LE PLUS. Christiane Taubira a quitté le gouvernement. Un départ motivé par un « désaccord politique » autour de la déchéance de nationalité, a expliqué la ministre démissionnaire. Régalien en apparence, le ministère de la Justice a presque toujours été subordonné au pouvoir, qu’il s’agisse du chef de l’État ou du ministère de l’Intérieur, rappelle l’historien Benoît Garnot, spécialiste de la justice
On parle encore aujourd’hui du ministère de la Justice comme d’un ministère « régalien », ce qui en fait une administration prestigieuse. Mais derrière les mots, la réalité est moins brillante.
Régalien en apparence, le ministère de la Justice est en réalité subordonné au pouvoir politique, qu’il s’agisse du chef de l’État ou du ministère de l’Intérieur.
La justice comme expression de la souveraineté
L’histoire explique cette situation. Au Moyen Âge, le roi était d’abord « roi de justice », comme le montrait pédagogiquement l’image de Saint Louis rendant la justice sous son chêne.
Les juristes d’Ancien Régime, du XVIe au XVIIIe siècle, ont continué à voir dans la justice la véritable expression de la souveraineté et de la fonction royale : le roi est « source de toute justice ». Dans cette logique, le chancelier, chef de la justice au nom du roi, ne pouvait que dépendre étroitement du souverain.
Ensuite, même si la république a fini par remplacer la monarchie, le ministre de la Justice, successeur du chancelier de l’Ancien Régime, est resté dans une situation similaire. La conception française de la souveraineté de la loi entraîne, quelle que soit l’époque, la subordination du juge au législateur et à l’exécutif.
Certes, l’idée de séparation de la Justice avec le pouvoir politique a été posée au XVIIIe siècle par Montesquieu dans « De l’Esprit des lois » (1748) : il se situait dans le sillage de l’Anglais John Locke au siècle précédent, l’un des fondateurs intellectuels du libéralisme. Il faut néanmoins préciser les limites de cette entreprise.
Il n’y a qu’un seul pouvoir, celui de l’État
Le but de Montesquieu était de faire de la justice une institution permanente, une puissance visible ayant une vraie marge de manœuvre en ce qui concerne l’application des lois, parce que les lois sont complexes et ne peuvent pas prévoir toutes les cas concrets.
Mais pour autant, Montesquieu lui-même reconnaissait que cette nouvelle catégorie de pouvoir ne serait pas l’égale des deux autres, le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
Le ministère de la Justice est ainsi resté toujours placé en position dominée. Le vocabulaire en témoigne. L’expression « pouvoir judiciaire » n’a été utilisée que dans trois constitutions éphémères, celles de 1791, de 1795 et de 1848. Dans les autres constitutions, celles qui ont duré et qui ont été appliquées pendant de longues années, la justice n’est présentée que comme une « autorité », pas comme un « pouvoir ».
Il n’y a qu’un seul pouvoir, celui de l’État : ce pouvoir, qui comprend la fonction de juger, est indivisible. Le ministère de la Justice ne peut donc pas prétendre à l’autonomie, et encore moins à la première place. La Justice n’est pas un pouvoir, mais seulement une autorité, car il n’y a qu’un seul pouvoir, celui de l’État.
Un ministère sous étroite surveillance
Ainsi, en 1791, lorsque l’Assemblée constituante abolit les parlements de l’Ancien Régime (ils avaient fonction de cours d’appel) et sépare théoriquement le pouvoir judiciaire des deux autres pouvoirs, elle place en même temps le ministère de la Justice nouvellement créé sous la surveillance du pouvoir législatif.
Puis avec Napoléon Ier, le ministère de la Justice est mis cette fois au service du pouvoir exécutif, dans une période marquée par la consolidation politique et la construction d’un État fort. Le ministère de la Justice participe désormais du pouvoir politique.
Ensuite, la constitution de 1852 ne dit pas un mot d’un éventuel pouvoir judiciaire. Les trois lois constitutionnelles de 1875, qui consolident l’établissement de la République, ne s’en préoccupent pas davantage. Plus d’un demi-siècle plus tard, le régime de Vichy donne au maréchal Pétain, chef de l’État, par un acte constitutionnel du 27 janvier 1941, les « pouvoirs judiciaires ». La constitution de 1946, fondatrice de la IVe République, a, selon son rapporteur, « condamné la théorie de la séparation des pouvoirs ».
Enfin, la constitution de 1958, fondatrice de la Ve République, n’évoque pas, elle non plus, un « pouvoir judiciaire », mais seulement une « autorité judiciaire », clairement placée sous la domination et la surveillance des pouvoirs exécutif et législatif : le « président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire »… ce qui lui donne les moyens de sa mise sous tutelle.
Se taire ou se démettre
Pour autant, le ministre de la Justice peut essayer d’affirmer son autonomie face au ministre de l’Intérieur.
On en a vu quelques exemples dans la période récente, avant l’affrontement entre Manuel Valls et Christiane Taubira : entre Robert Badinter et Gaston Deferre, entre Élisabeth Guigou et Jean-Pierre Chevènement, entre Pierre Méhaignerie et Charles Pasqua, entre Michèle Alliot-Marie et Brice Hortefeux.
Ces oppositions recoupent finalement celles qui voient fréquemment s’affronter magistrats et policiers, les premiers reprochant aux seconds des comportements pas assez respectueux des libertés, les seconds taxant les premiers de laxisme dans leurs décisions judiciaires.
Au final, le ministre de la Justice ne peut pourtant que se soumettre au pouvoir politique, auquel il appartient de fait. Il le fait presque toujours. En cas de profond désaccord, il ne peut alors que se taire… ou se démettre [1].
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[1] Pour une mise en perspective générale, voir Benoît Garnot, Histoire de la justice. France XVIe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2009.