Dans le quartier de La Sablière, puissance et argent font bon ménage. Mais les riches demeures abritent parfois des ennemis politiques qui s’épient. Attention au faux pas.
Il n’y a pas âme qui vive sur les routes de La Sablière. Après l’effervescence des quartiers populaires de Mont-Bouët ou de Louis, le grand silence qui y règne procure une étrange sensation… À l’entrée de l’une des somptueuses propriétés qui bordent ses avenues, un vigile monte la garde. Tout au long des trottoirs étroits, de hauts murs protègent l’intimité des villas cossues du regard des promeneurs.
Pas le temps non plus d’apercevoir les conducteurs, qui roulent trop vite pour une agglomération. En général, ce sont de gros tout-terrain japonais, allemands ou américains, qui profitent de l’absence de limitations de vitesse pour rivaliser de puissance. Le parc automobile de la ville regorge de belles mécaniques. Mais ici, le luxe est encore plus ostentatoire. Sur l’axe principal du quartier le plus aisé de Libreville, aucun policier ne viendra contrôler les excès des propriétaires fortunés au volant de leur voiture de luxe. Sportives rasant le sol ou forteresses roulantes, ces grosses cylindrées sont autant de signes clinquants de la puissance et de la richesse.
Derrière les murs des villas et les vitres teintées des voitures, on ne sait jamais sur qui on peut tomber… Des membres du gouvernement, ou Ali Bongo Ondimba lui-même ? Le chef de l’État aime piloter les bolides de sa collection. L’imposant domaine présidentiel s’étend au bout de la grande route, protégé par une chicane qui ralentit les automobilistes roulant pied au plancher.
Diplomates, hommes d’affaires et politiciens se retrouvent, sans forcément s’apprécier
En proche voisin, Zacharie Myboto connaît ce ralentisseur par coeur. Le leader de l’Union nationale (UN), le grand parti d’opposition, dont le « palais » de style néoclassique, avec colonnades et fontaine dans le patio, jouxte le domaine d’Ali Bongo, doit longer le flanc gauche de la demeure présidentielle pour rentrer chez lui. La légende ne dit pas si les divergences politiques ont engendré des querelles de voisinage. Les deux hommes s’ignorent probablement.
Quoi qu’il en soit, il existe tout de même un avantage à vivre si près du plus haut personnage de l’État : la sécurité, assurée non sans zèle par la garde républicaine. Mais, comme tout le monde, Myboto est obligé de céder la priorité à son illustre voisin le matin, lorsque le cortège qui conduit Ali Bongo Ondimba au Palais du bord de mer s’ébranle.
Pour sortir de La Sablière, tous suivent l’avenue principale qui aboutit à l’aéroport international Léon-Mba. Dans cet entre-soi, diplomates, hommes d’affaires et politiciens se retrouvent, sans forcément s’apprécier. On s’épie. Chaque signe est interprété, décrypté. Pascaline Bongo Ondimba refait la peinture de sa maison ? Voilà qui met fin à la rumeur persistante de son exil à Los Angeles. Un cancan en moins pour les brunchs du dimanche. Il reste cependant assez d’histoires dans la saga familiale des Bongo pour apporter, comme souvent, un peu de piment au plat du jour…
On ne risque rien à condition de ne pas se tromper d’enseigne. Car, à La Sablière, les affinités politiques sont scrutées encore plus qu’ailleurs. Franchir le seuil de la luxueuse résidence hôtelière Maïsha peut faire pâlir une bonne étoile. Inutile d’attirer l’attention sur soi en s’affichant dans cet établissement appartenant à l’opposante Chantal Myboto, fille de Zacharie… Dans cette impitoyable microsociété, le moindre soupçon d’une accointance avec l’opposition peut fermer des portes.
Juste à côté de la propriété de Pascaline, on trouve celle de son compagnon, Paul Toungui, ancien ministre des Finances. Homme de réseaux, Toungui reçoit beaucoup. Sa table a une solide réputation de fine cuisine, et, selon les makayas (hommes de la rue), il suffit de camper devant son portail pour voir défiler ses amis. Notamment les fameux « appelistes », une tendance du Parti démocratique gabonais (PDG) mise en sommeil que l’ex-ministre est soupçonné de vouloir réactiver. La présidentielle de 2016 se profile et, avec elle, la saison des grandes manoeuvres dans le secret des luxueux pavillons.
Si les pierres de l’estuaire du fleuve Komo pouvaient parler, elles raconteraient également des histoires de pêcheurs. Ceux qui prenaient la mer à partir de cette plage de sable fin avant qu’elle devienne une enclave pour riches. Dans les années 1990, l’urbanisation de cet espace qui occupe la bordure nord de Libreville s’est accélérée. Tout le Gabon était alors suspendu à la conférence nationale souveraine et aux luttes politiques liées au retour du multipartisme. On raconte que c’est la proximité de ce quartier avec l’aéroport qui a poussé diplomates, responsables politiques et hommes d’affaires à s’y installer. « Peut-être pour quitter plus vite le pays en cas de danger immédiat », présume un journaliste gabonais.
Belles propriétés et automobiles vrombissantes… © DR
Distinguer la ville européenne des « villages africains »
Bien que son développement soit ultérieur à la colonisation, La Sablière est le résultat d’une politique d’urbanisation à la française. L’administration coloniale organisait les agglomérations selon un principe de ségrégation en distinguant la ville européenne des « villages africains ». La première, zone d’opulence où le bien-être émanait de la qualité de l’habitat, était généralement pavillonnaire. Les seconds regroupaient des constructions anarchiques non intégrées au schéma d’aménagement urbain. Et l’indépendance n’y a rien changé.
Certes, les Gabonais ont pu vivre dans le quartier de leur choix. Mais dans la pratique, les prix élevés du foncier dans l’ancienne ville européenne ont tenu les moins nantis à l’écart. Et à La Sablière, le coût exorbitant des travaux constituait un second élément dissuasif. Le site a en effet été conquis sur les marécages du bord de mer. En général, la viabilisation des parcelles nécessite de gros travaux de remblaiement.
Ces aménagements onéreux n’ont pas découragé Henri Minko, richissime patron de la Conservation foncière du pays pendant plusieurs décennies. Flairant l’aubaine, il fut l’un des premiers à y acquérir plusieurs hectares. Par la suite, d’autres achetèrent des terrains pour y bâtir des villas de standing. Parmi eux, Jean-Claude Baloche, le baron franco-gabonais du BTP…
De zone marécageuse humide et inondable, La Sablière est devenue un lieu aéré et sain, au paysage urbain homogène. Elle s’est transformée au fil des ans en un ghetto réservé aux puissants.
Pendant ce temps, le reste de la ville s’est développé sans aucun schéma d’aménagement urbain, sous la pression d’une forte démographie. La population a été multipliée par vingt au cours de ces cinquante dernières années. Une hausse qui a provoqué l’extension des quartiers pauvres et renforcé les inégalités. Dans un tel environnement, La Sablière apparaît plus que jamais comme un microcosme où la réussite peut s’afficher… loin du regard envieux des autres.