Le maréchal Tantaoui promet un transfert accéléré du pouvoir aux civils.
De notre envoyé spécial au Caire
La place Tahrir ressemble à un immense organisme vivant. Autour du rond-point central où le village de tentes est réapparu, des centaines de milliers de personnes tournent, s’arrêtent, se regroupent, agitent des drapeaux égyptiens, reprennent en chœur des slogans: «Le peuple veut le départ du Maréchal!» Des marchands ambulants vendent à boire, thé ou jus de fruits, à manger, du kochari, le plat populaire égyptien, du pop-corn, sans oublier l’équipement de base du manifestant: masque à gaz, lunettes de sécurité et casque de chantier.
Mardi, le rassemblement était le plus important depuis la révolution de février dernier, mais la place est restée assez calme.Les seuls affrontements ont lieu dans la rue Mohammed Mahmoud. Les manifestants craignent que la police ne tente d’investir la place Tahrir. Les policiers que les manifestants n’attaquent le ministère de l’Intérieur. La police antiémeute tire sans discontinuer des grenades lacrymogènes, mais ne parvient qu’à contenir la foule, pas à la repousser. Les blessés et les victimes des gaz incapacitants, assez puissants pour faire s’évanouir de grands gaillards, sont évacués vers l’arrière, et aussitôt remplacés par d’autres. Des ambulances et des scooters vont et viennent, toutes sirènes hurlantes dans les corridors aménagés entre des digues humaines de manifestants.
Neuf mois après la chute de Moubarak, la dynamique de la place Tahrir ressemble étrangement à celle qui a fait tomber le raïs. Les manifestants chantaient alors: «Le peuple et l’armée ne forment qu’une seule main.» Ils sont cette fois unis contre la junte militaire et scandent: «L’armée et la police ne forment qu’une seule main sale.»
«Un vaste gâchis»
La nouvelle place Tahrir a les mêmes caractéristiques que sa première version, qui la rendent imprévisible et incontrôlable. Pas de chefs. Pas de programme politique défini. Pas d’organisation unique. Les islamistes ne sont qu’une composante parmi d’autres: «Les salafistes et les Frères musulmans ont été les organisateurs de la manifestation de vendredi, mais ils sont rentrés chez eux le soir même. C’est la tentative de la police de chasser les quelques centaines de personnes qui restaient le lendemain matin qui a tout déclenché. Personne aujourd’hui ne contrôle la place Tahrir, dit Rami Shaaf, l’un des responsables du mouvement de gauche l’Égyptien libre. On a expliqué aux salafistes qu’il n’y aurait pas de tribune ni de discours, pour éviter que la place Tahrir ne serve les intérêts politiques de quelque parti que ce soit, ajoute-t-il. C’est un mouvement populaire qui n’appartient à personne.» Les Frères musulmans ont appelé leurs militants à ne pas participer à la manifestation mardi, mais ils n’ont pas été écoutés par leurs sympathisants les plus jeunes, qui se sont rendus sur la place au défi de ces mots d’ordre.
Aucune figure politique n’y est visible. Le docteur Mohammed el-Beltagy, ancien parlementaire et porte-parole des Frères musulmans, a essayé de s’y faire entendre dimanche, mais il a été chassé par la foule. Les manifestants sont unis par une même colère face au Conseil suprême des forces armées. Cette junte formée par dix-neuf officiers supérieurs, la plupart inconnus de la population, est dirigée par un vieux maréchal de 76 ans, Mohammed Hussein Tantaoui. Il a tenté mardi soir, dans sa première apparition télévisée, d’apaiser la foule: «Le Conseil suprême ne veut pas le pouvoir. Notre seule mission est la défense de l’Égypte, a-t-il annoncé solennellement. Les critiques sont infondées, et ceux qui ont tenté de creuser un fossé entre le peuple et l’armée portent une lourde responsabilité. Nous acceptons la démission du gouvernement, qui continuera à expédier les affaires courantes jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement. Une élection présidentielle se tiendra en juin prochain et nous remettrons immédiatement le pouvoir aux nouvelles institutions. Le Conseil ne soutient personne. Le résultat sera celui qu’aura choisi le peuple.» Il n’a pas exclu un référendum sur un transfert immédiat du pouvoir aux autorités civiles, «si le peuple le demande».
Sombrer dans le chaos
Mais il est peut-être déjà trop tard. Comme en janvier dernier, des concessions qui auraient pu, quelques jours plus tôt, satisfaire la foule, ne sonnent plus que comme des mots creux, et un encouragement à continuer. «Tahrir n’acceptera pas les propositions du Conseil. Elle va le faire tomber comme elle a fait tomber Moubarak», prédit un des célèbres tweeteurs de la place Tahrir, Big Pharaoh.
L’hypothèse d’une chute de la junte inquiète pourtant un grand nombre d’Égyptiens. À la télévision d’État, des analystes politiques répètent tous à peu près le même discours: l’armée est la dernière institution nationale intacte. Sans le Conseil suprême des forces armées, l’Égypte risque de sombrer dans le chaos. «La place Tahrir est insatiable, dit Hicham Kassem, journaliste et activiste libéral égyptien connu. Le seul objectif des manifestants est d’occuper la place et d’y rester. La grande majorité s’y promène. Une minorité adore la bagarre. L’armée a fait des erreurs de calcul. Elle n’a maintenant quasiment aucune solution. Il est trop tard pour évacuer la place, un déploiement de forces n’aboutirait qu’à un massacre. Accéder aux demandes des manifestants ne réussirait sans doute qu’à augmenter leurs revendications.»
«Je n’ai aucune idée sur la manière dont on peut s’en sortir, ajoute-t-il. Si le mouvement s’étend au reste du pays, on court au désastre. Les élections qui devaient commencer la semaine prochaine et permettre de sortir de l’impasse risquent d’être annulées. C’est un vaste gâchis.»