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Au Gabon, la course au magot de « Papa Bongo »

Les 53 héritiers du défunt président gabonais s’entre-déchirent. Enjeu de ce Dallas familial: le pactole faramineux laissé par le patriarche, dont nul ne connaît encore l’ampleur exacte, six ans après sa mort. Et que son fils Ali, l’actuel chef de l’Etat, entend partager à sa façon.

Argent, pouvoir, famille, goût du lucre, liens du sang, coups fourrés, coups tordus… Le scénario de cette saga tropicale aurait pu être coécrit par Balzac, Shakespeare, Courteline, Céline et Simenon ; et sa mise en scène échoir à Claude Chabrol. Les décors, plantés tantôt au Gabon même, tantôt sur la Côte d’Azur, à Nantes ou sur les bords de Seine? Un palais – celui de Libreville -, des palaces, des prétoires et une flopée de cabinets d’avocats, d’études notariales et de salles des coffres. Sur le casting, cohorte d’une cinquantaine d’héritiers, stars, starlettes ou figurants falots, flotte l’ombre tutélaire du défunt Omar Bongo Ondimba, seul maître à bord du rafiot gabonais quatre décennies durant.

Lorsqu’un jour de juin 2009 ce patriarche aussi madré que prolifique s’éteint dans une clinique barcelonaise, il laisse une fortune pharaonique, donc la matière d’un péplum doré sur tranche. Reste à pimenter les dialogues de rancoeur, de vacheries, d’invectives et de kongossa, la vénéneuse rumeur maison.

Laquelle fait son miel de tout, à commencer par le montant d’un magot aux contours imprécis. Daté d’octobre 2014, un document de la direction générale des impôts du Gabon évalue les « actifs nets de la succession » à près de 550 millions d’euros. « Total amplement sous-estimé », ripostent en choeur un fils du disparu et l’une de ses ex-compagnes, persuadés que le trésor oscille entre 3 et 4 milliards. Une certitude: six ans après le décès du « Doyen », l’inventaire de ses biens demeure lacunaire.

Et pour cause… Au colossal patrimoine immobilier, dispersé entre Libreville, la province fétiche du Haut-Ogooué, Paris et les hauteurs de Nice, il convient d’ajouter des myriades de comptes bancaires, parfois dissimulés dans de lointains paradis financiers, ainsi qu’une pléthore de participations au capital d’entreprises gabonaises ou étrangères. Sans compter les bateaux, avions et voitures haut de gamme ne figurant nulle part et les titres de propriété portés disparus.

Le seul testament d’Omar Bongo date de 1987
Certes, la holding Delta Synergie, objet en 2012 d’un audit dévoilé depuis lors par le site Mediapart, est censée dresser la liste de toutes les sociétés dont feu Omar détenait des parts. Mais, voilà: hormis une maison de trading, le pactole pétrolier, ressource vitale pour le petit émirat subsaharien, échappe au recensement. Fâcheux. Autre écueil, la vétusté du testament laissé par « Papa Bongo ». Le seul connu, déposé auprès d’un notaire niçois, date de 1987. Antérieur au mariage de son auteur avec Edith-Lucie, fille du président congolais Denis Sassou-Nguesso, et à la naissance de Yacine Queenie et d’Omar Denis Jr, les deux enfants issus de cette union, il ne mentionne que dix héritiers.

Son périmètre sera ensuite élargi à tous les rejetons reconnus, avec l’aval des chefs de file de la fratrie. Existerait-il une version actualisée des dernières volontés? Très proche d’un paterfamilias usé par sa fin de règne crépusculaire, son fils Christian tend à le croire: « Un soir, il m’a confié avoir pris ses dispositions afin de préserver les intérêts de sa dernière épouse et de leurs petits. »

Le 17 août dernier, jour de la fête nationale, Ali Bongo Ondimba, alias « ABO », fils et successeur d’Omar à la présidence, dégaine une annonce fracassante. Il fait don de « tous les revenus tirés de la part d’héritage qui [lui] revient » à une Fondation pour la jeunesse et l’éducation. Mieux, l’ancien ministre de la Défense cède une vaste propriété librevilloise, appelée à héberger une université dernier cri, ainsi que deux hôtels particuliers parisiens, situés rue de la Baume (VIIIe arrondissement) et rue Edmond-Valentin (VIIe), promis à un « usage diplomatique et culturel ».

Coup d’éclat préparé de longue main par l’opiniâtre Claude Dumont-Beghi, avocate française du chef de l’Etat, mandatée pour « mettre de l’ordre » dans le « fatras » successoral. Aussitôt, les poètes de cour du Palais du bord de mer, siège de la présidence, s’extasient. D’autres, y compris parmi les héritiers, dénoncent à l’inverse un altruisme en trompe-l’oeil. « Ali, grince l’un d’eux, restitue à notre insu ce qui ne lui appartient pas, du moins pas encore. Il oublie que papa avait bâti la résidence de Libreville pour Edith-Lucie [décédée trois mois avant son mari]. Et que les ayants droit de celle-ci détiennent la majorité de la société civile immobilière (SCI) de la rue de la Baume. »

En 2009, à Rabat, Omar Bongo (lunettes) après le décès de sa dernière épouse, Edith-Lucie, fille de Denis Sassou N’Guesso (au centre), avec les deux enfants du couple. En 2009, à Rabat, Omar Bongo (lunettes) après le décès de sa dernière épouse, Edith-Lucie, fille de Denis Sassou N’Guesso (au centre), avec les deux enfants du couple. AFP PHOTO/ABDELHAK SENNNA
Pas sûr que l’épisode contribuera à pacifier les relations, exécrables, entre le clan Sassou et le clan Bongo… L’hypothèque pèse tout autant sur Delta Synergie: certes, le trépas du « Vieux », titulaire de 37% du capital, a doublé les parts respectives d’Ali et de Pascaline, ses deux aînés. Mais quid des 10% attribués à Edith-Lucie et aux siens?

Le casse-tête de l’héritage
A l’évidence, Ali tient désormais à solder seul le casse-tête de l’héritage. Pour ce faire, il a méthodiquement évincé Pascaline de l’échiquier politique, puis du marigot des affaires. Cette taiseuse, fervente catho volontiers fagotée à la diable et néanmoins éprise de berlines de luxe et autres richesses d’ici-bas, n’est pas que l’ancienne directrice de cabinet et surintendante des finances de l’ère Omar. Dépositaire des secrets de celui qui la surnommait « mon totem », elle fut aussi « mandataire familiale de la succession », avant que la justice gabonaise la prive en novembre 2014 de ce statut, sur plainte du frérot et avec une célérité inaccoutumée.

A propos de mission, celle, fictive, de « haute représentante du chef de l’Etat » ne la dispensera nullement d’un exil intérieur vers un modeste bureau perdu dans une aile du palais, aujourd’hui déserté; pas plus qu’elle ne sauvera le siège qu’elle occupait depuis 1988 au sein du conseil d’administration de Total Gabon.

Qu’on se rassure: celle qui vécut dans sa jeunesse une brève liaison avec Bob Marley, icône planétaire du reggae, restera à l’abri du besoin. D’autant qu’elle a mis en vente voilà peu sa demeure de Beverly Hills – 830 mètres carrés, six chambres, huit salles de bains, piscine et tennis – pour l’équivalent de 13 millions d’euros. Et qu’il lui arrive de tarder à honorer ses factures: menacée d’asphyxie, une société française qui fournissait Madame en cerises, fraises, fleurs fraîches, gazon artificiel et candélabres a ainsi dû passer par la case tribunal pour récupérer les impayés. La créance la plus suave? 3674 euros de crèmes glacées américaines, commandées en juin 2013 à l’occasion d’une projection privée de Star Wars.

La purge, décidée en haut lieu, décime les rangs des alliés réels ou supposés d’une Pascaline qui aurait vainement sollicité la médiation du chef d’Etat ivoirien, Alassane Ouattara, et de son homologue sénégalais, Macky Sall. Exeunt l’avocate bordelaise Danyèle Palazo-Gauthier, sa « soeur » d’élection, ou Lydie Relongoué, notaire de la succession, coupable d’omissions, d’erreurs et d’obstruction, au dire de Me Dumont-Beghi.

« Mon client n’a de comptes à rendre à personne »
La reprise en main devient patente le 17 février 2014. Ce lundi-là, un énième conseil de famille se tient dans un salon de l’Etoile d’or, hôtel chic de la capitale. Il y est question du sort d’une parcelle squattée, de la santé d’une poignée de SCI et des soucis de logement d’un fils Bongo prénommé Anicet, sommé de libérer sa villa au profit d’ABO. Peccadilles, au regard de la teneur de l’impérieuse lettre dont l’émissaire du grand frère donne lecture dans un lourd silence. Le président réclame les « copies exhaustives de l’intégralité des documents relatifs à la succession ».

Est-ce assez clair? En agissant de la sorte, Ali rompt le pacte tacite conclu avec la frangine, et qu’un initié formule en ces termes: « A moi le pouvoir; à toi les clefs de la cassette. Tous deux légataires universels, Ali et Pascaline se partageront ès qualités 50% de la fortune léguée. Ils ont donc fait un temps cause commune face au reste de la tribu, avant que le chacun-poursoi l’emporte. » Nulle trêve dans l’intense guérilla juridique qui embrase les coulisses de ce théâtre d’ombres.

Un front parmi d’autres? Celui du « partage partiel anticipé » de l’héritage. Formule validée, à en croire l’avocate d’ABO, par une décision de justice. « Jamais entendu parler, objecte un légataire dissident. Cela posé, le palais peut tout obtenir d’une magistrature aux ordres. » « Mon client, assène Me Dumont-Beghi, n’a de comptes à rendre à personne. » Charité bien ordonnée commence par moi-même…

Maître du jeu, Ali a les moyens de rallier la plupart des demi-frères et demi-soeurs, voire de leur forcer la main. La plupart, mais pas tous. En tête des réfractaires, Christian, débarqué dès 2011 de la direction de la Banque gabonaise de développement, et Onaïda, 24 ans, fruit de l’idylle passionnée qui lia Sa Majesté Omar à Chantal Myboto, fille d’un ci-devant baron du régime passé à l’opposition en 2005…

Ce 24 septembre, le tribunal de grande instance de Nantes (Loire-Atlantique), ville où opère le Service central d’état civil, doit en principe statuer sur la recevabilité de la requête d’Onaïda, qui demande une copie de l’acte de naissance complet de son présidentiel aîné, né avant l’indépendance. « Ali est quand même le seul héritier a n’avoir pas produit un tel document! » insiste Me Eric Moutet, avocat de la rebelle. « Exigence illégitime au regard du droit, tempête en réponse sa consoeur Claude Dumont-Beghi. Cette jeune femme veut mettre la pagaille. Tout en exigeant à titre transactionnel une somme hallucinante pour sortir de la succession. »

Le 14 septembre, François Hollande reçoit Ali Bongo à l'Elysée. Au-delà des sourires, plusieurs contentieux assombrissent le ciel franco-gabonais. Le 14 septembre, François Hollande reçoit Ali Bongo à l'Elysée. Au-delà des sourires, plusieurs contentieux assombrissent le ciel franco-gabonais. AFP PHOTO/ERIC FEFERBERG
Le 14 septembre, François Hollande reçoit Ali Bongo à l’Elysée. Au-delà des sourires, plusieurs contentieux assombrissent le ciel franco-gabonais. Le 14 septembre, François Hollande reçoit Ali Bongo à l’Elysée. Au-delà des sourires, plusieurs contentieux assombrissent le ciel franco-gabonais. AFP PHOTO/ERIC FEFERBERG
Nul doute que l’énigme de la filiation fournit à la requérante un puissant instrument de pression. Mais ce tabou suprême, qu’un récent brûlot de l’essayiste Pierre Péan dissèque à la hussarde (1), revêt une portée vertigineuse à un an d’une échéance électorale acrobatique. Si, hypothèse la plus probable, Ali n’est pas le fils biologique d’Omar, mais un enfant adopté, l’article 10 alinéa 4 de la Constitution gabonaise lui interdit de briguer la magistrature suprême. « Voilà pourquoi il veut liquider l’imbroglio de la succession avant le scrutin de l’été 2016, avance un diplomate familier des intrigues librevilloises. Pour lui, l’enjeu politique prévaut sur l’enjeu financier. » « A un détail près, nuance l’un des cadets du sortant: notre frère redoute que le pognon qui lui échappe atterrisse dans les caisses de ses rivaux. »

Et l’affaire des « biens mal acquis »?
Une autre menace plane sur le Palais du bord de mer: celle d’un retour sur l’avant-scène de l’affaire dite des « biens mal acquis » (BMA), instruite à Paris. Cette enquête vise trois chefs d’Etat africains, dont le défunt Omar, soupçonnés d’avoir puisé dans les caisses de leurs pays respectifs pour arrondir leurs patrimoines – en France notamment. En novembre dernier, le parquet national financier a saisi les juges d’instruction compétents de soupçons de « blanchiment de détournements de fonds publics susceptibles d’avoir été commis dans le cadre des opérations de règlement de la succession ». Visés : deux comptes ouverts par Omar Bongo dans des banques monégasques et créditeurs, à son décès, de 32 millions d’euros.

Toute référence au dossier BMA, assimilé à une infamie néocoloniale, a le don d’exaspérer le « Prince Ali ». Au même titre que la brève garde à vue infligée le 3 août à son très cher « dircab », Maixent Accrombessi, interpellé dans un salon VIP de l’aéroport de Roissy en vertu d’une enquête pour corruption liée à la fourniture, en 2005, d’uniformes militaires par un prestataire français. « On a voulu humilier le Gabon! » pestera le 14 septembre Son Excellence sur le perron de l’Elysée, au sortir d’un entretien avec François Hollande.

Business, gouvernance, médias, sécurité: d’origine béninoise, l’impopulaire Raspoutine du palais exerce sur Bongo Jr une emprise déroutante, produit d’un alliage de mysticisme vaudou, de fraternité maçonnique et de connivence intime. Autre gage de cette complicité: Accrombessi veille, en tant que gérant-associé de SCI, sur divers joyaux immobiliers parisiens.

Constat d’un ancien ambassadeur à Libreville: « Tous ceux qui suggèrent à Ali de se dissocier de lui, qu’il s’agisse de chefs d’Etat de la région, des parents du Haut-Ogooué ou de la première dame Sylvia, s’y cassent les dents. » Au lendemain de son escale élyséenne, l’insatiable héritier a lâché au micro d’Europe1 cette étrange formule: « Les peuples ont la mémoire courte. » Il leur arrive aussi d’avoir la rancune tenace.

(1) Nouvelles Affaires africaines. Mensonges et pillages au Gabon (Fayard).

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