Rares sont ceux qui avouent leur appartenance. Pourtant, avec ses rites et son goût du secret, la franc-maçonnerie fascine et fait chaque jour de nouveaux adeptes. Et sur le continent, dans les cercles du pouvoir, beaucoup en font partie.
À Libreville, on l’a surnommé « Papa Roméo ». On a remarqué qu’il avait préféré se faire discret et ne pas se montrer au grand raout annuel des francs-maçons (les Rencontres humanistes fraternelles africaines et malgaches, Rehfram), qui s’est tenu les 9 et 10 mars dans la capitale gabonaise. On sait aussi qu’il avait peu apprécié de voir diffusées, il y a deux ans, les images de son intronisation. Lui, c’est Ali Bongo Ondimba, grand maître de la Grande Loge du Gabon et président de la République (le PR à l’origine du nom de code « Papa Roméo »).
Le chef n’était pas là, mais ses « frères » et « soeurs » avaient fait le déplacement jusqu’au Palais des conférences de la Cité de la démocratie, à Libreville. Deux jours durant, ils ont planché sur un thème, aux allures de mantra : « Si nous persévérons sur le chemin de la vertu, la vie devient calme et paisible ». Un exercice purificatoire ? Peut-être. Les francs-maçons sont accusés d’avoir perdu les valeurs de justice, de liberté et de tolérance qu’ils étaient censés défendre. « En France, ils peuvent se prévaloir d’avoir mené certains combats pour la laïcité ou l’abolition de la peine de mort, explique un leader de la société civile gabonaise. Chez nous, ils sont arrivistes et carriéristes. Ils viennent aux tenues blanches dans l’espoir de rencontrer un ministre ou de faire une affaire. »
Mafia
L’imaginaire populaire va plus loin encore, faisant de la franc-maçonnerie une société mystérieuse et redoutable, où les rites ont des parfums de messe noire, et que les profanes qualifient parfois de « mafia » ou même de « synagogue de Satan ». « Personne ne parle de nos oeuvres de bienfaisance et de nos actions sociales, déplore un frère gabonais. Notre image est détruite. On va jusqu’à nous accuser de crimes liés aux rituels et de trafics d’organes humains. »
En Côte d’Ivoire, plusieurs membres influents du gouvernement ont été initiés.
Importée en Afrique dans les cantines des administrateurs coloniaux, la franc-maçonnerie enregistre pourtant chaque jour de nouvelles recrues dans les rangs du monde politique, économique et militaire… En Côte d’Ivoire, les vocations sont nombreuses. Si le président Ouattara n’est pas connu officiellement pour être un frère triponctué, son Premier ministre, Jeannot Ahoussou-Kouadio, et son ministre de l’Intérieur, Hamed Bakayoko, le sont. Près de la moitié du gouvernement actuel fréquenterait les temples. La Grand Loge de Côte d’Ivoire (GLCI), installée dans le quartier de Marcory-Zone-4, à Abidjan, est pilotée par le grand maître Magloire Clotaire Coffie. Elle aurait récemment accueilli le procureur de la République, Simplice Koffi Kouadio. D’autres personnalités, comme Georges Ouegnin, ancien directeur de protocole d’État, et Laurent Ottro Zirignon, oncle de l’ancien président Gbagbo, « manient la truelle ».
Élite
Chez les voisins maliens et guinéens, on observe le même phénomène d’expansion. Amadou Toumani Touré, renversé le 21 mars, et Alpha Condé veillent aux destinées respectivement de la Grande Loge du Mali et de celle de Guinée. Quant à Blaise Compaoré, il était – jusqu’à ce qu’il cède la place à Djibrill Bassolé, son chef de la diplomatie – grand maître de la Grande Loge du Burkina, qui compte dans ses rangs de nombreux ministres, diplomates et hommes d’affaires, notamment une partie de la direction de la chambre de commerce nationale. Plus au sud, le Béninois Thomas Boni Yayi, évangéliste patenté, a toujours contesté son appartenance à la franc-maçonnerie mais cultive d’étroites relations dans le milieu. Le Togolais Faure Gnassingbé entretient le doute, et fait sourire certains frères : « Ce jeune président a vite compris le moyen de contrôler son élite », remarquent-ils.
Seul le Sénégal, berceau de la franc-maçonnerie africaine au XIXe siècle, semble connaître un léger recul. Pourquoi ? Les confréries y tiennent une place plus importante, au point que l’appartenance à telle ou telle loge a été utilisée comme une arme de dénigrement au cours de la campagne présidentielle. Le camp d’Abdoulaye Wade, le chef de l’État sortant, a accusé Macky Sall d’« en être » (information démentie par l’intéressé), oubliant au passage que « Gorgui » avait lui-même été initié. Avant lui, l’ancien président Abdou Diouf était réputé très proche de la maçonnerie.
Cooptation
Combien sont-ils ? Difficile à dire avec exactitude. « On compte entre 25 000 et 30 000 francs-maçons en Afrique francophone, dont 15 % de femmes, estime Hervé-Emmanuel Nkom, initié au Grand Orient. Nos soeurs sont bien implantées en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Gabon et à Madagascar. » Elles sont avocates, médecins, pharmaciennes, journalistes… Sur le plan de l’africanisation de la maçonnerie, la Grande Île est très avancée avec une dizaine d’obédiences, dont le Grand Rite malgache (GRM), la Grande Loge traditionnelle et symbolique de Madagascar (GLTSM) ou le Grand Rite malgache féminin (GRMF). L’homme d’affaires Andry Rabefarihy et l’ancien directeur général de l’Institut malgache d’innovation Martial Rahariaka ne font pas mystère de leur appartenance.
Frère célèbre, le Gabonais Omar Bongo Ondimba pensait que « l’engagement à l’Art royal exig[eait] des frères et soeurs qu’ils s’impliquent de plus en plus dans les choses de la cité ». Les francs-maçons régnaient alors à tous les échelons du pouvoir à Libreville, même si le chef permettait à des non-initiés d’accéder à des postes à responsabilités. Bongo père avait même réussi le pari d’unifier la maçonnerie gabonaise masculine en créant, en 1978, le Grand Rite équatorial, reconnu par le Grand Orient de France (GODF) et par la Grande Loge de France (GLDF).
En 2010, Ali Bongo Ondimba n’avait pas aimé de voir diffusées les images de son intronisation.
Le Congolais Denis Sassou Nguesso perpétue aujourd’hui cette politique : il a initié le Centrafricain François Bozizé et se pose en doyen des grands maîtres des loges de l’Afrique francophone. Le président Idriss Déby Itno est le très discret grand maître de la Grande Loge du Tchad. Son homologue camerounais, Paul Biya, qui a souvent été présenté comme un rosicrucien (c’est-à-dire comme un membre de l’ordre de la Rose-Croix, société ésotérique), aurait autrefois été initié à la franc-maçonnerie mais serait en sommeil depuis longtemps. La Grande Loge unie du Cameroun (Gluc), pilotée par le grand maître Denis Bouallo, a son site internet, interface pour la cooptation de nouveaux membres.
Depuis plus de vingt ans, la Grande Loge nationale française (GLNF) mène une large offensive afin de s’implanter dans les cercles du pouvoir africain où ministres et chefs d’État ont déjà été initiés. L’ex-grand maître Jean-Charles Foellner, très souvent en mission en Afrique, et son successeur, l’avocat d’affaires niçois proche de Nicolas Sarkozy, François Stifani, ont été les principaux artisans de cette conquête. Initié dans une loge au Sénégal, c’est devant Foellner que Denis Sassou Nguesso a prêté serment comme grand maître de la Grande Loge du Congo en novembre 2007. Parmi les personnalités présentes, le neveu du président congolais et patron du Conseil national de sécurité (CNS), l’influent Jean-Dominique Okemba. Trois mois plus tard, le Congo accueillait à Pointe-Noire la seizième édition des Rehfram. Représenté par Émile Ouosso, déjà ministre de l’Équipement et des Travaux publics, le président congolais donnait sa vision du franc-maçon : « Un être de progrès qui avance, un être de dépassement, capable de s’affranchir des exigences du milieu, un être de perspectives dont les anticipations peuvent et doivent aller au-delà de la contrainte de sélection. » Aujourd’hui, une bonne partie du gouvernement et de l’appareil sécuritaire du pays est franc-maçon. Et l’opposant Guy-Romain Kinfoussia est le grand maître du Grand Orient du Congo – ce qui n’est pas sans rappeler la guerre qui avait opposé, à la fin des années 1990, Sassou Nguesso et Pascal Lissouba, initié au Grand Orient de Besançon.
Sous Ali Bongo Ondimba, le système maçonnique a été reconduit à Libreville. L’émission Infrarouge diffusée en décembre 2010 sur France 2 a dévoilé les dessous de son intronisation, le fils reprenant le maillet de son père pour officier au grade de grand maître de la Grande Loge du Gabon. Ce 31 octobre 2009, on reconnaît sur la vidéo l’ex-ministre des Affaires étrangères Paul Toungui, son collègue de l’Éducation nationale Séraphin Moundounga, le doyen du Sénat Marcel Sandoungout, le patron du Conseil national de sécurité Léon Paul Ngoulakia, des généraux de l’armée et même plusieurs cadres de l’opposition.
Le chef de l’État gabonais souhaite aujourd’hui placer Jean-Baptiste Bikalou, patron de la Chambre de commerce et d’industrie du Gabon, à la tête de la Grande Loge symbolique du Gabon (GLSG, proche du Grand Orient de France). C’est du moins ce qu’affirme un proche de l’actuel grand maître, Antoine Embinga, par ailleurs débarqué de son poste de commandant en chef de la police en janvier dernier. La cousine germaine du chef de l’État, Nicole Assélé, est, quant à elle, vénérable à la Grande Loge féminine du Gabon. Et Ali Bongo Ondimba n’a plus rien à craindre de l’ex-ministre de l’Intérieur et opposant « éclairé » André Mba Obame, qui s’est mis en sommeil et exilé à Paris.
Lobbying
Pour beaucoup, ce système de gouvernance par cooptation trouve son fondement dans la Françafrique. De Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de De Gaulle, à Nicolas Sarkozy, en passant par François Mitterrand, la franc-maçonnerie a souvent servi de réseau d’information et de lobbying dans les plus hautes sphères du pouvoir économique et politique. Nombre de ministres de la Coopération (dont Christian Nucci et Jacques Godfrain), des responsables des services de renseignements (comme Marcel Leroy ou Alain Juillet) ou des responsables de l’Agence française de développement (AFD) sont ou ont été francs-maçons.
Des réseaux qui peuvent aussi s’affronter au gré des intérêts politiques ou économiques ou des alternances au pouvoir. Ce qui explique que les querelles soient fréquentes à la tête des loges. Aujourd’hui, de grandes figures comme Denis Sassou Nguesso et Djibrill Bassolé, patron de la Grande Loge du Burkina, sont souvent appelées pour ramener le calme, comme dans le conflit qui a opposé l’avocat Louis Mbanewar Bataka, ancien grand maître de la Grande Loge nationale du Togo (GLNT) peu désireux de passer la main, à Roggy Kossi Paass, l’ex-directeur général chargé du Togo à la Banque internationale pour l’Afrique de l’Ouest (BIAO), qui lui a finalement succédé.
Une certitude : la fascination des dirigeants pour la franc-maçonnerie ne se dément pas. « Mais ce n’est pas un mal africain, plaisante un frère. Dans les années 1970, en France, Giscard d’Estaing voulait lui aussi entrer à la Grande Loge de France (GLDF). Mais il ne souhaitait pas faire son apprentissage : il voulait gravir rapidement tous les échelons. » Du coup, l’affaire a tourné court, et Giscard est resté profane.
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Pascal Airault, envoyé spécial à Libreville.