Réorganisation des services de renseignements, coopération plus étroite avec les partenaires étrangers, coups de filet antiterroristes… Cela fait des mois que le pays se prépare à affronter l’hydre jihadiste. A fortiori depuis l’attentat qui a endeuillé le voisin burkinabè.
Certains signes ne trompent pas. Depuis l’attentat qui a fait une trentaine de morts à Ouagadougou, le 15 janvier, les mesures de sécurité ont été considérablement renforcées devant les sites sensibles de Dakar. Grands hôtels, restaurants huppés, bâtiments officiels et représentations étrangères sont désormais gardés par des policiers casqués, équipés de gilets pare-balles et de fusils-mitrailleurs. Ces renforts aussi soudains qu’ostensibles en disent long sur les craintes des autorités sénégalaises.
Car l’attaque d’un commando jihadiste en plein cœur de Ouaga est venue leur rappeler, s’il le fallait, que les terroristes peuvent frapper n’importe où, n’importe quand, même dans des pays considérés comme des havres de paix. Les Burkinabè viennent d’en faire la triste et choquante expérience. Les Sénégalais en sont pour l’instant préservés. Mais pour combien de temps encore ?
En réalité, le Sénégal est sur le qui-vive depuis plusieurs mois, et ses dirigeants n’ont pas attendu qu’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) vise Ouagadougou pour intensifier leur lutte antiterroriste. Au cours des mois d’octobre et de novembre 2015, une vaste opération ciblant un réseau de jihadistes présumés a été menée dans plusieurs villes du pays. Tout a commencé à Kaolack, dans une petite école coranique comme il en existe des centaines à travers le pays. Composée de quelques habitations vétustes et d’une modeste mosquée, dans laquelle des enfants fredonnent des versets du Coran, cette daara avait été construite il y a une quinzaine d’années par Alioune Badara Ndao, un imam salafiste.
Des arrestations en lien avec Boko Haram ?
Dans la nuit du 26 au 27 octobre, des éléments de la section de recherches de la gendarmerie nationale l’ont interpellé à son domicile. Fiché et surveillé depuis la mi-2015 par les services de renseignements, Ndao était suspecté d’appartenir à un réseau sénégalais qui a partie liée avec Boko Haram. Une importante somme d’argent liquide et un téléphone satellitaire ont été retrouvés chez lui. « Il était très à l’aise financièrement et distribuait beaucoup d’argent alors qu’il ne travaille pas. Avouez que c’est étrange », souffle un responsable sécuritaire.
Selon des sources proches de l’enquête, l’imam et ses acolytes prenaient toutes sortes de précautions lorsqu’ils passaient des appels, utilisant plusieurs téléphones et différentes cartes SIM. « Ce ne sont que des rumeurs visant à diaboliser l’imam. Tout ce qu’il a fait, c’est dire les vérités d’Allah, même si elles ne plaisent pas à l’opinion publique », se défend Daouda Seck, l’un de ses disciples à la longue barbe teinte au henné, qui soutient que son chef spirituel évoquait parfois le jihad et la charia dans ses prêches, mais sans prôner la violence.
Dans la foulée de l’arrestation de Ndao à Kaolack, plusieurs de ses complices présumés, y compris d’autres imams, ont été appréhendés à Rufisque et à Guediawaye, près de Dakar. Parmi ces suspects, l’épouse et la belle-sœur de Makhtar Diokhané. Ce Sénégalais qui a combattu dans les rangs de Boko Haram au Nigeria avait été arrêté au début de novembre au Niger, où il s’était rendu pour tenter de faire libérer quatre de ses proches – eux aussi passés par la secte d’Abubakar Shekau – impliqués dans une affaire de faux billets. D’après les enquêteurs, le groupe de Diokhané projetait de revenir au Sénégal pour y monter une cellule jihadiste en concertation avec l’organisation terroriste nigériane.
Ce vaste coup de filet n’est pas une première au Sénégal. Ces dernières années, plusieurs individus soupçonnés d’activités jihadistes ont été arrêtés et mis sous les verrous. Mais, à en croire plusieurs observateurs, le pays serait plus que jamais exposé à la menace. État stable où vivent de nombreux expatriés, il est un allié stratégique des Occidentaux sur le continent. Ses militaires y sont directement engagés dans la lutte contre les groupes islamistes radicaux, notamment au Mali voisin. Autant de raisons qui en font une cible potentielle pour les organisations terroristes régionales, telles qu’Aqmi ou Boko Haram, qui comptent plusieurs Sénégalais dans leurs rangs.
Comme ce fut le cas pour le groupe de Makhtar Diokhané, certains pourraient tenter de rentrer au pays pour y développer des réseaux locaux. Le Nord-Mali n’est qu’à une poignée de jours de voiture de la frontière sénégalaise. Quant au nord-est du Nigeria, d’anciennes relations familiales et commerciales le lient à la région de Kaolack.
Le wahhabisme au Sénégal
D’après différentes sources à Dakar, entre dix et trente Sénégalais combattent aussi sous la bannière noire de l’État islamique (EI) autour de Syrte, en Libye . « Ils constituent une menace, comme tous les ressortissants étrangers qui se battent pour l’EI et qui sont susceptibles de revenir dans leur pays d’origine », commente un ministre, visiblement préoccupé, comme les autorités sénégalaises dans leur ensemble, par la présence de ses compatriotes dans les rangs de Daesh.
Plus largement, la percée de l’idéologie wahhabite en Afrique de l’Ouest n’épargne pas le Sénégal. Par le biais de différents relais des pays du Golfe, cette application radicale de l’islam s’est immiscée dans la société sénégalaise, majoritairement soufie et historiquement structurée en confréries. Plusieurs milliers de salafistes, reconnaissables à leurs barbes et à leurs pantalons découvrant leurs chevilles, seraient aujourd’hui disséminés dans le pays. « Depuis les années 1990, ils ont développé leur terreau idéologique en tenant de nombreuses mosquées, y compris celles des universités de Dakar et de Saint-Louis », s’inquiète Bakary Sambe, directeur de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique.
Cette poussée de l’islam radical reste toutefois contenue par l’influence des nombreuses confréries, qui regroupent la quasi-totalité des musulmans sénégalais. Au grand dam des salafistes, qui les considèrent comme une perversion religieuse détournant les croyants du Prophète et de la Sunna. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elles soient dans le viseur de certains islamistes radicaux. Selon nos informations, les individus arrêtés en octobre et en novembre 2015 songeaient à frapper Touba et Tivaouane, les deux villes saintes du Sénégal. En décembre dernier, le Magal, le grand pèlerinage annuel des mourides à Touba, a donc été particulièrement surveillé.
Une politique sécuritaire d’envergure
Après avoir longtemps fermé les yeux sur la réalité de la menace terroriste, les autorités prennent désormais ce problème très au sérieux. Depuis le déclenchement de la guerre au Mali, en janvier 2013, elles se montrent particulièrement vigilantes. En juillet 2014, le président Macky Sall a réorganisé les services de renseignements pour les rendre plus performants.
Les directions générales des renseignements intérieurs et extérieurs (DGRI et DGRE) sont aujourd’hui placées sous la tutelle d’une Délégation générale au renseignement national (DRN), dirigée par l’amiral Farba Sarr, un haut gradé qui a toute la confiance du chef de l’État.
Le budget de l’armée, qui a été augmenté, devrait permettre d’acquérir de nouveaux outils de surveillance, notamment des systèmes d’écoute plus perfectionnés et des ULM affectés au survol des frontières avec le Mali et la Mauritanie. « Leurs moyens matériels sont limités et leurs effectifs réduits, avec seulement quelques centaines d’agents.
Les services sénégalais s’appuient surtout sur des informateurs aux quatre coins du pays qui leur font remonter les informations sensibles
Mais il y a une réelle volonté de mettre sur pied un système plus efficace, qui devrait prochainement monter en puissance », confie une source diplomatique occidentale. En attendant, les services sénégalais s’appuient surtout sur des informateurs aux quatre coins du pays qui leur font remonter les informations sensibles.
Les responsables sécuritaires misent également sur une coopération poussée avec leurs partenaires régionaux et occidentaux en matière de renseignement, en particulier avec la France. Selon certaines sources proches de l’enquête, l’imam Ndao aurait été interpellé sur la base de conversations interceptées par les Français. À Dakar, Paris dispose d’un officier de liaison au ministère de l’Intérieur et d’un représentant de sa Direction générale de la sécurité intérieure chargé de coopérer avec ses homologues sénégalais.
Menacé comme tous les pays de la sous-région, le Sénégal n’en reste pas moins un État démocratique et structuré, qui dispose de forces de sécurité compétentes – soit autant d’éléments censés contenir le péril jihadiste. Mais le terrorisme frappe partout, sans prévenir. De l’aveu même d’un poids lourd du gouvernement, « Paris a été durement touché. Cela pourrait donc très bien arriver à Dakar ».
ILS SONT PARTIS EN LIBYE
Depuis le début de 2015, entre dix et trente ressortissants sénégalais sont venus grossir les rangs de l’État islamique en Libye. Se battant pour la plupart dans la région de Syrte, bastion de Daesh au cœur du chaos libyen, ces hommes d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années donnent des sueurs froides aux autorités. Certains disposent, comme beaucoup de leurs « frères » jihadistes, de comptes Facebook sur lesquels ils publient leur propagande.
Ils affirment notamment qu’ils comptent rentrer au Sénégal pour y mener le jihad et y imposer la charia. Parmi eux figurent plusieurs personnalités connues de leurs compatriotes : Abdourahmane Mendy, un ancien peintre en bâtiment de la banlieue dakaroise, qui poste des photos de lui kalachnikov à la main ; Sadio Gassama, un ex-étudiant en médecine de l’université de Dakar, radicalisé en quelques mois ; ou encore Elimane Diop, qui a récemment désigné les confréries comme des cibles à abattre dans une interview à un site d’information sénégalais.
Benjamin Roger