Conférence, concertation, pourparlers, discussion, débat, médiation, tour de table… Les termes sont nombreux pour définir le dialogue en politique. Mais le sujet qui passionne le Gabon aujourd’hui est d’un autre ordre et s’appuie sur un seul mot : “Souveraine”. Car ce n’est pas un round de négociation que demande l’opposition avec insistance, mais bien une remise à zéro des compteurs politiques.
Il n’existe pas de définition définitive d’une «conférence nationale souveraine» mais il est possible d’en préciser le sens général : il s’agit d’un «forum national», d’une assemblée, représentative des différentes composantes de la nation, réunie en période de blocage en vue de proposer un scénario de sortie de crise, et surtout une plate-forme politique consensuelle d’organisation de nouvelles institutions.
De ce postulat, trois principaux éléments se dégagent. Il y a d’abord une situation préalable de blocage politique, résultante d’une crise économique ou financière, ou toute simplement d’une contestation populaire du pouvoir en place. C’est, en d’autres mots, l’existence d’une perturbation de l’exercice de la souveraineté interne.
Ensuite, les forces en opposition parviennent à créer une situation de consensus politique, préférant ainsi la négociation à la confrontation.
Enfin cet esprit de consensus débouche sur la mise en place concertée d’une assemblée, essentiellement ad hoc et précaire, et qui a pour unique mandat de proposer une sortie de l’impasse politique en permettant le retrait honorable du régime antérieur et de préparer l’avenir, sans pouvoir prétorien sur le passé et sans esprit de revanche, mais dans celui de dialogue et de réconciliation.
Pour les chercheurs ayant étudié les conférences nationales souveraines des années 90, elles sont «un scénario (de sortie de crise) parmi d’autres dans une phase critique pour les systèmes politiques africains» et «un outil de gestion des crises politiques affectant des systèmes à parti unique, par la reconnaissance officielle des libertés publiques et la consécration de l’État de droit» (Bourmaud D., Quantin P.), «un concept nouveau de changement de régime politique» (Laloupo F), ou plus largement «l’irruption de la société civile, et plus largement du peuple, sur la scène du pouvoir» (Kamto M.).
Autant de concepts dont il reste à déterminer s’ils répondent à la situation politique actuelle du Gabon.
Souveraine, le mot de trop ?
Si le concept de conférence nationale est assez facile à défendre et à faire accepter de tous, le fait qu’elle doive être « souveraine » fait toute la différence. Il implique que le pouvoir en place accepte de perdre tout mandat et se plie aux conclusions de cette conférence. Pour cela, et pour que les décisions prises au sein de cette assemblée soient applicables, il est nécessaire de parvenir d’abord à un consensus autour de la nécessité de redéfinir les institutions en place. Il ne s’agit ni d’un «palabre», ni d’une force de propositions, mais bien d’une assemblée constituante qui ne dit pas son nom. Le mot «souverain» lui donne tous pouvoirs pour imposer ses volontés.
On comprendra qu’il est assez difficile de parvenir à un tel consensus sans qu’une crise grave, une guerre civile ou une révolution, n’ait d’abord totalement désorganisé le pays. A moins que cette conférence nationale souveraine ne soit imposée de l’extérieur par un partenaire ayant suffisamment de poids politique et économique comme ce fût le cas dans les années 90.
Le bilan de l’histoire
Le fait qu’il existe des précédents africains de conférences nationales souveraines permet de tirer quelques leçons de l’histoire récente. Celle du Mali fut d’une valeur essentiellement symbolique et rituelle, se contentant de réconcilier le peuple avec son armée. Celle du Niger fût une des plus longues, quatre-vingt-dix-huit jours, avec celle du Congo. Elle a toutefois le privilège de s’être autoproclamée « souveraine » et d’avoir tenu à respect les forces qui lui étaient hostiles. Mais cela eut un prix : des résultats mitigés et qui n’eurent rien de spectaculaires. Celle du Togo n’eut pour résultats qu’un imprudent défoulement et un téméraire déballage face à un pouvoir qui conservait la force et le pouvoir. Au final, elle posa plus de problèmes qu’elle ne proposa de solutions et ses débat restent encore en suspens.
La conférence nationale souveraine du Congo fût la plus longue, cent-cinq jours, la plus nombreuse, mille-cent délégués, et la plus coûteuse, deux milliards de Francs CFA. Elle fut le théâtre d’une difficile énumération des crimes du passé, de règlements de comptes, d’esprit de revanche tribale, avec en toile de fond une guerre civile prête à redémarrer à chaque instant. Miraculeusement, elle finit sans l’effusion d’une goutte de sang, dans l’euphorie d’une réconciliation apparente. Mais ses conclusions ne firent, en fin de compte, qu’alimenter le mécontentement de ceux qui s’y étaient opposés comme de ceux qui y avaient vu une fin en soi. Les difficultés économiques du pays et les germes, toujours présents, de la guerre civile lui ont ôté toute substance. Elle est aujourd’hui considérée comme une perte de temps et un exemple à ne pas suivre, jetant l’opprobre aux yeux de certains sur l’idée même d’une conférence nationale.
Reste celle du Bénin, la seule en fait à avoir pleinement réussi. Ses résultats sont probants. «Bien préparée, rapidement menée, elle fut l’exemple même d’assises ordonnées et efficientes, concentrées sur l’essentiel. Tout s’est ensuite déroulé conformément aux dispositions et au calendrier fixés : la période transitoire avec ses trois pouvoirs (Primature, Haut Conseil de la République et Présidence) et ses missions définies ; ensuite, les élections législatives, présidentielles selon les termes de la nouvelle constitution, et l’inauguration de la nouvelle république.» (“Les conférences nationales en Afrique noire: une affaire à suivre” par Fabien Eboussi-Boulaga)
La conférence nationale souveraine du Bénin reste la seule qui ait abouti à un résultat positif, et de l’avis général, son modèle ne s’exporte pas. Elle est le résultat d’une conjonction de volontés, dans un contexte historique idéal. Pour résumer, elle a fonctionné parce que tout le monde trouvait un intérêt à ce qu’elle fonctionne. Et c’est un fait qu’une réforme politique pacifique, profonde et durable ne peut fonctionner que lorsqu’elle a l’assentiment de tous.
Au Gabon, la conférence nationale de 1990 ne fut pas souveraine. Elle aboutit à des propositions dont la plupart furent habilement détournées par Omar Bongo. Le multipartisme fut effectivement proclamé, mais les fraudes aux élections lui enlevèrent toute crédibilité. Après les émeutes de février 1994, consécutives à l’élection de 1993, les Accords de Paris ne furent qu’une «redistribution du gâteau», de l’aveu récent du maire RPG d’Oyem, dans la majorité présidentielle, Rose Allogo-Mengara. C’est sans doute ce précédent historique qui pousse aujourd’hui l’opposition à réclamer la souveraineté d’une conférence nationale à venir.
Une organisation problématique
Il semble donc difficile de s’enthousiasmer pour l’idée d’une conférence nationale souveraine sans en avoir défini le mode de fonctionnement. L’idée maitresse de l’opposition gabonaise, et de ceux qui soutiennent la tenue d’une conférence nationale souveraine, est que l’absence de légitimité du pouvoir politique, du fait d’élections contestées, nécessite une remise à plat des institutions et de l’organisation du pouvoir. Sans doute d’autres calculs entrent en jeu qui ne sont pas énoncés clairement, mais tous font l’impasse sur un point essentiel : Qui représentera qui dans cette assemblée ? Pour que cette conférence nationale ait une chance d’aboutir à des institutions reconnues de tous, il faut impérativement que chacun s’y sente correctement représenté. La sortie en cours de conférence d’une seule des forces en présence, le refus de reconnaître les conclusions, aboutira à ce qui s’est passé dans tous les autres cas déjà connus, hors du Bénin. La contestation virulente et parfois la guerre civile.
Sur quelles bases devra-t-on fonder le nombre de délégués pour chaque tendance politique ? Quelles institutions ou associations pourront y être représentées ? Faudra-t-il y laisser une place aux instances religieuses, aux mouvements séparatistes d’inspiration régionale ou tribaliste, aux diverses associations représentatives de la diaspora, aux représentants d’intérêts économiques et financiers ? Comment établir une représentativité nécessaire dans un pays où la population elle-même est mal définie ? Faudra-t-il faire preuve d’un minimum de culture ou de compétences pour pouvoir s’y exprimer ? Et sur quels critères seront acceptées ou rejetées les demandes des uns et des autres de participer à cette conférence nationale ? En d’autre termes, qui décidera de qui y participera et qui s’engagera à respecter ces choix, même s’ils ne lui conviennent pas ?
D’autre part, quels sont les sujets qui devront être abordés lors de cette conférence nationale ? Devra-t-on se limiter à une réorganisation politique du pays ? Y introduire des choix économiques ? Se plier à des principes moraux, religieux ou philosophiques ? Et lesquels ? Faudra-t-il y débattre des milliers de logements nécessaires, de la hausse des prix, des fondements d’attribution de la nationalité gabonaise, de la place des traditions dans la loi ?
Autant de questions auxquelles il faudra avoir répondu avec précision avant même de lever une telle assemblée si on veut espérer la voir aboutir à des conclusions reconnues de tous. Car le fait qu’une conférence nationale soit « souveraine » impose de respecter le fondement même du terme : que ses conclusions soient irrévocables.