L’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe livre son point de vue sur la crise ivoirienne.
Achille Mbembe, historien et philosophe camerounais, a des analyses qui dénotent sur la Côte d’Ivoire. Il avait écrit avec son compatriote Célestin Monga, intellectuel et économiste travaillant pour la Banque mondiale, une tribune remarquée sur la «démocratie au bazooka» qui s’annonçait en Côte d’Ivoire.
Aujourd’hui, il dénonce toujours l’imbrication du militaire dans le politique au pays d’Alassane Ouattara. Très critique sur la célébration du cinquantenaire des indépendances, cet intellectuel souvent sollicité par les médias français ne prend pas de pincettes. Pour lui, «tout est à reprendre, à repenser» en matière de démocratie en Afrique.
Dans son dernier essai sur l’Afrique décolonisée, Sortir de la grande nuit, (La Découverte, 2010), Achille Mbembe raconte avoir été marqué dans son enfance par la mort sous toutes ses formes: rites liés aux funérailles, mort singulière d’un parent, Pierre Yém Mback, nationaliste exécuté par l’armée française en 1958, en même temps que Rubem Um Nyobè, et à qui le Cameroun indépendant d’Amadou Ahidjo a refusé une sépulture.
Le jeune Mbembe arrive à Paris en 1982, une maîtrise d’histoire en poche, pour décrocher des diplômes de troisième cycle à la Sorbonne et découvrir la France. «Un vieux pays orgueilleux avec sa face nocturne», écrit-il, celle des préjugés de race tenaces malgré les prétentions universalistes de la patrie des droits de l’homme. A New York, à partir de 1986, le melting pot et l’effervescence de l’Amérique noire lui paraissent autrement plus stimulants. Il vit depuis 2001 à Johannesburg, en Afrique du Sud, où il explore «les soubassements d’une modernité afropolitaine», tout en enseignant à l’Université du Witwatersrand.
L’«afropolitanisme», concept de son invention, n’est ni le panafricanisme des pères des indépendances, ni la négritude chère à Senghor et Césaire. Cette citoyenneté créole, telle que l’auteur en fait quotidiennement l’expérience en Afrique du Sud, «est une manière d’être au monde qui refuse, par principe, toute forme d’identité victimaire».
L’auteur propose de se libérer de la définition coloniale de l’autre, marquée par le racisme, mais aussi de se défaire des idéaux du passé, parmi lesquels la «solidarité nègre» issue du panafricanisme. Son objectif: adopter une autre «position culturelle et politique sur la nation, la race et la différence en général».
Achille Mbembe travaille sur un concept ouvert, en construction, susceptible de servir aussi bien à une France qui «ne s’est pas décolonisée», à son avis, qu’à une Afrique contemporaine. Résolument optimiste, le philosophe renvoie dos à dos deux discours qu’il contribue à rendre totalement désuets: celui des afropessimistes, persuadés de l’incapacité intrinsèque de l’Afrique à progresser, et celui d’un certain radicalisme africain, qui impute à l’Occident tous les maux africains.
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SlateAfrique – Tenez-vous Laurent Gbagbo pour un grand nationaliste africain?
A. M. – Non, il a bradé une grosse partie des ressources ivoiriennes auprès des conglomérats français que l’on connaît. Laurent Gbagbo aurait pu faire comme Mathieu Kérékou au Bénin: accepter sa défaite électorale, partir, devenir un ermite, s’installer dans le nord de la Côte d’Ivoire et ne plus rien dire, pour mieux préparer un éventuel retour.
SlateAfrique – Pour son crédit, Laurent Gbagbo n’a-t-il pas mené avec son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), le combat pour la démocratie?
A. M. – Il faut voir la façon dont tout cela s’est terminé! Le chaos! La question de fond, pour moi, n’est pas là. La démocratie en Afrique ne peut pas résulter d’interventions externes. Rien dans l’histoire de l’Afrique, pas un seul exemple ne montre qu’une initiative de ce type a créé ne serait-ce que les conditions de la démocratie. Il incombe aux Africains d’instaurer chez eux un régime démocratique. Ils ne pourront pas se défausser de cette responsabilité sur d’autres.
Il faut démilitariser le politique, dissocier l’art de faire de la politique de l’art de faire la guerre. Tant que les élections sont un art de faire la guerre autrement, on n’y arrivera pas. Nous n’avons pas suffisamment réfléchi à la question de la violence chez nous. Le recours à la violence peut être inévitable dans certaines conditions, mais il est toujours la marque d’un déficit d’imagination. Les oppositions veulent arriver au pouvoir coûte que coûte, par un coup d’Etat ou des interventions militaires étrangères. Pour le moment, si vraiment on veut aller de l’avant, il faut diminuer les niveaux de violence sur le continent.
SlateAfrique – La Guinée n’est-elle pas sortie meurtrie des dernières élections, avec un fossé qui s’est creusé entre deux grandes communautés, les Peuls et les Malinkés?
A. M. – Les élections sont devenues chez nous l’instrument de la division. Cela exige des réflexions de fond que personne ne veut entendre ni entreprendre, parce que tout le monde est focalisé sur l’instant et la conquête du pouvoir. Beaucoup pensent que la crise est réglée en Guinée, alors qu’il n’en est rien.
Il faut arrêter de poser les problèmes africains en termes d’urgence, d’intervention militaire et humanitaire. Il n’y a pas de débat entre les libéraux africains et les nationalistes, les anti-impérialistes. Le vrai débat, en Afrique, se passe entre des gens qui pensent qu’il est de notre responsabilité de travailler sur le long terme pour instaurer les conditions d’une démocratie africaine, et ceux qui ne veulent pas en entendre parler.
SlateAfrique – Existe-t-il à votre avis un fossé entre les bonnes volontés à l’œuvre dans la société civile, et un désamour de la politique chez les jeunes générations?
A. M. – Il s’agit d’une énorme déperdition d’énergie et de savoir! Beaucoup se détournent de la politique, y compris dans des pays comme l’Afrique du Sud qui sont pourtant complexes et qui reposent sur des bases positives. Il nous faut réarticuler des propositions pertinentes et complexes qui puissent ramener les gens à la chose politique. Le type de proposition formulée par le pouvoir et l’opposition revient à cet axiome: «Ôte-toi de là que je m’y mette!». Et ce dans le droit fil de la politique de prédation qui nous a enfoncés dans le fossé où nous nous trouvons.
SlateAfrique – N’existe-t-il aucune exception?
A. M. – Il y a des modulations, bien entendu, mais dans le fond, ce sont des démocraties sans choix. L’incapacité des formations politiques africaines à faire des propositions est en cause, mais aussi le moment néoliberal que nous vivons. Il en va de même en Europe, en Amérique Latine et ailleurs: nous traversons une ère de la démocratie sans choix. La question de la réinvention de la démocratie est bien mondiale. Il faut y répondre en fonction de notre histoire et de notre position sur l’échiquier mondial. Sans cet énorme investissement intellectuel, nous allons tourner en rond.
SlateAfrique – Faut-il remonter aux sociétés démocratiques d’avant la colonisation, en revisitant la charte du Mandé notamment?
A. M. – Il faut chercher partout, ouvrir un vaste imaginaire puisant dans notre histoire et d’autres histoires; en Inde, en Chine et ailleurs. Imaginons les élections d’une autre manière et mettons un terme à la politique du gagnant qui ramasse tout! Imaginons des formes hybrides de représentation qui tiennent compte des différents statuts sociaux tels qu’ils existent dans les mentalités locales. Cet effort d’immersion anthropologique, personne ne prend le temps de le faire, parce que tout le monde veut parvenir au pouvoir. Arrive au pouvoir celui qui est simplement capable de mobiliser le plus de force.
SlateAfrique – Que représente la crise ivoirienne dans ce contexte?
A. M. – C’est l’illustration caricaturale d’un dilemme africain, d’une combinaison d’élections et de mouvements armés. Certains Africains prétendent que des militaires nigérians ou burkinabè peuvent instaurer la démocratie à Abidjan. C’est étonnant! Le tropisme consiste à arriver coûte que coûte au pouvoir. Personne ne se pose la question de l’adéquation des fins et des moyens. En Côte d’Ivoire, c’est une démocratie sans éthique qui se construit.
SlateAfrique – Qu’aurait-il fallu faire en Côte d’Ivoire?
A. M. – Je n’en sais rien… Il faut surtout réfléchir pour que le scénario ivoirien ne se répète pas ailleurs, au Cameroun, au Sénégal, en République démocratique du Congo (RDC)… Les élections sont devenues le vecteur le plus direct de la conflagration des sociétés africaines. Elles ne remplissent plus du tout la fonction de légitimation qu’elles sont censées remplir dans tout ordre démocratique. Au contraire, elles sont des facteurs de division. Comment en sortir?
SlateAfrique – Redoutez-vous une crise majeure en RDC avec les élections prévues pour novembre 2011?
A. M. – Bien entendu! J’ai pris un peu de temps pour étudier les élections en Afrique depuis1990. C’est incroyable! Celles qui se terminent par la destruction des biens et des vies humaines sont bien plus nombreuses que les alternances ou les transitions pacifiques du pouvoir. On ne peut pas faire comme si ce n’était pas le cas. Or, on continue d’organiser des scrutins, on dépense beaucoup d’argent comme en Côte d’Ivoire…
SlateAfrique – Concluez-vous à un échec total de la démocratisation amorcée au début des années 1990 avec la fin de la guerre froide?
A. M. – Non, pas nécessairement, mais il faut reconnaître que c’est bancal et réfléchir sur la question de la représentation. Beaucoup pensent qu’en Afrique, on n’a pas besoin de réfléchir. On est dans l’urgence. Il faut arrêter la logique de l’urgence et investir dans la réflexion sur la longue durée. Nous sommes face à des sociétés fragiles, complexes et anciennes, qui puisent dans un temps extrêmement long et qui participent de plusieurs mondes en même temps. Chaque fois, on simplifie, au lieu de travailler sur la base de la complexité.
SlateAfrique – La responsabilité de la crise en Côte d’Ivoire incombe-t-elle à Félix Houphouët-Boigny, qui n’a pas bien réglé sa succession?
A. M. – La question de la succession représente le talon d’Achille des empires et des royaumes précoloniaux africains. Ces Etats ont implosé et se sont souvent dissouts autour des questions de succession. Ce problème est très ancien. La colonisation n’a fait que le rendre plus complexe, et les indépendances davantage encore.
Dans cet âge d’économisme où l’on veut tout compter, qui veut entendre parler de culture du pouvoir? Nous sommes bloqués par des processus mentaux qui créent des tragédies. L’Afrique représente un milliard de jeunes, auxquels les seuls marchés qui s’ouvrent sont les marchés militaires, ou les marchés de la migration. On me dira que je suis utopiste et j’ai parfois la sensation de prêcher dans le désert. Mais il faudra bien créer d’autres modalités de redistribution des richesses, qui ne passent pas par la prédation!
Propos recueillis par Sabine Cessou