Le scandale des biens mal acquis revient dans l’actualité à la veille de la présidentielle française. Thomas Hofnung qui vient d’y consacrer un ouvrage analyse pour Slate Afrique les ramifications de ce système au coeur de la classe politique française.
SlateAfrique – A lire votre ouvrage (Le scandale des biens mal acquis: enquête sur les milliards volés de la Françafrique, co-écrit avec Xavier Harel. Ed La découverte), on a le sentiment que la Françafrique reste une réalité?
Thomas Hofnung – C’est exact, mais disons d’emblée qu’elle est en perte de vitesse. Cette nébuleuse hors norme se perpétue mais elle est condamnée à disparaître, faute d’acteurs. Une génération nouvelle est en train d’arriver aux commandes en Afrique, qui est née après l’indépendance. Certes Ali Bongo a pris la succession de son père à Libreville, mais on voit bien qu’il veut ouvrir le Gabon à d’autres partenaires ; ce qu’avait déjà commencé à faire son père. On pense à la Chine, mais pas seulement: le Brésil, le Qatar, Dubaï et l’Iran sont sollicités. La Françafrique n’est pas un astre mort qui donnerait l’illusion de continuer à briller, mais une étoile déclinante. Cette mutation s’observe, d’une autre manière, en France: Nicolas Sarkozy ne s’intéresse guère à l’Afrique. Il n’y met pas d’affect et nourrit une relation purement utilitariste. Pour lui, c’est un continent où l’on peut faire des affaires, y exploiter des matières premières et dont il faut contenir les «débordements» (immigration clandestine, menace terroriste). Pas plus, pas moins.
SlateAfrique – Le président Sarkozy avait promis de mettre un terme aux pratiques de la Françafrique. Peut-on dire que ses promesses ont été suivies d’actes?
T.H – Clairement non. La seule véritable avancée est dans le domaine militaire: Nicolas Sarkozy a demandé une rénovation des accords de défense liant notre pays à d’anciennes colonies et leur publication. On a fermé les bases de Dakar et d’Abidjan, même si nous maintenons une présence militaire sur place. Mais il n’est plus question, officiellement, d’intervenir dans les affaires intérieures d’un pays, comme ce fut le cas en 2002 en Côte d’Ivoire. Certes, en avril dernier, la France est intervenue pour forcer Laurent Gbagbo à lâcher le pouvoir, mais c’était un cas très spécifique: le dispositif Licorne, en appui de l’ONU, était déjà en place, Nicolas Sarkozy en a hérité en arrivant à l’Elysée. En 2008, l’armée française a certes aidé Idriss Déby assiégé par les rebelles dans son palais, mais Paris avait aussi proposé de l’exfiltrer. Je pense que désormais la France essaiera de rester en retrait le plus possible dans les conflits qui se déroulent dans son ancien «pré carré».
Pour le reste, Nicolas Sarkozy n’a en rien modifié les usages. Bien au contraire, le poids qu’a eu un Robert Bourgi dans les affaires africaines jusqu’à l’arrivée d’Alain Juppé au Quai d’Orsay témoigne même d’une régression.
SlateAfrique – Peut-on affirmer que la famille Bongo a financé sa campagne de 2007?
T.H – L’affirmer est une chose, le prouver en est une autre. Des indices convergent en ce sens (le nombre de rencontres entre Sarkozy et Bongo durant la campagne, l’annulation d’une partie de la dette gabonaise après l’élection de Sarkozy, la Légion d’honneur à Bourgi, l’éviction de Bockel du ministère de la Coopération, etc.), mais quand l’opposant gabonais Mike Jocktane évoque des valises qui auraient continué de circuler entre Libreville et Paris durant la campagne de 2007 et même après, il sait bien que c’est parole contre parole. Les valises ne laissent pas de traces comptables. D’où leur intérêt, à l’heure où l’on peut effectuer très facilement des virements sur des comptes off shore. Mais qui dit que, demain, ces comptes ne seront pas repérés? Mike Jocktane évoque dans notre livre l’existence de vidéos des remises de mallettes. Il faudrait pouvoir les visionner. En l’état actuel des choses, c’est bien sûr impossible. Ce qui est étonnant, c’est le silence assourdissant de l’Elysée face au témoignage de Jocktane. Comme si à Paris on préférait faire profil bas. Une attitude à ranger, selon moi, au rayon des indices convergents dont je parlais…
SlateAfrique – Comment expliquer la proximité d’Omar Bongo avec Nicolas Sarkozy ?
T.H – Je ne crois pas qu’ils aient été très proches. Omar Bongo, qui se piquait de jouer un rôle d’influence sur la scène politique française, a très tôt repéré Sarkozy et a veillé à le voir régulièrement, comme il voyait tous ceux qui pouvaient, à ses yeux, compter sur les rives de la Seine. Il n’avait pas d’atome crochu avec lui, mais quand il a compris qu’il pourrait être le successeur de Chirac, Omar Bongo a misé sur lui. Le vieux dirigeant gabonais a toujours fonctionné ainsi: il «investissait» sur les hommes à la fois pour préserver son pouvoir à Libreville —croyait-il— et pour maintenir son influence dans un pays qui compte sur la scène diplomatique.
Nicolas Sarkozy, lui, savait qu’il était important de garder de bonnes relations avec le «doyen», très influent sur le continent, et généreux.
SlateAfrique – L’opinion publique française est-elle choquée par ces pratiques? Comment réagit l’opinion publique africaine?
T.H – L’opinion publique française est sans doute choquée, mais ce scandale s’inscrit dans un contexte extrêmement chargé avec les affaires Karachi, Bettencourt, Clearstream etc. Elle semble presque lassée. Le pouvoir joue d’ailleurs sur cette lassitude en faisant profil bas. Dans ce contexte, les médias jouent un rôle très important en continuant de parler des enquêtes sur ces pratiques.
Sur le continent, l’enquête sur les BMA est suivie très attentivement. Les pouvoirs ont organisé des manifestations «spontanées» de soutien aux dirigeants visés ou des campagnes dans les médias officiels, comme à Brazzaville. Mais au-delà de ces manifestations de circonstance, les populations ne sont pas dupes. Le train de vie de leurs dirigeants les choque, elles sont au courant de beaucoup de choses. Dénoncer le «néo-colonialisme» des ONG ou de la presse françaises n’est pas une ligne de défense suffisante pour discréditer ceux qui enquêtent sur les BMA.
Slate Afrique – Les Africains ont-ils des chances d’obtenir dans les années à venir une gestion plus équitable des ressources de leurs pays?
T.H – Il faut l’espérer, mais cette impulsion ne peut venir que de l’intérieur. Les ONG du nord jouent un rôle important en dénonçant certaines pratiques et en obligeant les dirigeants occidentaux à mettre leurs actes en conformité avec leurs discours sur la nécessaire lutte contre les paradis fiscaux et contre la corruption. Mais tant que les dirigeants africains ne mettront pas, eux mêmes, un terme à ces pratiques, les changements seront limités. C’est donc aux peuples africains de prendre leurs responsabilités en faisant pression sur leurs dirigeants. Ce n’est pas simple dans un contexte social et politique très difficiles, où l’on se bat pour sa survie quotidiennement et où l’on risque sa peau en dénonçant les abus du pouvoir. Mais je crois que l’exigence de justice n’est pas le monopole des pays riches. Les Africains aspirent à la démocratie et à la justice, comme partout ailleurs dans le monde. A cet égard, le cas de la Tunisie est à méditer.
Slate Afrique – Pourquoi avoir décidé de consacrer maintenant un ouvrage au scandale des biens mal acquis?
Thomas Hofnung – En réalité, ce livre [co écrit avec Xavier Harel. Le scandale des biens mal acquis. Enquête sur les milliards volés de la Françafrique. La Découverte, Paris, 2011] est le produit de deux ans de travail. Nous avons commencé nos recherches en 2009, deux ans environ après le dépôt de la première plainte sur les biens mal acquis à Paris. Depuis, l’affaire a prospéré. A la suite d’une longue bataille judiciaire, la Cour de cassation —la plus haute instance française— a estimé qu’il y avait matière à instruire les conditions dans lesquelles des dirigeants étrangers ont acquis un patrimoine immobilier conséquent dans l’Hexagone. C’est une première et cela fera sans doute jurisprudence. A mon avis, nous ne sommes qu’au tout début de l’affaire, qui pourrait réserver des surprises, notamment sur les complicités françaises dans ces détournements de fonds publics.
SlateAfrique – Les biens de chefs d’Etat africains en France, cela n’a rien de nouveau. Comment expliquer le dépôt d’une plainte à ce sujet? Pourquoi maintenant?
TH – Effectivement, c’était un secret de Polichinelle. Et c’est d’ailleurs tout le mérite des deux membres du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) —Jean Merkaert et Antoine Dulin— d’avoir décidé, en 2006, de rassembler tout ce qui était connu (et épars) sur ce sujet, et d’en avoir fait un rapport. Puis l’ONG Sherpa, dirigée par l’avocat William Bourdon, a pris le relais pour donner une suite judiciaire à cette affaire. A travers cette affaire, ce qui est en jeu —et qui ne concerne pas que l’Afrique— c’est la lutte contre l’impunité en matière de bonne gouvernance et de corruption. Le moment où intervient cette enquête sur les BMA s’explique, selon moi, par un long processus de prise de conscience des dérives de certaines élites politiques, mais aussi financières, à l’échelle de la planète. Elle illustre le poids grandissant de la société civile qui, en recourant à l’arme judiciaire, parvient à changer l’Histoire. Après l’humanitaire, elles ont investi un autre champ, celui de la finance et de la lutte contre la corruption. Sherpa et Transparency International sont emblématiques de ce combat.
SlateAfrique – Quel est l’objectif des ONG qui ont déposé une plainte?
T.H – Elles veulent faire prendre conscience aux opinions publiques de l’ampleur des détournements de fonds, du mal développement qui en résulte dans certains pays et de la complicité qui est la nôtre dans cette dérive dont pâtissent des populations pauvres. On peut appeler cela de l’ingérence, mais on peut aussi y voir —même si l’expression paraît un peu désuète— une forme de solidarité entre les peuples.
SlateAfrique – Si la France n’accueille plus ces «investissements», le problème ne va-t-il pas tout simplement se déplacer? A savoir que d’autres pays vont prendre le relais.
T.H – C’est déjà probablement le cas au moment où nous parlons. Les potentats, qu’ils soient africains ou autres, placent désormais leurs fonds hors d’une Europe devenue trop risquée pour eux, car trop regardante. D’après des sources concordantes, ils se tournent vers la Chine (Hong Kong) mais aussi le Proche Orient ou le Golfe, avec Dubaï, où ils sont plus tranquilles. On peut certes dire que l’action sur les BMA en France ne fait que déplacer le problème. Mais disons qu’elle a déjà réussi à perturber des circuits traditionnels. Et à mettre le problème sur la table au niveau international.
SlateAfrique – Votre ouvrage parle tout particulièrement du Congo-Brazzaville, de la Guinée équatoriale et du Gabon. Le scandale des biens mal acquis est-il plus grave dans ces pays. Ou est-ce juste que nous sommes davantage informés sur ce qui s’y passe?
T.H. – Nous nous sommes concentrés sur ces trois pays pour une raison simple: il s’agit de ceux qui sont concernés par la plainte sur les BMA déposée et jugée recevable en France. Il est évident qu’il y en a bien d’autres. Ils sont d’ailleurs pointés dans les rapports du CCFD sur la corruption. Mais nous avions déjà fort à faire à décrypter ces trois cas précis: ce dont leurs dirigeants sont soupçonnés, quels circuits empruntent les fonds, les complicités à l’étranger, etc. Disons qu’il s’agit d’un sujet d’avenir, et que d’autres travaux ne manqueront pas d’émerger sur nombre de pays qui n’ont rien à envier au Gabon, au Congo-Brazzaville ou à la Guinée équatoriale. Il faudrait notamment s’intéresser aux monarchies du Golfe et aux oligarques russes.
SlateAfrique – Quel est le rôle de la France?
T.H – C’est l’un des aspects, me semble-t-il, les plus importants du livre: dans l’affaire des BMA, il ne s’agit pas de pointer un doigt accusateur sur les seuls dirigeants africains. Les fonds qui sont détournés transitent par des banques françaises, notamment par la Banque de France. Les achats immobiliers ont lieu avec l’intervention d’avocats, de notaires, de conseillers. Les juges ont d’ores et déjà effectué des perquisitions chez certains d’entre eux et saisi des documents.
Le rôle ou l’implication de la France, c’est aussi le silence des politiques sur ces pratiques, qui s’explique par plusieurs facteurs: pour maintenir de bonnes relations diplomatiques et stratégiques, mais aussi du fait de relations inavouables, d’ordre financier. C’est un autre secret de Polichinelle: Omar Bongo, notamment, était très généreux avec une large frange de la classe politique tricolore. Y compris, d’après le témoignage d’un de ses anciens conseillers que nous citons dans notre livre —Mike Jocktane—, avec Nicolas Sarkozy.
SlateAfrique – Favorise-t-elle ce phénomène? Ou joue-t-elle le même rôle que les autres grandes puissances?
T.H – Il y a un particularisme français lié à son histoire: la colonisation —qui a lié notre pays avec d’autres sur le continent africain— et la décolonisation «à la française» —une volonté de maintenir son influence et de garder des liens forts avec ses anciens «protégés». C’est ce qu’on a appelé la Françafrique, qui ne se réduit pas —loin s’en faut— aux valises. L’affaire des BMA raconte cette proximité, cette intimité même, dont certaines facettes ne sont guère reluisantes. Ce n’est pas par hasard si certains dirigeants africains ont «investi» en France, leur seconde patrie en quelque sorte. De même, ce n’est pas le fruit du hasard si c’est en France que des ONG sont passées à l’offensive contre ces dérives. A tort ou à raison, certains militants se sentent une responsabilité particulière envers ces pays du fait des liens qui existent avec eux.
Propos recueillis par Pierre Cherruau
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