque que ces fonds ne soient détournés pour servir à acheter des armes. Les Forces nouvelles prélèvent des taxes sur l’extraction de l’or […], mais n’ont laissé filtrer aucune information d’ordre budgétaire.»
Sanctions individuelles
Parmi les autres enseignements de ce rapport, on apprend, sans surprise, que les experts recommandaient le maintien des sanctions contre Charles Blé Goudé, leader des Jeunes patriotes pro-Gbagbo, en raison de «déclarations publiques répétées préconisant la violence contre les installations et le personnel des Nations unies, et contre les étrangers; direction et participation à des actes de violence commis par des milices de rue, y compris des voies de fait, des viols et des exécutions extrajudiciaires; intimidation du personnel de l’ONU, du Groupe de travail international (GTI), de l’opposition politique et de la presse indépendante; sabotage des stations de radio internationales; obstacle à l’action du GTI, de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire et des forces françaises et au processus de paix tel que défini par la résolution 1643 (2005)».
Les experts proposaient également le maintien des sanctions contre un autre leader de la galaxie patriotique, Eugène N’goran Kouadio Djué, et contre l’un des commandants de zone des Forces nouvelles, Martin Kouakou Fofié. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes lorsqu’on sait que c’est sous sa garde que se trouve actuellement le président ivoirien déchu Laurent Gbagbo. Le rapport le décrit ainsi:
«Caporal-chef, commandant des Forces nouvelles pour le secteur de Korhogo. Les forces sous son commandement se sont livrées au recrutement d’enfants soldats, à des enlèvements, à l’imposition du travail forcé, à des sévices sexuels sur les femmes, à des arrestations arbitraires et à des exécutions extrajudiciaires, en violation des conventions relatives aux droits de l’homme et du droit international humanitaire; obstacle à l’action du GTI, de l’Onuci et des forces françaises et au processus de paix tel que défini par la résolution 1643 (2005).»
Aucune raison officielle n’a été avancée pour expliquer pourquoi ce rapport n’a été publié que près de huit mois après avoir été transmis officiellement au président du Conseil de sécurité. Il ne fait aucun doute en tous cas que ses conclusions dérangeaient. La date de sa transmission –le 20 avril, soit après la chute de Laurent Gbagbo– est, à elle seule, tout un symbole. Il est, quoi qu’il en soit, clair que s’il avait été rendu public à la veille de la présidentielle, il aurait donné des arguments à ceux pour qui les conditions d’une élection paisible et transparente n’étaient pas réunies.
Jérémie Ncubé