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Ali Ben Bongo contre la construction d’un idéal national

Marc Mve Bekale

« Il n’est pas de vent favorable pour qui ne sait où il va », Sénèque.

Ali Ben Bongo vient de rejeter l’idée d’organisation d’une « Conférence nationale souveraine » au Gabon. Fort du soutien de l’armée, des organes judiciaires et des deux chambres du parlement, l’homme est plutôt prêt pour l’affrontement. Il est  disposé à mener une guerre sans merci contre ceux qui n’acceptent pas son régime néo-totalitaire issu d’une malversation électorale. Cette guerre sera menée au nom de l’amour qu’Ali Ben Bongo porte au Gabon. Il n’a cessé de le scander dans le discours prononcé à l’Assemblée nationale du PDG, réuni en Congrès : « Le sujet important qui me conduit à m’exprimer devant vous est notre pays, le Gabon.Je suis donc venu vous parler du Gabon. Je suis venu vous parler de notre pays. Je suis venu vous parler de cette belle nation que nous devons réapprendre à aimer de toutes nos forces.» A l’écoute de cette  sérénade patriotique destinée à une population écrasée depuis près d’un demi-siècle par les Bongo, on est tenté de demander à Ali Ben Bongo de nous parler  des fondements identitaires de ce pays qu’il aime tant. Lui dire à quel point son pouvoir usurpé nuit à la construction de l’Idée de Nation  et de Peuple chez les Gabonais. Car la crise dont parle l’opposition, que connaît bon nombre de pays africains, n’est pas seulement économique, sociale, politique ou institutionnelle. Elle est surtout significative d’une société qui n’a jamais eu la possibilité de bâtir son unité autour des valeurs unanimement acceptées. Sans doute est-ce par la question des valeurs sociétales que devrait commencer le travail d’auscultation de ce grand corps malade qu’est le Gabon. Pour l’examiner, nous porterons la loupe sur trois organes vitaux : le politique, l’historique et le culturel. Loin de recouvrer un caractère scientifique, les arguments avancés ici relèvent de nos propres observations.

 Existe-t-il une identité nationale gabonaise ?

Une telle question, en apparence superflue, mérite d’autant plus notre attention qu’on ne peut prétendre aimer un pays et vouloir orienter son destin sans une connaissance profonde des éléments qui structurent son Être. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde régi par des interconnexions complexes, où les identités culturelles se révèlent foncièrement hybrides, fluides, multidimensionnelles, parce qu’elles sont désormais faites d’alliages divers. Les populations de la côte du Gabon, relativement métissée, incarnent quelque peu, depuis leur rencontre avec les Portugais au 15ème siècle, l’hybridité de notre identité, phénomène qui s’est s’accentué au fil du temps avant d’affecter notre modernité.

Pour autant, le cosmopolitisme des sociétés modernes n’empêche guère les peuples de se définir selon des systèmes de valeurs plus ou moins essentialisés, lesquels donnent forme et sens à leur existence. Le concept de Peuple, véritable corps vivant, résulte alors de la volonté des groupes humains hétéroclites à cheminer vers un destin commun jusqu’à la formation d’un ensemble cohérent soutenu par les mêmes idéaux : la Nation.

Le Gabon a-t-il atteint un tel horizon ? On peut en douter eu égard aux réactions excessives, quasi-obsessionnelles, qu’a suscitées une simple enquête du magazine Jeune Afrique sur les Fang. Sans doute cet article a-t-il mis au jour les haines et les rancœurs enfouies, liées à ce que l’anthropologue René Girard a appelé « la rivalité mimétique ». Elles semblent indiquer à quel point le Gabon reste miné, tourmenté par des clivages irrationnels et doit travailler à la réalisation de sa cohésion nationale. De notre point de vue, cette cohésion ne peut advenir que par un travail intellectuel et pédagogique sur trois points essentiels : 1/ la réactivation de notre mémoire historique à travers les grands évènements politiques ayant donné naissance à l’Etat gabonais ; 2/l’avènement d’un véritable Etat de droits humains et démocratiques d’où naîtra une citoyenneté assertive ; 3/ la mise en lumière du grand rhizome à partir duquel ont essaimé les diverses racines de nos cultures ethniques. Ce dernier point présente un intérêt particulier tant notre diversité linguistique, par laquelle nos altérités semblent se poser et s’opposer, forme une sorte de barrière illusoire qui exacerbe souvent nos différences et nous empêche de saisir la source commune de notre culture. Or soumis à une exégèse fine, audacieuse et dépassionnée, le récit généalogique des piliers de la culture gabonaise mène aux premiers habitants de la forêt équatoriale : les peuples « pygmées » — les guillemets indiquent notre réticence à utiliser cette dénomination raciste, qui relève davantage d’une construction que de la réalité : tous les « pygmées » ne sont pas de petite taille.

 La colonisation, source de l’identité politique gabonaise

L’Etat existe à travers un corps d’institutions conçu comme cadre d’organisation de la vie politique, économique et sociale des communautés constituées au sein d’un territoire. A l’instar de tous les Etats d’Afrique noire, l’ossature du Gabon a été forgée par la colonisation qui nous a légué une langue (le français), une histoire commune avant de se poser comme le lieu de cristallisation de la lutte pour la réalisation d’un même idéal (l’indépendance). Le fait colonial a incontestablement été l’élément fondateur de notre identité politique, tandis que les aspirations démocratiques tendent à en devenir le moteur aujourd’hui.

 En quête des racines pygméennes de notre identité culturelle

Le Gabon est aujourd’hui envahi par les religions venues d’ailleurs. Ce phénomène n’est guère surprenant. Il résulte d’une mutation culturelle inexorable, de l’effondrement des valeurs par lesquelles nous tentions d’apporter des réponses aux grandes questions de l’existence : la naissance, la vie, la mort, la création du monde, etc. Ces questions ontologiques sont à la base de nos rites initiatiques et de nos cultes religieux tel le Bwiti, pour ne citer que cet exemple. Ce culte ancien a pour enjeu la quête du sens de notre existence, la volonté de « surmonter », pour parler comme Pascal, la misère de la condition humaine.

« Surmonter » est en effet un terme, sinon un concept fondateur du Bwiti. Il est à noter que le nom provient d’une déformation du terme tsogho « bo-hete » (d’où Bwete) qui signifie « émancipation », « libération d’un fluide », et par extrapolation, purification de l’âme et du corps des maux qui les accablent. Le Bwiti recouvre donc une signification à la fois religieuse et philosophique. Issu des traditions du peuple « pygmée », il fut adopté et adapté au milieu du 18ème par l’ethnie apinji avant de se diffuser le long de l’Ogooué, axe majeur de communication et de confluence des peuples qui allaient former le Gabon. Après les Apinji, ce fut au tour des Simba, puis des Mitsogho de s’en approprier. Dès cet instant, le Bwiti ne cessa de se répandre, touchant les Vili, Okandé, Puvi, Omyéné, Punu, Okandé et les Fang. Le Bwiti est ensuite entré dans la phase de la mondialisation. Il a traversé les continents et dispose des temples en France et aux Etats-Unis, alors que la plante iboga a fait l’objet d’une abondante recherche scientifique ayant donné lieu à la création de divers médicaments. La diffusion du culte Bwiti montre ainsi l’apport substantiel des « pygmées » à l’humanité. Ceux-ci ont été les créateurs de certains éléments fondateurs de notre culture classique comme le furent les Grecs pour l’Europe occidentale.

 L’initiation au Bwiti et au Melán : une « ressemblance de famille »

Les Fang, surtout ceux de la région de l’Estuaire, ont pu adopter facilement le Bwiti parce qu’ils y ont retrouvé certains aspects de leur culte des ancêtres, le Byeri. Celui-ci enseigne la connaissance médicinale, l’amour de la sagesse, l’art musical et oratoire. Nous nous risquons ici à poser l’hypothèse d’une « ressemblance de famille » (cf. le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein) entre le Byeri et le Bwiti. Cette « ressemblance » procède du processus d’initiation qui passe par des cérémonies rituelles au cours desquelles les candidats doivent absorber un breuvage préparé à base de l’écorce de la racine de l’iboga (Bwiti) et celle de la plante alán lors d’un rite appelé « Melán », une sorte de chemin d’accès au Byeri. « Nul ne pouvait », écrit Paulin Nguema-Obam, « toucher, ou invoquer le biéri, ni être mis un jour au rang des anciens et des ancêtres et jouir du respect qui leur était dû s’il n’avait été initié au Melan. » (Fang du Gabon). L’initiation, déterminée par l’administration des breuvages à dose « subtoxique » (selon le terme du médecin psychiatre chilien Claudio Naranjo), relève d’une véritable science. Elle opère selon la logique de  « l’empowerment » mental et cérébral, de potentiation des ressources cognitives et mnémoniques donnant à lieu à la « perception » des choses cachées en l’homme et dans le monde. De fait, l’initié peut se déconnecter de la réalité afin de se reconnecter à son moi profond. C’est l’occasion où les archétypes, les images enfouies dans le subsconscient, sont réactivées, nettoyées pour libérer le sujet (d’où l’étymologie « bo-hete »), le désencombrer des maux physiques, des drames psychologiques, des conflits et traumatismes transgénérationels qui le paralysent. L’initiation favorise une renaissance au monde, parce que le sujet trouve des réponses, sans doute partielles, aux questions qu’il se pose. Il n’est pas étonnant qu’au terme de leur parcours spirituel, les individus se trouvent dans un état d’apaisement correspondant à celui des chrétiens au sortir d’une messe. C’est que leur cerveau et leur conscience (perception du monde) ont subi, comme pour un ordinateur, un phénomène de défragmentation (réinitialisation des données) et de remise à jour.

L’usage des psychotropes (iboga et alán) dans le processus d’initiation au Bwiti et au Byeri amène à postuler l’existence d’un rhizome commun à ces deux cultes majeurs de notre pays. Notons à cet effet que si la naissance du Bwiti est bien documentée, il n’en est pas de même de la genèse du Byeri qui repose sur des reconstructions mémorielles peu fiables. Or deux faits essentiels dans l’histoire des Fang nous autorisent à y voir la main invisible du « pygmée » : 1/ le Mvet, épopée mythico-historique, et d’innombrables contes et légendes soulignent le rôle joué par le peuple dit « be kuign » (les « nains ») dans l’acclimatation des Fang à la forêt équatoriale ; 2/si les Fang ont émigré en Afrique centrale, ont-ils apporté la plante alán dans leur gibecière ? Cette plante ne poussant qu’en zone équatoriale à laquelle ils étaient censés être « étrangers », il est possible qu’ils en aient découvert les vertus à travers un autre peuple qui serait sans doute « pygmée ». A l’appui de cette hypothèse, il convient de rappeler que Bela Midzi, la mère d’Akoma Mba, héros mythique du Mvet, et d’innombrables autres redoutables guerriers, est issue du « clan pygmée » (cf. Un Mvet de Zuê Nguema). Cette parenté rend crédible la suggestion de certains critiques d’art européens selon laquelle il y aurait un lien possible entre la forme plastique de la statuette Byeri et la taille des « pygmées ». Le Byeri serait une représentation symbolique de cet « Ancêtre pygmée » qui aurait révélé au peuple fang le secret du Melán. Dans cette perspective, le Melán  serait un rite cousin du Bwiti. On peut pousser l’extrapolation en faisant remarquer que beaucoup d’autres cultes, rites et pratiques spirituelles, musicales et chorégraphiques gabonaises se déploient à partir d’une racine issue des traditions « pygmées ». C’est le cas des rites ayant recours aux danses des masques et de raphia. Il est peu probable que chaque ethnie gabonaise ait inventé isolément son patrimoine culturel. Nous penchons davantage pour un phénomène de transmission, de migration, de diffusion et de réadaptation qui sous-tendent une origine commune. En affirmant cela, nous pensons aux danses rituelles où le funambule est souvent couvert de lamelles de raphia alors que sa tête est surmontée d’un masque. Citons quelques exemples : emboli (Kota), mbudi (Aduma ), mukudji (Punu), okukwé (Myéné), ndjogo (Tsogo), tsatsatsa (Masango), ngil (Fang), gondo (Tsogho). Il semble que ces danses rituelles renvoient toutes au mythe du « kosé » et du « tsinghi » des « pygmées », deux esprits de la forêt souvent sollicités lors de grands évènements telle la chasse à l’éléphant. Le « kosé » est un masque de feuillage qui dissimule l’ensemble du corps, tandis que le « tsinghi » représente un personnage fantastique venu du fin fond de la forêt (« Bangwèndzélè »). D’après la description qu’en fait le musicologue français Pierre Sallée, il est « entièrement dissimulé par de longues fibres de raphia assemblées sur plusieurs cerceaux superposés de manière à ce que le masque puisse diminuer ou grandir en tournoyant ». Le fait que ce personnage mythique, représentation surnaturelle du premier homme, soit masqué en fait une métaphore du mystère de la création et des origines de l’humanité.

Certes les cultes et les rites gabonais recouvrent des significations diverses, n’empêche qu’ils se rattachent au mythe du « Bangwèndzélè » (le Premier Homme) et participent d’un effort pour répondre à la grande question énigmatique de l’origine de la vie. Ils forment à la fois une geste esthétique, morale, littéraire, philosophique, expriment notre perception intime du monde. En cela, ils font de nous un seul et même Peuple. Ils forment, malgré nos différences linguistiques, la matrice ontologique de notre identité.

 Pour la création d’une Cité gabonaise des arts vivants

Omar Bongo Ondimba a créé la Cité d’une démocratie inexistante au Gabon. Nous pensons, quant à nous, qu’il est vital de créer une Cité des arts vivants destinée à favoriser et à consolider la cohésion nationale par une interpénétration des substrats de nos différentes cultures. Il faut aller au-delà de la « Fête des cultures », évènement purement carnavalesque à notre goût, et mettre en place un véritable espace de vie, d’apprentissage et de transmission des cultures gabonaises.

Le Bwiti, un des piliers de la culture gabonaise, est passé du local à l’Universel. Il fait l’objet d’une magnifique adaptation musicale. Vickoss Ekondo, le groupe hip hop Mauvhaizhaleine, François Ngwa ont tous montré que le Bwiti ne peut plus être une forme artistique confinée dans des temples sacrés. La Cité des arts vivants devrait permettre à la jeunesse d’aborder la culture comme activité scientifique, spirituelle et artistique. Elle sera indifférente aux origines ethniques. En ce sens, nous trouvons fort séduisant le projet de Myriam Mihindou, plasticienne gabonaise, de s’approprier l’art oratoire du Mvet afin de l’examiner en lien avec la technique du slam. Nous applaudissons d’autant plus une telle initiative que nous avons, nous-mêmes, exploré les affinités esthétiques entre le Mvet et l’art verbal des anciens prédicateurs noirs américains, dont le jeu oratoire du rap et du slam est issu.

 Nation et révolution

La Nation et l’identité ne sont pas des produits finis ni des essences figées. Si elles naissent d’un substratum politique, culturel, historique bien précis, elles constituent aussi des édifices sans cesse en chantier. Aujourd’hui, le travail de reconstruction du Gabon post-Bongo passe par la conquête des droits démocratiques qui devraient signer l’entrée de notre pays dans la modernité. Sans démocratie ou Etat de droit, point de salut économique. Daron Acemoglu et James Robinson le montrent bien dans leur dernier livre Why Nations Fail (Pourquoi les nations échouent).Ils écrivent : « La raison pour laquelle un pays tel que la Grande-Bretagne (ou l’Angleterre, pour être précis) est plus riche qu’un pays comme l’Egypte procède de ce que la Grande-Bretagne a connu une révolution qui a transformé la vie politique, puis économique de la nation. Le peuple britannique s’est battu, a arraché plus de droits politiques dont il s’est servi pour répandre la prospérité économique. Il en a résulté une trajectoire politique et économique foncièrement différente ayant abouti à la Révolution industrielle ». Révolution. Le mot est lâché, qui fait peur. Pourtant, c’est la secousse qu’il faut désormais à l’ensemble de l’Afrique noire pour espérer une émergence économique. Rentré récemment au Gabon, André Mba Obame a posé la nécessité d’une « Conférence nationale souveraine » censée sortir le pays de la crise. Il est regrettable qu’une telle initiative ait été prise par un homme longtemps nourri au petit lait despotique et népotiste du PDG. En réalité, on doute de la capacité de l’Union nationale à changer la structure figée de la société gabonaise tant ses fondateurs sont tous dépositaires de l’héritage politique d’Omar Bongo Ondimba, et donc comptables du naufrage actuel du Gabon. Dès lors, le peuple gabonais ne se mettra sur les rails du développement que par un mouvement de revendication radical de ses droits politiques, économiques et sociaux. Se soulever, comme au Maghreb ou en Syrie, contre toute sorte d’imposture, telle semble une des formes d’action devant mener à l’avènement d’une citoyenneté assertive au Gabon.

Si le Gabon n’a pas encore atteint le stade de la Nation, le pays peut paradoxalement se prévaloir d’une identité nationale. Né d’un socle culturel profondément influencé par les peuples « pygmées », le récit national s’est mis en place, sur le plan politique, avec la formation d’un Etat, consécutive à la lutte pour l’indépendance. Aujourd’hui, l’histoire doit se poursuivre par la CONQUÊTE REVOLUTIONNAIRE d’une citoyenneté assertive et combative. Le fait est que l’idéal national, « principe spirituel », écrivait Ernest Renan, n’advient qu’au terme « d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ». Le  Gabon dispose bel et bien de ce « principe spirituel », ce « riche legs de souvenirs communs », ainsi que nous l’avons vu à travers le Bwiti, le Byeri et divers autres cultes traditionnels. Maintenant, le Temps est venu de s’affirmer comme Peuple en se dressant contre le régime totalitaire désormais à l’œuvre dans le pays.

Marc Mvé Bekale
Maître de conférences (Université de Reims/IUT de Troyes)
Essayiste

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