Les autorités libyennes de transition ne parviennent plus à contenir le mécontentement d’hommes armés jusqu’aux dents.
Y a-t-il encore un gouvernement en Libye ? Trois mois après la mort de Muammar Kadhafi, le pays semble inexorablement sombrer dans le chaos. En à peine quatre jours, les autorités libyennes de transition ont essuyé quatre revers de taille, comme un symbole patent de leur échec. Samedi, le siège du Conseil national de transition (CNT) à Benghazi (est), pourtant berceau de la révolution, a été envahi par les manifestants, après avoir été visé par des grenades. Le lendemain, c’est le vice-président Abdelhafidh Ghoga qui a été contraint à la démission, après avoir été victime jeudi d’une agression à l’université de Ghar Younès.
Lundi, ce sont des partisans pro-Kadhafi lourdement armés qui, à la surprise générale, ont repris dans le sang le contrôle de la ville de Bani Walid, ex-bastion kadhafiste au sud-ouest de Tripoli. Au centre de la tourmente, le président du Conseil national de transition, Mustapha Abdel Jalil, a exclu pour l’heure une démission du CNT. Brandissant la menace d’une « guerre civile », l’homme fort de la Libye nouvelle a accusé des « mains cachées » d’être responsables des dernières violences. Pourtant, aux dires des habitants de Benghazi, il est d’ores et déjà le prochain sur la liste.
Les mystères du gouvernement
« Le CNT est plus affaibli que jamais », estime Hasni Abidi (1), directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam). « Il a voulu jouer le rôle de l’armée égyptienne, en se portant garant de la transition. Mais il n’en a ni l’étoffe ni les moyens », ajoute le chercheur. « Il n’a jamais été conçu pour durer, et se heurte désormais aux aspirations de la population. » De l’aveu des Libyens, le CNT n’a jamais rompu avec l’ère Kadhafi. Formée d’anciens apparatchiks de l’ex-régime libyen, en décalage complet avec les aspirations de la jeunesse révolutionnaire, l’institution pèche par un mode de gouvernance opaque, toujours basé sur le clientélisme de ses cadres. Ces derniers se réunissent dans des « lieux secrets » pour statuer sur l’avenir du pays.
Le même mystère entoure la redistribution des richesses du dictateur disparu, que la communauté internationale a décidé de débloquer. « Les salaires des fonctionnaires, y compris rebelles, qui étaient payés jusqu’à la chute du régime, ne sont plus versés aujourd’hui », révèle Patrick Haimzadeh (2), diplomate en Libye de 2001 à 2004. Autre anomalie, la nomination en novembre dernier du technocrate Abdel Rahim al-Kib au poste de Premier ministre, chargé de former un nouvel exécutif, alors que les principales décisions restent l’apanage des dirigeants du CNT. Symbole de cette contradiction, l’existence au CNT de responsables chargés de la sécurité, de la défense et de l’information, alors que ces mêmes postes sont également assurés par des ministres du nouveau gouvernement.
Véritable guerre civile
Mais le véritable fléau qui frappe la Libye nouvelle reste la prolifération d’armes à travers le pays. Si celles-ci ont permis aux troupes rebelles de se débarrasser du Guide libyen, elles approvisionnent désormais allègrement les milices tribales, aussi bien en Cyrénaïque (est) qu’en Tripolitaine (ouest). Et les combattants ne sont prêts à les rendre sous aucun prétexte, à moins d’obtenir une place de choix au sein du nouveau pouvoir. De retour de Libye, Patrick Haimzadeh décrit une véritable « guerre civile » entre tribus rivales : « L’État n’existe plus. Les gens sortent la kalachnikov au moindre problème. Ils n’ont aucun intérêt à rendre les armes, pour rejoindre une armée sous-payée, commandée par des généraux qu’ils ne reconnaissent pas. » D’après le diplomate, ils sont dorénavant nombreux dans le pays à rejeter systématiquement toute loi proposée par le CNT, peu importe son contenu.
Une réalité d’autant plus inquiétante que les autorités se trouvent totalement désemparées, face au poids grandissant des comités révolutionnaires armés se créant dans chaque quartier. Il en existerait plusieurs centaines rien qu’à Tripoli. « Le CNT a clairement peur de se heurter à une opposition farouche », note Hasni Abidi. Dans ce contexte de guerre, l’hypothèse de la tenue en juin d’élections pour une assemblée constituante semble plus qu’improbable, d’autant plus que la Libye ne possède aucune culture politique. D’ailleurs, sous la pression de la rue, le CNT n’a eu d’autre choix que de reporter sine die, dimanche, l’adoption de la loi électorale qui régira la future élection.
Le Point.fr – Publié le 23/01/2012 à 20:12 – Modifié le 24/01/2012 à 05:06
(1) Auteur du livre « Où va le monde arabe : entre islamistes et militaires » (Éditions Encore d’Orient, février 2011)
(2) Auteur du livre « Au coeur de la Libye de Kadhafi » (Éditions JC Lattès)