Au-delà des fantasmes, Jeune Afrique propose une enquête exclusive sur les revenus des ministres et de quelques chefs d’État africains. Si la fiche de paie constitue un élément d’évaluation, il y a aussi les avantages, souvent transparents, parfois opaques…
Ministre des Affaires étrangères à l’époque de Moktar Ould Daddah, Hamdi Ould Mouknass est mort honnête il y a bientôt treize ans. Tous ses compatriotes mauritaniens connaissent l’histoire de ce 10 juillet 1978, lorsque cet homme exquis et courageux apprit à Khartoum, où il assistait à un sommet de l’OUA, le renversement de son président par une junte d’officiers. Il sauta dans le premier avion pour Nouakchott et fut cueilli par les militaires au pied de la passerelle. Avant de les suivre, direction le camp d’internement, il demanda à parler à leur chef et lui remit les 10 millions de dollars qu’un émir du Golfe lui avait donnés, avec ce commentaire : « Cet argent revient à la Mauritanie, faites-en bon usage. »
Le cas Mouknass, qui aurait fort bien pu disparaître en exil avec son viatique (il fera deux ans de prison) reste aujourd’hui encore une exception dans le monde convoité, volontiers décrié et ô combien fantasmé des ministres africains. Pour l’opinion, en effet, la messe est dite : un ministre, ça gagne des millions, et plus longtemps il (ou elle) demeure en poste, plus longtemps il (ou elle) s’enrichit, car plus longtemps il (ou elle) a l’occasion de le faire.
La réalité, pourtant, est plus complexe. D’où l’intérêt de l’étude comparative, certes non exhaustive tant ce type de données relève parfois du secret d’État, mais très significative, à laquelle nous nous sommes livrés. On y découvrira notamment que, si les disparités d’un pays à l’autre sont assez marquées, le salaire net de base d’un ministre africain n’a en soi rien de faramineux si on le compare à celui de ses collègues du monde riche, même s’il prend parfois des allures de parachute doré mensuel quand on dresse le parallèle avec le revenu moyen par habitant.
Il faut dire aussi qu’un ministre a, en Afrique, des obligations sociales décuplées par rapport à ceux des autres continents. C’est toute une famille élargie, toute une clientèle qui se presse à sa porte dès sa nomination annoncée, qu’il convient de satisfaire financièrement au risque de perdre très vite ce pour quoi, précisément, il a (outre sa compétence éventuelle) été nommé : le soutien de sa propre communauté. Ne pas oublier enfin que le poste de ministre est un CDD à haut risque : comme le démontrent en ce moment les exemples du Tchad et du Cameroun, il arrive que l’on quitte son bureau pour se retrouver en cellule, sans transition ni bien sûr indemnités. Dès lors, la tentation de se constituer rapidement, une fois entré en fonction, une sorte d’assurance vie en prévision des temps difficiles est quasi inévitable.
Si, comme l’assure un solide dicton camerounais, « les chèvres broutent là où elles sont attachées », chacun sait aussi que la qualité du pâturage n’est pas la même pour tous les membres du troupeau gouvernemental. Pour les ministres des Finances, des Infrastructures, du Pétrole, de l’Énergie, des Transports, des Forêts ou des Pêches, l’herbe est grasse. « Ils voient clair », dit-on en Afrique centrale, où l’on est persuadé (à raison hélas plus souvent qu’à tort) que beaucoup des titulaires de ces portefeuilles prélèvent leur dîme sur tout contrat relevant de leur champ de compétence. En revanche, leurs collègues de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, de l’Éducation ou de la Santé ont moins d’occasions de capter une redevance occulte, plus rare ou plus dépendante des bailleurs de fonds internationaux – donc mieux contrôlée. Le chef de l’État en tient compte, évidemment, qui veille à ce que les capacités redistributrices de chacun de ses ministres soient fonction de leur poids électoral. La recette est vieille comme le monde.
Reste un cas à part : celui des ministres des Affaires étrangères, lesquels sont loin d’être toujours aussi scrupuleux que l’était Hamdi Ould Mouknass. Ouvrir ce chapitre, c’est pénétrer au coeur de ce triangle des Bermudes que sont les frais de mission, toujours perçus, très rarement justifiés au retour et jamais remboursés quand le ministre en question est pris en charge par le pays ou l’organisme qui l’a invité. Soyons objectifs : les chefs de la diplomatie ne sont pas les seuls à bénéficier de ce type d’avantages – tout ministre en déplacement y a droit si l’on peut dire – mais, de par la nature de leur fonction, ils les cumulent. Choquant ? Au regard des règles, désormais mondialisées, de la bonne gouvernance, c’est une évidence.
Dans un monde idéal, la charte déontologique que le nouveau président français François Hollande a fait signer à chacun de ses ministres – et dont on verra si et comment elle sera appliquée – devrait s’imposer aussi aux ministres africains : s’abstenir de toute intervention concernant un membre de sa famille ou un proche, ne pas utiliser son véhicule de fonction hors mission officielle, s’abstenir de recourir à une escorte, remettre tout cadeau reçu d’une valeur supérieure à 150 euros, n’utiliser l’avion qu’en cas de nécessité absolue, etc. Vu d’Afrique, pourtant, où le salaire de base d’un membre de gouvernement lambda est parfois à peine supérieur au revenu de solidarité active en France, l’angélisme n’a guère de place.
Tant que l’écart entre les exigences sociales, communautaires, culturelles en somme, auxquelles est soumis tout détenteur d’une parcelle de pouvoir et la réalité de ses gains tels qu’ils figurent sur sa fiche de paie sera ce qu’il est – c’est-à-dire parfois abyssal -, la tentation sera irrésistible de le combler avec les moyens du bord. Que l’on soit ministre ou policier, haut fonctionnaire ou guichetier du service des impôts, il est toujours plus facile d’être honnête quand on a les moyens de l’être…
Entre fantasmes et réalité, enquête sur les salaires et les avantages des ministres… et de quelques présidents. Acte deux, l’Afrique de l’Ouest.
Logiquement, les ministres du premier producteur de gaz du continent, l’Algérie, arrivent en tête des rémunérations maghrébines, avec 5 167 euros par mois. Sinon, globalement, les émoluments des gouvernements nord-africains sont assez homogènes.
La Mauritanie est l’exception qui confirme la règle. Ses ministres sont mieux payés que leurs homologues marocains et tunisiens, malgré un produit intérieur brut très inférieur. La raison ? Le salaire comprend aussi tous les frais de missions et de représentation ainsi que les indemnités de logement. Reste que ces salaires sont assez proches, finalement, de ceux relevés dans les pays du reste du continent, et surtout bien inférieurs aux salaires des dirigeants des grandes entreprises.
Un exemple parmi tant d’autres : Mohamed Férid Ben Tanfous, le directeur général de la banque tunisienne ATB, a ainsi touché en 2010 quelque 428 802 euros, soit plus de 35 000 euros mensuels et plus de dix fois le salaire de son ministre.
Le bon exemple tunisien
Le souffle révolutionnaire a eu des effets sur le train de vie de l’État tunisien. Plusieurs ministres du gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi ont été bénévoles (Slim Chaker, Slim Amamou, Abderrazak Zouari). Kamel Jendoubi, le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), n’a pas touché son salaire – une fois les frais déduits. Quant au président actuel, Moncef Marzouki, il a montré l’exemple en se contentant de 3 000 dinars (1 500 euros) par mois au lieu des 30 000 prévus.