Face aux crimes dits « rituels » qui sévissent au Gabon depuis plusieurs années, dont Ali Ben Bongo a décidé de s’attaquer en instrumentalisant l’institution judiciaire par la mise en scène spectaculaire de l’arrestation de quelques exécutants lampistes devant les caméras de télévision, il convient de se poser les questions suivantes : peut-on dissocier la forme de violence communément désignée « crimes rituels » du régime politique despotique et népotiste instauré au Gabon depuis près d’un demi-siècle ? Ces crimes ne signent-ils pas l’échec d’un modèle d’Etat et de gouvernance, qui repose sur la concentration des pouvoirs, le culte de la personnalité et la sacralisation de la figure du chef ?
Au Gabon, l’hyperpuissance du président de la République n’émane pas seulement du dispositif institutionnel, source de concentration et de confiscation des pouvoirs ; elle résulte aussi de la croyance en des forces occultes censées consolider son leadership. D’où sa présence active au sein des cultes traditionnels et des loges mystico-philosophiques de type franc-maçonnerie, dont Omar Bongo Ondimba avait créé une branche dénommée Grand Rite Equatorial, reconnu par le Grand Orient de France et la Grande Loge de France. Fort d’une logique africaine qui fait du chef le dépositaire des forces mystiques, l’on avait inventé toute sorte de slogans célébrant l’omnipotence d’Omar Bongo. Dans les années 1990, ce dernier devint, aux yeux de quelques hommes politiques opportunistes du Woleu-Ntem, l’incarnation d’Akoma Mba, le héros mythique du mvet. Bongo devait ainsi représenter, pour les nostalgiques de la « grandeur » passée des Fang, le nouveau superman né pour les protéger des aléas de la vie. Pareil détournement de la tradition est perceptible dans le chant épique du barde Tsira Nkoghe Nguema, imaginé à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance du Gabon (voir « biavak cinquantenaire » sur Youtube). L’épopée ancienne, travestie, est mise au service d’une propagande où l’histoire apparaît totalement falsifiée : le hold-up électoral de 2009 est gommé, puis présenté comme une douce transition vers la démocratie, « un arbre planté par Omar Bongo », tandis que Rose Rogombé, une dame dont on a pu apprécier « l’épaisseur » intellectuelle à la télévision gabonaise lors de sa dernière tournée (17 mai 2013) dans son fief électoral de Lambaréné, est érigée au rang de mânes dans le panthéon national. Loin de la marionnette créée par le fondateur du PDG dans le cadre de son dispositif transitionnel, Mme Rogombé est décrite comme une véritable légende, « une brave femme, une femme vaillante, un terrible personnage habité par un redoutable esprit ». Une telle mythification du pouvoir politique a pour revers la soumission servile des individus, contraints d’obéir aveuglement aux dirigeants jusqu’à tout leur sacrifier en commettant les actes les plus ignobles. Aujourd’hui, la saga des Bongo se poursuit avec sa logique de règne absolu. Nombre de Gabonais ne jurent plus que par le mot « émergence », nouveau leitmotiv destiné à qui veut avoir son petit bout de gras à la table d’Ali Ben Bongo. Hors de son champ d’influence, point de salut pour l’homme politique gabonais. C’est la condamnation à la marge, à moins d’être soutenu par des instances occultes.
Transmis de père en fils depuis 1967, le pouvoir gabonais n’a jamais reçu l’onction du peuple. Omar Bongo a été imposé par la France avant qu’il ne retourne le jeu en sa faveur pour devenir, jusqu’à l’élection de Nicolas Sarkozy, une pièce maîtresse dans la fabrique des « monarques républicains » français. Quand il décède en 2009, son fils bénéficiera d’un renvoi d’ascenseur. Il s’emparera du pouvoir au travers d’une mascarade électorale cautionnée par le gouvernement français de l’époque.
L’absence de légitimité démocratique a toujours placé les Bongo en rupture avec la majorité de la population gabonaise. Ils se sont imposés par la force, la menace, l’intimidation et la corruption des esprits. Les crimes rituels seraient alors révélateurs d’une profonde aliénation, le symptôme d’une pathologie due à la corruption des esprits, consécutive à un règne quasi-monarchique dont la règle première est la sujétion au chef.
Dans l’Europe monarchique, la courtisanerie était la voie d’accès aux faveurs du roi. La noblesse usait alors de tous les artifices afin d’y parvenir. L’esprit courtisan conduit incontestablement à des dérives, allant du discours dithyrambique creux à la violence dictée par une philosophie obscurantiste qui fétichise le chef. On peut voir pareil esprit à l’œuvre à travers les médias d’Etat, en particulier la RTG qui brille, depuis sa création, par la docilité de ses journalistes et sert de caisse de résonance au régime en place. Ce même esprit est patent dans les discours publics au Gabon, où le moindre projet gouvernemental, réalisé avec les finances de l’Etat, est interprété comme un acte philanthropique du président-roi. Pour bénéficier de ses faveurs, les courtisans sont poussés à des comportements vils, confinant à ce que le philosophe danois Søren Kierkegaard appelle la « suspension téléologique de l’éthique » : la mise entre parenthèses des valeurs fondatrices de la société au détriment d’une loi dictée par une force supérieure. Tel semble le cas aujourd’hui avec les kamikazes musulmans. Ce fut aussi le cas d’Abraham dans l’Ancien Testament. Le patriarche voulut offrir son fils en holocauste en signe d’obéissance à Dieu. Au final, l’ange de la sagesse ou de la raison lui apparut. Isaac eut la vie sauve.
Au Gabon, de pauvres gens, jeunes femmes et enfants surtout, sont immolés sur l’autel d’une quête de puissance indissociable des pratiques sorcellaires. Le fait est que les dés utilisés dans le jeu politique sont toujours pipés. Quand les élections ne sont pas truquées, l’on tente alors d’éliminer l’adversaire en usant des armes mystiques par lesquelles l’homme politique, tel Dracula, cherchera à accroître son pouvoir en buvant, littéralement ou symboliquement, le sang des innocents.
Monstrueuse immolation des innocents. Vols à mains armées communément appelées « braquage ». Délinquance des forces de l’ordre se traduisant par le racket de la population. Chômage de masse sans le moindre indice sur son chiffre. Absence de droits sociaux pour la population. Musèlement des voix discordantes de l’opposition. Cabale menée contre la société civile. Toutes ces pathologies sont autant de variables à prendre compte lorsqu’il s’agit d’examiner la question de la violence satanique qui ronge la société gabonaise. Cette violence semble engendrée par un même fléau : le pouvoir despotique et népotiste instauré par les Bongo.
On a accusé Nicolas Sarkozy de racisme lorsque, dans une allocution prononcée à Dakar en 2007, il affirmait, sur un ton hégélien, que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » et qu’il semble toujours enfermé dans une irrationalité immuable. Le type de violence à laquelle est confronté le Gabon ne lui donne-t-il pas raison ? Ne sommes-nous pas face à d’une société écartelée entre le passé et le présent ? Une société soumise à une vive tension, où l’individu, assis entre deux chaises inconfortables, hanté par diverses croyances, tiraillé entre le cartésianisme, le prosélytisme des églises évangéliques et l’esprit mougongo de nos forêts primaires, se sent perdu, s’enfonce chaque jour dans la schizophrénie, la folie, parce que l’Etat n’a jamais créé des valeurs morales et culturelles favorables à la construction des identités stables. Tension culturelle donc au sein d’un pays où l’on chante chaque jour l’émergence, le renouveau, exalte des modèles économiques performants, tout en ayant la tête plongée dans le territoire irrationnel de la magie. Il s’agit là d’une véritable crise morale et existentielle dont la source est à rechercher dans un pouvoir hyperpuissant et vampirique, qui écrase les citoyens de son absolutisme, commet à leur égard le crime le plus abject en les plongeant dans diverses formes de misère. S’inscrivant dans un réseau composé de commanditaires, d’intermédiaires et d’exécutants, les crimes rituels apparaissent alors comme une réponse mimétique à, une variante, sinon une répétition de la sauvagerie darwinienne d’un Etat-Léviathan incarné depuis 1967 par les Bongo. Etat-Léviathan parce que, au lieu de protéger et de garantir le bien commun comme le pensait Thomas Hobbes, il apparaît davantage comme un monstre avilissant et oppresseur.
Marc Mvé Bekale
Article paru dans le journal gabonais Le Temps (mercredi 19 juin 2013)