L’opération séduction du président américain, qui effectuait une visite historique sur l’île, a été marquée par un tweet qui a agacé et un restaurant populaire. Lors du discours officiel retransmis à la télé nationale, il a vanté la «démocratie».
Il n’y a que quelques jours dans l’année où à La Havane, le tee-shirt ne suffit pas. La visite de Barack Obama, point culminant du réchauffement diplomatique entre Etats-Unis et Cuba entamé en décembre 2014, survient en pleine vague de froid (très relatif). Et la réception sous la pluie, dimanche, où Raúl Castro ne s’est pas déplacé à l’aéroport pour accueillir son hôte, n’était pas un modèle de chaleur. De son côté, le président américain accumule les petits gestes de complicité avec la population : son sketch avec le comique télé Panfilo, ou l’expression à la limite de l’argot lancée à son arrivée : «Que bola Cuba ?» («ça gaze Cuba ?»)
«Le futur de Cuba doit être entre les mains des Cubains», a trompeté Barack Obama en espagnol et en présence du président cubain mardi, lors d’un discours retransmis en direct à la télévision nationale cubaine du grand théâtre de La Havane, considéré comme le point d’orgue de sa visite. «Je pense que les citoyens devraient être libres d’exprimer leurs opinions sans peur, de critiquer leur gouvernement et manifester de manière pacifique, a-t-il martelé. Je pense que les électeurs devraient pouvoir choisir leur gouvernement lors d’élections libres et démocratiques.» Auparavant, il avait diplomatiquement rappelé «les divergences réelles et très importantes […] au long de ces longues années» entre les gouvernements américain et cubain, avant de préciser qu’il était venu à Cuba pour «enterrer le dernier vestige de la guerre froide en Amérique» et surtout «pour tendre la main de l’amitié au peuple cubain». Raúl Castro, qui écoutait la traduction en espagnol du discours à l’aide d’un casque, n’a pas manifesté la moindre émotion pendant la plus grande partie du discours mais a applaudi lorsque Obama a appelé le Congrès américain à lever l’embargo et lorsqu’il a évoqué Nelson Mandela. Pendant ses trois jours de visite, l’Américain a joué la carte du peuple cubain pour l’inciter à exiger une démocratisation de l’île. «Creo en el pueblo cubano !» a-t-il d’ailleurs lancé en espagnol, avant de se répéter en anglais : «Je crois dans le peuple cubain.» Et de conclure d’un «Si se puede !» en référence à son fameux «Yes we can !»
Cette stratégie avait été déroulée pendant tout son séjour. Dimanche soir, un geste d’Obama n’est pas passé inaperçu : la délégation présidentielle est allée dîner dans le quartier très populaire de Centro Habana. Le paladar (restaurant privé) San Cristobal, dans l’étroite et populeuse rue San Rafael, a accueilli le Président, sa femme, ses filles, sa belle-mère Mrs Robinson, et un bataillon de conseillers et de gardes du corps. Le cortège de voitures blindées a slalomé entre les nids-de-poule et les conteneurs d’ordures, et Obama a osé ce qu’aucun autre chef d’Etat avait fait avant lui : voir les façades délabrées, côtoyer, même brièvement, une population appauvrie, et constater une situation en partie provoquée par l’embargo contre l’île décrété en 1961 et durci jusqu’à l’absurde par les administrations Reagan et Bush.
«Des prisonniers politiques ? Donne-moi la liste et je les libérerai»
Lundi midi, les touristes se pressaient devant la façade vert foncé du paladar. L’employée chargée de l’accueil rayonnait : «Le Président a mangé du bœuf. Il y a quelques jours, on nous a réservé toute la salle, mais nous ne savions pas qui serait notre invité.» Dans l’après-midi, lors de la déclaration conjointe avec Raúl Castro au palais de la Révolution, siège du pouvoir socialiste, Obama a fait l’éloge de la «délicieuse cuisine cubaine» qu’il avait dégustée la veille. Avant de poursuivre son opération charme un poil démago : «Mes filles, qui ne sont jamais partantes pour m’accompagner à l’étranger, étaient enthousiastes de venir à Cuba.» C’est sympa pour le reste du monde. A se demander si la visite n’a pas été programmée pendant les vacances scolaires du Spring Break pour pouvoir afficher cette idyllique image familiale.
La télévision d’Etat, dans son journal de 20 heures, a montré la cérémonie des honneurs militaires rendus au président américain, une scène qui, il y a deux ans, relevait de la science-fiction. Et diffusé l’intégralité des interventions des deux chefs d’Etat. Pas de trace en revanche d’images largement relayées par la presse mondiale, comme le geste bizarre de Raúl Castro qui, au lieu de serrer la main que son homologue, lui attrape le poignet et lui lève le bras, comme un arbitre de boxe. Cubavision a aussi soigneusement évité de montrer les questions de la presse. La réponse bafouillée par le frère de Fidel au journaliste qui lui parle des détenus politiques restera dans les annales : «Des prisonniers politiques ? Donne-moi la liste et je les libérerai. Donne-moi la liste après la réunion.» Et de conclure sur un définitif, énervé et peu protocolaire «Ya !» («ça suffit !»)
«Elles n’ont qu’à partir si elles ne sont pas contentes»
Censurées, les images ont pourtant été vues par nombre de Havanais. Beaucoup de foyers sont abonnés à un bouquet de chaînes, à la fois payant et clandestin, où figure Univision, réseau hispanophone des Etats-Unis. Regarder Univision est tellement répandu qu’on ne prend même plus la peine de fermer la porte : le téléviseur est visible par les voisins et les passants. Dans le petit salon de ce rez-de-chaussée, le père, la mère et deux enfants adolescents commentent la visite présidentielle. Le dîner au paladar, quelques rues plus loin, est apprécié : «Il aurait pu manger dans un restau chic de Miramar», un quartier de standing, dit le père, chauffeur de bus proche de la retraite. La femme, employée de l’administration, a en revanche peu apprécié le «Que bola ?» : «Un président ne doit pas s’exprimer avec autant de désinvolture», tranche-t-elle.
Les deux garçons rigolent. Le passage sur les droits humains, qu’Univision mêle aux images de l’arrestation musclée, dimanche, de plusieurs Dames en blanc, un groupe d’opposition, suscite le rejet. «Les Dames en blanc touchent 30 dollars par mois versés par l’étranger pour manifester, assène le père. C’est facile d’être opposant dans ces conditions !» La femme surenchérit : «Elles n’ont qu’à partir si elles ne sont pas contentes. Maintenant, ce n’est pas si difficile. Plusieurs d’entre elles l’ont déjà fait.»
Le foyer n’est pourtant pas inconditionnel du régime socialiste : «Qu’un seul parti soit autorisé est une aberration. Il faut respecter les autres opinions, et que chacun puisse s’exprimer», affirme le père. La maman tempère : «Reconnais que les réformes avancent, on vit mieux qu’il y a quelques années.» Osmany, le fils aîné, cuisinier à mi-temps, en alternance avec ses études, secoue la tête : «Quelles réformes ? Ici, l’argent vaut que dalle. Pour s’en sortir, il faut émigrer, et comment payer un billet d’avion avec nos salaires de misère ? Et pour aller où ? Même l’Equateur demande un visa maintenant.» La mère s’agace : «Vous voulez tout, tout de suite. Les réformes, c’est comme un médicament, tu le prends aujourd’hui et il fera de l’effet dans deux jours.» La chaleur de la conversation, alimentée par une tournée de café ultrafort et saturé de sucre, a fait oublier les ombres qui s’agitent sur le petit écran.
Eric Landal Envoyé spécial à La Havane