Les archives de Jacques Foccart, le premier « Monsieur Afrique » de la Ve République livrent leurs secrets. Entretien avec le chercheur qui a la charge de ce fonds d’une richesse exceptionnelle.
« Les archives répondront à votre question. » C’est ce que disait Jacques Foccart quand Philippe Gaillard, ancien rédacteur en chef de Jeune Afrique, l’interrogeait sur ses souvenirs. Désormais libres d’accès, ces documents conservés aux Archives nationales, à Pierrefitte (au nord de Paris), peuvent livrer leurs secrets.
Conseiller à Matignon en 1958 puis à l’Élysée en 1959, secrétaire général à la présidence pour les Affaires africaines et malgaches à partir de 1960 – fonction qu’il conservera sous la présidence Pompidou, de 1969 à 1974 -, Foccart sera le seul à s’entretenir quotidiennement avec de Gaulle. Grâce à ces archives, où l’on retrouve notes, correspondance, cartes ou photos, et grâce à la publication d’un inventaire numérique détaillé, chacun peut désormais découvrir les arcanes de la politique africaine de la France et démêler l’écheveau de ce que l’on a appelé les « réseaux Foccart ».
Le mérite en revient en grande partie à Jean-Pierre Bat, agrégé et docteur en histoire – c’est lui qui a la charge de ce fonds d’archives. De sa thèse, cet archiviste-paléographe a tiré La Fabrique des « barbouzes ». Histoire des réseaux Foccart en Afrique (Nouveau Monde éditions).
Jeune Afrique : Sur quels pays se concentrait l’attention de Foccart et du général de Gaulle ?
Jean-Pierre Bat : C’était d’abord sur la Côte d’Ivoire, cela ne fait aucun doute. Le président Houphouët-Boigny était la tête de pont du système. Il y avait aussi des pays qui étaient clairement des poids lourds, comme le Sénégal. D’autres étaient considérés comme stratégiques : au début, en Afrique centrale, c’était le Congo, puis cela a été le Gabon. Et puis il y avait ceux dont il fallait gérer les crises, comme le Tchad… Cela ne veut pas dire que Foccart hiérarchisait. En fait, dans une même journée, il était informé sur tout : il disposait notamment d’une dizaine de chargés de mission qui lui rédigeaient des notes quotidiennes. Et c’est sur cette base-là qu’il préparait ses entretiens avec de Gaulle. Dans le fonds Foccart, en plus de ces fameuses notes, on retrouve les documents à partir desquels elles ont été établies.
Foccart démentait l’existence de réseaux organisés et niait celle d’agents rémunérés. Qu’en était-il ?
Foccart avait une conception très normative de ce qu’était un réseau. Pour lui, un réseau c’était une organisation clandestine, avec des agents rémunérés et un objectif politique, subversif ou pas. Il prenait comme référence les réseaux de la Résistance. Et, effectivement, il n’y avait pas à proprement parler autour de lui d’organisation constituée suivant cette définition.
Reste que Foccart était informé de tout. Ses sources pouvaient être des sources officielles et institutionnelles de la République française, de la diplomatie aux services de renseignements en passant par la coopération. Ce pouvait être aussi des sources officieuses, plus informelles et personnelles, via des réseaux d’anciens de la Résistance réactivés ou des agents anticommunistes.C’est souvent dans ce dernier cercle que se trouvent les barbouzes, au carrefour entre monde officiel et connexions officieuses.
Ces barbouzes n’avaient-ils que des motivations idéologiques ?
De fait, cette génération était très peu motivée par l’argent. Ils considéraient qu’ils agissaient pour la France. Il va sans dire que, dans les années suivantes, les choses ont pu évoluer – l’âge de la retraite arrivant, certains d’entre eux ont même été « rachetés » par des présidents africains.
Vous évoquez dans votre livre le cas d’Antoine Hazoumé, un Dahoméen un temps installé à Brazzaville. Y avait-il d’autres Africains parmi les « hommes » de Foccart ?
Oui, mais Hazoumé était un cas tout à fait remarquable. Il fusionnait trois identités. Il était le correspondant d’Houphouët-Boigny au Congo, un agent des renseignements français traité par Maurice Robert [le chef Afrique du Sdece], et il avait intégré l’équipe politique de Jean Mauricheau-Beaupré [chargé de mission au secrétariat général des Affaires africaines]. Les chefs d’État africains lui faisaient confiance.
Quand il est mort, à N’Djamena, en 1966, Tombalbaye a même été profondément affecté ; il pensait qu’il avait été assassiné par des services secrets et y voyait un prélude à sa propre élimination. En fait, Hazoumé allait là où Houphouët lui disait d’aller : il a commencé auprès de Fulbert Youlou, le premier président de la République du Congo, puis est passé au service de Moïse Tshombe au Katanga avant de rejoindre Tombalbaye.
Vous écrivez que le Congo était le terrain de jeu par excellence des barbouzes. Quand on parle de la Françafrique, on pense plutôt à la Côte d’Ivoire ou au Gabon…
L’heure de Libreville est venue après la destitution de Youlou, en 1963. Les moyens du système Foccart ont été redéployés vers le Gabon et vers la Côte d’Ivoire. Paris avait initialement espéré faire de Brazzaville le pivot de l’action française en Afrique centrale en direction du Congo-Kinshasa. Pourquoi ? Parce que tous les complots qui visaient l’ex-Congo belge passaient par Brazzaville.
Pour rester au Congo, il n’est pas toujours facile de savoir qui y faisait quoi. Y avait-il une hiérarchie chez les barbouzes ?
En réalité, l’équipe des barbouzes constituait une fusée à plusieurs étages : le Sdece mettait ses hommes à un endroit, des officines anticommunistes mettaient les leurs à un autre endroit, et Foccart venait placer ses pions encore ailleurs. Le tout était plus ou moins piloté par Foccart, mais avec une large autonomie des barbouzes sur place.
Quant à Fulbert Youlou, était-il plus qu’un homme lige ?
Dans les années 1950, il est parvenu à opérer un double tour de force : il a levé l’hypothèque du matsouanisme [mouvement messianique fondé dans les années 1940 qui menace l’autorité de Brazzaville] tout en mobilisant l’électorat lari, sa communauté d’origine, et réussi à faire basculer le rapport des forces électorales et à obtenir le soutien d’Houphouët… En accord avec Houphouët et Foccart, les barbouzes avaient pour mission d’appuyer son régime dans la perspective, notamment, de la crise au Congo-Kinshasa, véritable front de la guerre froide.
Les barbouzes de votre livre sont très actifs au début des années 1960. Jusqu’à quand le système fonctionne-t-il ?
Il se dissout peu à peu. C’est une histoire générationnelle. Ces hommes sont pour la plupart nés dans les années 1910-1920. Leur moyenne d’âge est de 50 ans aux indépendances. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils en imposent : ils arrivent en Afrique avec vingt ans de métier dans les services secrets ; certains ont fini par lier leur intérêt aux chefs d’État africains plus qu’à la France. Quand Foccart quitte le pouvoir, en 1974 [il décédera en 1997], ils considèrent que la logique de la Françafrique sera mieux défendue depuis Abidjan ou Libreville que depuis Paris. Il y a peu encore, on pouvait rencontrer d’anciens hommes de Foccart à Libreville. Et d’autres générations sont venues les remplacer à l’aube des années 1980.
Les archives Foccart vont-elles aider à élucider certaines affaires, comme la disparition des Camerounais Ruben Um Nyobé, en 1958, et Félix Moumié, en 1960 ?
Non. On ne peut évidemment pas trouver dans ce fonds des documents répondant directement à ces questions. L’essentiel des éléments a de toute façon été dévoilé dans le livre Kamerun ! [paru en 2011]. Mais des lumières complémentaires sur le contexte de l’époque sont offertes par le fonds Foccart.
Et sur la mort de Sylvanus Olympio, en 1963, à Lomé ?
Ici encore, il n’y a pas de trace explicite de l’assassinat, et il est permis de supposer que l’affaire a en grande partie échappé au regard de la France. Que Foccart ait souhaité le renversement du président togolais, c’est fort probable. Qu’il ait voulu l’éliminer physiquement, c’est plus difficile à croire. Pour une raison très simple : cela aurait envoyé un signal de défiance au syndicat des chefs d’État.
Feu le président Gnassingbé Eyadéma n’avait-il pas revendiqué l’assassinat d’Olympio ?
C’est en effet ce qu’il a déclaré dans une interview, mais c’est à ma connaissance la seule référence. Or l’historien a besoin de recouper ses sources avant d’aboutir à une conclusion scientifique.
Peut-on apprendre des choses sur l’élimination de Lumumba ?
Le recoupement des sources offre ici des éléments plus tangibles. Il est clair que les Français ne veulent pas de Lumumba. Ils laissent cependant à Fulbert Youlou le soin de trouver comment s’en prémunir, en soutenant par exemple la sécession du Katanga de Moïse Tshombe et en appuyant celle du Kasaï. C’est l’affaire des complots d’août 1960 à Brazzaville.
Mais sans doute Youlou préférait-il, fin 1960, un Lumumba faible plutôt qu’un Lumumba mort pour s’imposer dans le jeu congolais. En décembre 1960, avant que Lumumba ne soit envoyé au Katanga pour y être tué, sa femme traverse le Pool pour demander l’intercession de l’abbé Youlou. Ce dernier n’est pas insensible à ses arguments et tente, à la faveur de cet événement, de jouer le rôle d’arbitre dans la crise congolaise.
Qu’en est-il de la disparition de l’opposant marocain Ben Barka, en octobre 1965 ?
Contrairement à la légende, Foccart n’est pas « au parfum ». Il semble plus avoir suivi cette affaire pour ses conséquences sur le Sdece que pour la vie politique marocaine, dont il n’est pas directement responsable à l’Élysée. Encore une fois, les réponses explicites aux assassinats politiques qui ont défrayé la chronique des années 1960 ne sont pas toujours dans les archives. La vérité « ne sort pas » des archives ; celles-ci constituent un matériau de travail à interroger sans cesse, sous des angles différents pour les exploiter pleinement.
En revanche, certaines affaires sont éclairées d’un jour nouveau. C’est le cas pour la Guinée après le « non » au référendum de 1958. On découvre par exemple un courrier du vice-président de la Fédération du Mali, Mamadou Dia, adressé au général de Gaulle. Ce dernier note, à la main : « Lettre à moi remise par le colonel Fall le 20 mai 1960. À me faire répondre : « Premièrement, vous avez bien fait de m’écrire. Deuxièmement, je transmets la lettre au ministre compétent pour qu’il fasse le nécessaire. Troisièmement, si vous passez par Paris, je vous verrai très volontiers. » »
De quoi s’agit-il ? Dans sa lettre, Mamadou Dia dénonce les opérations de déstabilisation menées contre le pouvoir guinéen à partir du territoire sénégalais. Il se montre très précis, décrivant comment, dans la région de Kédougou, des agents du Sdece, qu’il désigne nommément, forment et équipent des Peuls du Fouta-Djalon qui entendent lutter contre le régime de Sékou Touré. Dans un courrier ultérieur, daté de juin 1960, Mamadou Dia, qui cache mal son exaspération, réitère ses récriminations et donne nombre de détails sur les officiers du Sdece chargés de l’affaire. De Gaulle annote ainsi la lettre : « Communiquer à Foyer [le secrétaire d’État chargé des relations avec la communauté]. Foccart, m’en parler. »
D’autres exemples de dossiers intéressants ?
Il y a la tentative de putsch contre Léon Mba en 1964 au Gabon. L’événement surprend les Français. Très clairement aussi, Foccart prend rapidement les choses en main pour empêcher que ne se réédite le scénario brazzavillois de 1963. Cependant, il considère que la solution militaire ne suffit pas : il faut, selon lui, un traitement politique. Foccart, d’une manière générale, préfère la voie politique, celle qui permet de s’inscrire dans la durée.
Dans le cas du Gabon, il mandate des conseillers spéciaux pour réorganiser le pouvoir de Léon Mba : un commissaire pour restructurer la police, un ancien des services spéciaux pour créer la garde présidentielle et un ancien administrateur colonial pour conseiller politiquement le président gabonais dans les semaines et les mois qui suivent son retour au pouvoir. Par la suite, il nomme l’ambassadeur Delaunay et prépare la succession de Léon Mba, soigné en secret à Paris, en faveur d’Omar Bongo.
Trouve-t-on des choses inattendues dans ces archives ?
Foccart suivait la situation de certains pays anglophones, comme le Ghana. D’abord parce que Houphouët s’y intéressait – il intriguait pour installer le Dr Busia à la tête du pays. Mais au-delà de cette question, le pays de Nkrumah et du panafricanisme posait problème parce qu’au tout début des années 1960, en pleine guerre d’Algérie, il incarnait le front diplomatique antifrançais.
Ce n’est pas par hasard si Frantz Fanon [essayiste martiniquais très impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie] était venu s’y réfugier. Plus tard, Foccart s’est aussi intéressé au Nigeria et au Biafra. Dans ce cas précis, on voit bien que la construction du discours humanitaire est allée de pair avec le soutien à la sécession.