À Libreville, il ne fait pas bon être identifié comme « étranger », et avoir un certificat de nationalité ou être né dans le pays ne protège pas toujours de la vindicte populaire. Enquête sur un malaise.
Interpellé le 3 août en France et brièvement placé en garde à vue, Maixent Accrombessi attend les éventuelles suites judiciaires. Si les magistrats français le soupçonnent de corruption, le directeur de cabinet d’Ali Bongo Ondimba est toujours protégé par la présomption d’innocence.
Accrombessi, « néo-Gabonais » détesté
Il en va tout autrement à Libreville, où un tribunal du peuple, siégeant aussi bien dans le bidonville de Kinguélé que dans les villas huppées de la Sablière, l’a depuis longtemps condamné. Ici, des hommes politiques déguisés en procureurs et des journalistes revendiquant une xénophobie de bon aloi ont juré d’avoir la peau de ce « néo-Gabonais » que l’on exècre parce qu’il occupe un poste que l’on estime réservé aux « Gabonais de souche » (né au Bénin, Accrombessi s’est installé au Gabon dans les années 1990).
« Quand vous avez été nommé à ce poste, j’étais de ceux qui avaient conclu à une grave erreur de casting, égratigne dans une lettre ouverte Jonas Moulenda, un ancien journaliste. Il s’agit d’un poste éminemment politique, réservé aux seuls nationaux. Dans les pays sérieux, on ne nomme pas des expatriés dans les instances décisionnelles de l’État. »
Même le mouvement de la société civile Ça suffit comme ça ! y est allé de sa lettre ouverte. La sienne est adressée au président béninois : « Le sentiment antibéninois a commencé à se développer dans nos villes et villages. Ce sentiment est perceptible à tous les niveaux : monsieur le Président, vos compatriotes sont désormais en danger au Gabon […]. M. Accrombessi n’a plus sa place ici. Pour les Gabonais, son départ est devenu une question de fierté nationale. »
Campagne xénophobe
Si elle a tout d’une chasse à l’homme, cette campagne ne vise pas que le seul Accrombessi. Ali Bongo en est lui-même devenu la cible depuis que le journaliste français Pierre Péan a exprimé ses doutes sur sa filiation. Dans le collimateur aussi, ces collaborateurs « néo-Gabonais » du chef de l’État accusés d’avoir mis le Palais du bord de mer en coupe réglée (ils forment ce que l’opposition appelle la « légion étrangère »).
Le rejet vise en priorité les patronymes à consonance non bantoue, à l’instar de celui de Liban Soleman, chef de cabinet né au Gabon mais dont le père a émigré de Somalie… « Nous ne les aimons pas pour ce qu’ils font. Pas pour ce qu’ils sont, explique une femme, haut placée dans la hiérarchie du Parti démocratique gabonais (PDG, au pouvoir). Ils ne nous épousent pas. Ils n’investissent pas chez nous. Ils n’y ont pas leur compte en banque, ils transfèrent leur argent chez eux. Pourquoi voulez-vous que nous les aimions ? »
Quid des autres « étrangers » proches du pouvoir ? Ils vivent cachés, de préférence loin de la politique, et là réside le secret de leur longévité
Verrou de l’antichambre du bureau présidentiel, Accrombessi savait depuis le départ qu’aucune avanie ne lui serait épargnée. Mais quid des autres « étrangers » proches du pouvoir ? Ils vivent cachés, de préférence loin de la politique, et là réside le secret de leur longévité.
Samuel Dossou, magnat du pétrole d’origine béninoise sous Bongo père, l’a bien compris. Il a été un homme clé du Palais pendant quatre décennies, mais demeure un quasi-inconnu pour l’opinion publique. Invisible à Libreville, l’astrophysicien malien Cheick Modibo Diarra, nommé conseiller spécial en 2009, s’est depuis longtemps fait oublier. Influent visiteur du soir, le journaliste sénégalais Mactar Sylla a un temps eu la main sur la communication présidentielle, mais met un soin particulier à fuir les projecteurs, tout comme Jean-Denis Amoussou, conseiller du président. Leur discrétion leur a épargné la vindicte populaire.
Même chose pour le général Alioune Ibaba, le directeur général du protocole d’État et conseiller du président en matière de défense et de sécurité, dont l’ascendance sénégalaise ne semble pas troubler l’opinion. Épargnés aussi, le Britannique Lee White (directeur des parcs nationaux), son compatriote Jim Dutton (à la tête de l’Agence nationale des grands travaux) et l’ange gardien sud-coréen du « patron », Park Sang-chul.
Quant au contingent des Français, il tire bénéfice de la francophilie de la population. Citons Vincent Garrigues, consultant en communication, Guillaume Adam, le directeur de cabinet de la première dame, sans oublier les « historiques », tels Éric Chesnel, aujourd’hui conseiller…
Les attitudes discriminantes se multiplient
« Il n’y a pas plus d’étrangers à la présidence aujourd’hui qu’hier », tempère Patrick Mouguiama-Daouda, enseignant à l’université Omar-Bongo et conseiller d’Ali Bongo Ondimba. Dans son livre Un silure dans la nasse, publié en juin, il se montre inquiet de cette « rhétorique xénophobe et des attitudes discriminantes qui se développent ».
Ce n’est pas un hasard si la question de la libre circulation au sein de l’espace Cemac, à laquelle le chef de l’État est favorable, a tant fait débat à Libreville. Des vidéos postées sur internet incitent à la xénophobie, des journaux publient les actes de naissance d’hommes politiques « étrangers » pourtant dotés de passeports gabonais…
Le 27 août, dans son édition spéciale, l’hebdomadaire La Loupe, proche de l’opposition, vitupère contre « le pillage » du Gabon par des étrangers, proteste contre « l’occupation » et le fait que la « race gabonaise [ne soit] trouvable nulle part ». Le même journal parle même d’un « génocide des autochtones », dont il rend responsable les enseignants étrangers. « Il ne faut pas attendre un drame pour réagir », prévient Mouguiama-Daouda. Le drame est presque arrivé en avril dernier lorsque des émeutiers ont mis le feu à l’ambassade du Bénin à Libreville.
Une histoire pourtant nourrie de l’immigration
En 1978, 12 000 Béninois avaient été expulsés du Gabon à la suite d’un violent échange verbal ayant opposé Mathieu Kérékou à Omar Bongo Ondimba. Le premier avait accusé le second d’avoir participé au raid sur Cotonou orchestré par Bob Denard, en 1977. Le marché de Mont-Bouët, à Libreville, fut incendié, et les commerces, majoritairement tenus par des immigrés, furent pillés.
Le Gabon, petit pays de moins de 1,8 million d’habitants au sang mêlé, a pourtant intégré des vagues successives d’immigration. Il comptait 23 000 étrangers en 1970 : des Africains (majoritairement employés dans l’exploitation de l’okoumé), des Européens et des Libanais. Quelques années plus tard, le mouvement s’accélère. Les grands travaux d’aménagement attirent une main-d’œuvre toujours plus nombreuse.
En 1976, le Gabon recense déjà plus de 80 000 étrangers, dont 61 000 Africains (des Équato-Guinéens, des Camerounais et des Béninois pour la plupart). La crise économique freine un temps la tendance l’année suivante, mais, dès 1979, l’immigration reprend de plus belle. En 1985, le pays compte 139 000 étrangers, dont 85 000 Africains.
Les étrangers sont les boucs émissaires du ressentiment d’une population qui ne bénéficie pas de la richesse nationale, très inégalement répartie
« Gabon d’abord »
Ses lois ne sont ni xénophobes ni tribalistes. Sa Constitution ne fait aucune distinction entre autochtones et allogènes et le code de nationalité garantit la naturalisation à « tout étranger résidant depuis cinq ans et ayant investi dans le pays » (art. 31). Mais l’application des textes est à géométrie variable.
« Certains fonctionnaires gabonais dits autochtones se sont arrogé le droit de juger qui mérite la nationalité et qui en est exclu, estime Mouguiama-Daouda. Résultat, ces personnes n’investissent pas parce qu’elles se sentent en insécurité. »
Pendant quarante-deux ans, Omar Bongo Ondimba a pratiqué la répartition « géopolitique » de la richesse nationale. Ce modèle a exacerbé les particularismes ethniques et fait du slogan patriotique « Gabon d’abord » l’expression d’une préférence nationale. La montée de l’intolérance envers les étrangers est devenue proportionnelle à l’aggravation des difficultés économiques.
Les étrangers ont raison de trembler lorsque la baisse du prix du baril fait convulser l’État providence. Ils sont les boucs émissaires du ressentiment d’une population qui ne bénéficie pas de la richesse nationale, encore très inégalement répartie. Des universitaires prêchent en faveur d’un dispositif pénal plus répressif pour stopper la xénophobie. Pas sûr que cela arrête ceux qui ont fait du départ de certains collaborateurs du président une affaire personnelle.
CE N’EST PAS FORCÉMENT MIEUX AILLEURS…
Le Gabon n’a évidemment pas le monopole de la violence xénophobe. Depuis des années, la Guinée équatoriale expulse à tour de bras des Africains attirés par sa prospérité pétrolière. Pourtant, selon des estimations, plus de 300 000 personnes sont originaires de l’étranger. Des rafles de la police visent périodiquement les marchands camerounais, des bijoutiers sénégalais, des vendeurs ambulants maliens, les ouvriers nigérians.
En 2007, le gouvernement a interdit aux Ouest-Africains de devenir propriétaires d’épicerie. Les magasins des contrevenants ont été fermés ou repris par l’État. En 2004, alors que le pays manquait de travailleurs qualifiés, une loi a été votée limitant à 30 % la proportion de travailleurs étrangers au sein des entreprises…
Un peu plus loin, au Congo-Brazzaville, les autorités ont lancé en avril une opération de vérification des titres de séjour visant les Congolais de Kinshasa. En trois semaines, 140 000 « Zaïrois » ont regagné leur pays d’origine. L’Angola, dont les relations ont longtemps été tendues avec Kinshasa, a expulsé lui aussi nombre de ressortissants de RD Congo. Quant à l’Afrique du Sud postapartheid, elle est le théâtre d’émeutes xénophobes récurrentes sur fond de chômage endémique. Les dernières en date, en avril, ont fait une dizaine de victimes (en 2008, près de 70 personnes avaient perdu la vie).
Georges Dougueli