Au prix d’un jeu de bonneteau électoral d’anthologie, le sortant Ali Bongo Ondimba s’octroie un second mandat. Au risque d’embraser le pays.
« Les autocrates, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. » Il est tentant, après l’annonce ce mercredi de la « réélection » du sortant Ali Bongo Ondimba à la tête du Gabon, de paraphraser, quitte à le retoucher à la marge, le fameux aphorisme dû à la gouaille du dialoguiste Michel Audiard. Bien sûr, la formule date un peu. De 1963, le millésime des Tontons Flingueurs de Georges Lautner, au temps où un certain Albert-Bernard Bongo -le futur Omar-, régnait sur le cabinet du président Léon Mba.
Elle date, mais n’a pas pris une ride, du moins dans les corridors et les salons du Palais du Bord de Mer. « Changeons ensemble » : le leitmotiv paradoxal d’ « Ali 2016 » renvoie quant à lui plus que jamais à l’adage du vieux prince de Lampedusa : « Tout changer pour que rien ne change. » En tout cas au rayon des modalités de confiscation du pouvoir.
Bonneteau électoral
Ils ont donc osé. Pourvu qu’il parvienne au terme de ce second septennat, nouveau-né difforme, l’héritier du défunt Omar aura accompli un exploit digne de figurer dans tout manuel de sciences politiques : accomplir deux mandats sans avoir jamais été véritablement élu. On savait sa victoire de 2009 plus que douteuse. Celle de ce 27 août relève à l’évidence du bonneteau électoral.
Pour parvenir au verdict officiel -49,80% des suffrages contre 48,23% concédés à son challenger Jean Ping, soit une avance de 5594 voix-, il aura fallu qu’au terme d’âpres conciliabules et d’empoignades homériques, la Cénap, commission électorale maison, valide un miracle civique qui devrait valoir à ses cerveaux une canonisation instantanée : fief du clan Bongo, la province du Haut-Ogooué aurait ainsi voté à près de 95,46% pour le fils supposé du sérail, avec un taux de participation de 99,93%. Pourquoi pas 120%?
Un bastion familial aux comptes douteux
Combinaison magique d’autant plus inepte que le bastion familial n’échappe pas, il s’en faut, aux tensions et querelles qui sapent l’assise du Parti démocratique gabonais (PDG), surgeon de l’ex-parti unique. Et que, à l’échelon du pays, l’abstention dépasse les 40%. « Difficile de faire croire ça, concède un membre pro-Bongo de la Commission électorale nationale autonome et permanente, cité par l’AFP. On n’a jamais vu des scores pareils, même au temps du Papa. » Dès lors, comment s’étonner que le président de ladite Commission ait obstinément refusé tout « recomptage » bureau par bureau, procédé recommandé, entre autres, par les observateurs de l’Union européenne (UE)?
Qui l’eût cru ? La compilation diffusée par l’équipe Ping accouche d’un tout autre dénouement: 57,3% en faveur de l’ancien patron de la Commission de l’Union africaine et ex-baron du PDG en rupture de ban, contre 40,4% à « Ali ». Dans un message transmis dans l’après-midi à Me Eric Moutet, l’avocat de Jean Ping pour la France, l’entourage de ce dernier certifie détenir le procès-verbal d’un huissier de justice assermenté dans lequel deux délégués de l’opposition siégeant au sein de la Cénap provinciale du Haut-Ogooué confessent avoir perçu 50 millions de francs CFA [76200 euros environ]. Butin à partager avec un troisième larron, pour prix de leur « trahison ».
L’élu si mal élu
Divers indices attestent pourtant qu’Ali et les siens ont subi d’intenses pressions en faveur du respect de la vérité des chiffres. La plus inattendue ? Elle émane du secrétaire général du PDG lui-même. Dans un communiqué solennel, Faustin Boukoubi appelle la Commission électorale à « prendre toutes les dispositions idoines afin de publier des résultats fondamentalement crédibles. »
« Acquis le plus précieux de ces dernières décennies, poursuit l’apparatchik saisi par le doute, la paix doit être absolument préservée. » Les autres objurgations, plus convenues, viennent de Federica Mogherini, chef de la diplomatie de l’UE, et de la France, ex-puissance coloniale jusqu’alors aussi discrète en public qu’active dans la coulisse. Porte-parole du Quai d’Orsay, Romain Nadal a ainsi plaidé à la mi-journée en faveur de la « transparence » et de « l’impartialité », seuls gages de la « crédibilité des résultats ».
Avec ce passage en force, Bongo Fils et le noyau dur du Palais dévoient, sinon discréditent, le suffrage universel et les valeurs démocratiques. Pire, ces apprentis-sorciers jouent avec le feu. De quelle légitimité « l’élu » si mal élu pourra-t-il se prévaloir vis-à-vis de ses citoyens, de ses pairs africains -rarement irréprochables en la matière il est vrai- et de ses partenaires occidentaux, voire asiatiques ? Il y a plus grave. Au-delà des recours légaux , voués selon toute vraisemblance à l’échec, que ne manquera pas d’engager le camp Ping, les électeurs floués risquent de contester dans la rue un épilogue qu’ils jugent inique. Et le Gabon s’expose à revivre, en pire, le scénario de 2009, lorsque Port-Gentil, bastion pétrolier et cité frondeuse, s’était embrasé.
Quoi qu’il advienne désormais, l’ère Bongo « canal historique » s’achève. Et, ultime paradoxe, c’est le champion de « l’émergence » qui vient de jeter sur son cercueil l’ultime pelletée de terre.
Par Vincent Hugeux