Par Tirthankar Chanda
Selon Antoine Glaser, journaliste spécialisé de l’Afrique, l’avocat Jacques Vergès qui vient de disparaître à 88 ans était un «vieux routier de la Françafrique». L’homme s’est fait connaître en défendant les dictateurs les moins défendables du continent noir. Pour mieux embarrasser les hommes politiques parisiens qui craignaient de le voir révéler l’envers du décor des relations franco-africaines ?
RFI: Dans le livre intitulé Ces Messieurs Afrique: Le Paris village du continent noir * que vous avez publié en 1994, vous aviez consacré plusieurs pages à Me Vergès. Vergès l’Africain ?
Antoine Glaser: Il était l’un des piliers de ce qu’on a appelé la « Françafrique ». Il faisait partie d’une douzaine de personnalités françaises influentes qui tiraient leur puissance à Paris de leur proximité avec les chefs d’Etat africains. En tant qu’avocat des hommes de pouvoir en Afrique, Vergès appartenait à ce club très fermé de ces « Messieurs Afrique » qui avaient pour nom Martin Bouygues, André Tarallo ou Vincent Bolloré, pour n’en citer que les plus connus. Ces hommes faisaient la pluie et le beau temps en Afrique, mais aussi en France. Ils étaient craints par les hommes politiques français car ils connaissaient l’envers du décor des relations franco-africaines.
Quelle cohérence y avait-il entre l’anticolonialisme de Vergès et sa défense des dictateurs africains tels que Bongo, Eyadéma ou Moussa Traoré ?
Il ne faut pas chercher de cohérence parce qu’il n’y en avait pas! L’homme était avant tout un individualiste cynique qui aimait se définir comme « l’avocat du diable ». Cette position lui permettait de dénoncer l’hypocrisie « droitdelhomiste » de l’establishment français. Je dirais que c’était une sorte d’imprécateur qui a souvent défendu l’indéfendable dans le seul but de démystifier les rapports de force entre l’ancienne puissance coloniale et les nouveaux Etats nés de la colonisation. Il y avait presqu’une sorte de manichéisme dans cette défense des faibles Africains contre les méchants Européens ! J’y vois la vengeance d’un ancien colonisé qui souffrait de ne pas avoir été reconnu.
Vergès avait quand-même derrière lui un long engagement anticolonial. Il était proche du FLN et de Ben Bella…
Avant d’être viré de l’Algérie indépendante par le même Ben Bella ! Son engagement anticolonial qui vient de son adolescence réunionnaise était toutefois réel. Il aimait raconter que sa mère vietnamienne « n’avait pas besoin de porter l’étoile jaune : elle était jaune de la tête aux pieds ». Cette phrase qu’il a répétée lors du procès Barbie avait beaucoup choqué, mais elle en dit long sur sa souffrance d’avoir grandi dans une société hiérarchisée en fonction de la couleur de la peau. C’est ce qui explique aussi son engagement plus tard aux côtés du Parti communiste français qui, disait-il, était le seul parti politique à avoir réellement soutenu les opprimés. Il a raconté que c’était à l’école centrale du PCF qu’il a rencontré dans les années 1950 les Africains comme Félix Houphouët-Boigny ou Gabriel Arboussier.
Est-ce qu’on sait quelle part du revenu du cabinet Vergès provenait des affaires africaines ?
Difficile de dire exactement. Selon les dires de l’intéressé, entre un quart à un tiers de ses revenus provenait de source africaine. Mais il n’y avait pas que de l’argent. Ces affaires qui mettaient en scène des chefs d’Etats souvent controversés avaient un retentissement médiatique considérable. Cela donnait une grande visibilité à l’avocat qui en a usé et abusé pour embarrasser les gouvernements français successifs. A mon avis, c’est ce goût de la provocation qui caractérisait le mieux Jacques Vergès.
Pour en savoir plus:
Ces messieurs Afrique: le Paris village du continent noir, par Stephen Smith et Antoine Glaser. Calman-Lévy, 1994, 18,55 euros.