Depuis la tribune dressée, vendredi 26 août, dans le centre de Libreville pour son dernier meeting de la campagne présidentielle au Gabon, Jean Ping a pu constater une nouvelle fois qu’il ne livrait pas une bataille à armes égales avec son concurrent, et ex-beau-frère, le président sortant Ali Bongo Ondimba. Où que son regard se porte, à droite et à gauche du boulevard de la capitale gabonaise où il avait réuni quelques milliers de ses partisans, partout, à moins de regarder fixement devant lui, il ne pouvait éviter les affiches de campagne de son adversaire qui inondent la ville, pavoisant un nombre incalculable de lampadaires et autant de panneaux publicitaires.
Les deux hommes se livrent une guerre presque fratricide dont l’issue se jouera samedi dans les quelque 2 500 bureaux de vote ouverts aux 650 000 électeurs de ce petit pays pétrolier d’Afrique centrale. Si la balance des moyens développés par les deux camps penche très largement en faveur du président, qui a mobilisé tous les moyens de l’Etat pour lui garantir un nouveau mandat de sept ans, le résultat du scrutin paraît incertain au bout d’une campagne conduite dans un climat délétère, faisant craindre des débordements à l’annonce des résultats.
Car cette bataille n’oppose pas seulement deux figures politiques. C’est aussi et surtout l’affrontement de deux hommes qui ont longtemps appartenu au même clan et se connaissent donc par cœur. Tous les coups sont permis entre ces caciques qui tentent l’un et l’autre de convaincre leurs concitoyens qu’ils incarnent la rupture avec le vieux système dont ils furent, ou sont encore, les piliers.
Ce système, c’est celui mis en place par la figure tutélaire du pays, Omar Bongo Ondimba, mort en 2009 après avoir régné, sans guère de partage, quarante et une années durant sur cette ancienne colonie française, indépendante depuis 1960 mais longtemps choyée par Paris. Sa disparition, après un si long règne, avait laissé un grand vide que n’a jamais réellement réussi à combler son héritier, Ali. L’élection de celui-ci, quelques mois après la disparition de son père, avait été contestée par les opposants qui dénonçaient des fraudes électorales mais aussi par une partie des poids lourds du régime d’Omar Bongo, qui remettaient en cause la légitimité du « petit », comme on le surnommait en raison de son jeune âge, qui occupait jusqu’alors le poste de ministre de la défense.
Défections du campa Bongo au profit de Ping
La rupture ne fut pas immédiate. Mais les défections, spontanées ou provoquées par la mise à l’écart des anciens conseillers de son père dont il cherchait à se défaire, se sont multipliées ces derniers mois pour finalement nourrir le camp de Jean Ping. C’est ainsi le cas de l’ancien premier ministre Casimir Oyé Mba et de l’ex-président de l’Assemblée nationale Guy Nzouba Ndama, qui se sont retirés de la course à la présidence de 2016 au profit de l’ancien président de la Commission de l’union africaine – une alliance essentielle pour espérer gagner lors d’un scrutin présidentiel à un tour. « C’est le côté incestueux de la politique gabonaise. Tout le monde se connaît, tout le monde s’est trahi. La plupart appartiennent à la même famille, y compris au sens propre du terme », lâche un observateur. Jean Ping ne le nie pas : « Mais qui au Gabon n’a pas fait partie du système ? C’est peut-être aussi parce qu’on a fait partie du système qu’on est une partie de la solution… »
Au temps d’Omar, Ali (57 ans) et Jean Ping (71 ans) dînaient en effet à la même table. Le second était alors, jusqu’à leur séparation, le mari de Pascaline Bongo, la sœur du premier, grande argentière d’un système qui donnait à la famille la mainmise sur les richesses du quatrième producteur d’or noir d’Afrique subsaharienne, mais où un tiers des 1,8 million d’habitants vit encore dans la pauvreté.
« J’étais là, quand nous trichions aux élections »
Aujourd’hui, les deux hommes se détestent et le font savoir. La presse proche du pouvoir, tel le quotidien L’Union, traite Jean Ping de « bridé » ou de « chinetoque ». Une référence à son père chinois, arrivé au Gabon dans les années 1920. L’entourage présidentiel laisse entendre que « [s]on élection reviendrait à vendre le pays à la Chine », s’amuse l’intéressé.
Lui n’a pas de mots assez durs contre « la dictature d’Ali Baba et ses quarante voleurs », accusant le régime de prévarication. Selon lui, le pouvoir s’apprêterait aussi à recourir à « des fraudes électorales massives ». « J’étais là, pendant Omar Bongo, quand nous trichions aux élections. Je sais comment ils font. Ali va tricher, passer en force et n’hésitera pas à faire tirer sur la foule si besoin », lâche-t-il aujourd’hui. En 2009, l’élection d’Ali Bongo avait été suivie d’émeutes et de pillages causant la mort de plusieurs personnes.
« Crier “fini les Bongo” n’est pas suffisant »
Le président sortant discerne dans ces accusations « infondées » la preuve de la faiblesse politique de son adversaire. Et lui renvoie son argument : « Ils [les opposants] ont un passif que les Gabonais n’ont pas oublié. Crier “fini les Bongo” n’est pas suffisant pour gagner une élection. Ils n’ont donc d’autre choix que d’appeler à la violence de la rue pour attirer l’attention des médias et de la communauté internationale simplement parce qu’ils sont opposants », explique-t-il. Dénonçant l’absence de programme de ses adversaires, il vante le bilan « globalement positif » de ses réformes qui ont notamment permis de réduire la dépendance de l’économie gabonaise à l’or noir, dont les cours se sont effondrés ces derniers mois.
Les dernières heures de la campagne ressemblent donc à une veillée d’armes, qui n’est pas sans inquiéter. Vendredi, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a d’ailleurs exhorté les candidats « à faire preuve de retenue » et « à s’abstenir de toute incitation à la violence » avant, pendant et après le scrutin qui se déroulera sous les yeux de plusieurs centaines d’observateurs étrangers. Invités par le pouvoir, qui y voit une preuve de sa transparence, ils ont été dépêchés notamment par l’Union européenne et l’Union africaine. Les résultats devraient être publiés dans les deux à trois jours suivant le vote.
Christophe Châtelot (Libreville)
Journaliste au Monde