REPORTAGE. Ils sont à la tête du pays depuis près de 50 ans. Aujourd’hui, sur fond de querelles électorales, les Bongo se déchirent et le pays avec.
Émilie remet son tee-shirt en place et le sein qu’elle tendait à son bébé. Il ne cesse de pleurer, il est malade. Son autre fils, 2 ans, s’obstine à lancer un ballon sur l’assise d’une chaise en plastique, jonchée de restes de poulet et de riz. Au mur d’un rose crasseux, des lettres dorées tentent d’adoucir la réalité : « La famille vous souhaite la bienvenue. » Émilie se lève du canapé défoncé, remercie pour la visite, dans ce quartier misérable de Libreville. Elle sourit bravement. Hier, elle a reconnu son fils aîné à la morgue. Une balle dans la nuque : « Il était au comité de Jean Ping, je n’étais pas d’accord, parce qu’on disait que, si Ali Bongo passait, le peuple serait dans la rue. Mais il voulait participer au changement de son pays. » Bien qu’il ait été tué lors d’une manifestation au quartier Cocotier, le 1er septembre, Bobby n’est officiellement pas mort lors des troubles postélectoraux. Le gouvernement a annoncé trois décès, il n’en fait pas partie.
Le 27 août, le Gabon vote pour son président. Les résultats de la neuvième province, le Haut-Ogooué, fief des Bongo, tombent le 31. Avec 95,46 % des voix, Ali Bongo est réélu avec 5 603 voix d’avance. Seules 47 personnes n’auraient pas voté dans la province ! La mission d’observation de l’Union européenne parlera d’« évidente anomalie ». Le 31, le pays s’enflamme. À Libreville, les manifestants érigent des barricades, brûlent l’Assemblée nationale, pillent. La répression est sans pitié.
Au QG de Jean Ping, le candidat d’opposition, quelque 500 personnes vivent une nuit d’horreur. Seize témoins, cachés à divers étages, décrivent l’hélicoptère puis l’irruption d’hommes cagoulés en noir, de la Garde républicaine. Ils parlent de jeunes gardes de la sécurité abattus au portail, de voitures criblées d’impacts de balle. Marie, infirmière, échoue à sauver deux blessés. Un ingénieur pétrolier entend, plusieurs fois : « Pardon, pitié ! » puis des tirs, puis le silence. Vers 5 heures du matin, la gendarmerie fait sortir les sympathisants de Ping, qui constatent avec stupeur qu’il n’y a aucun corps dans la cour. « Mais le sol était mouillé », souligne Chantal Myboto, opposante célèbre qui a eu deux enfants avec… Omar Bongo. « On a trouvé des armes lourdes. Les forces de l’ordre ont essuyé des tirs de kalachnikov », justifie Alain-Claude Bilié By Nze, ministre de la Communication. L’opposition jure qu’elle n’avait pas d’armes. Sollicité par des parents, le procureur de la République, Steeve Ndong, doit reconnaître que d’autres corps sont dans les morgues. Au QG de Ping, la liste des disparus compte plus de 70 noms.
Ali est un menteur, un voyou, un voleur, un tricheur
Le Gabon, pays paisible de 1,8 million d’habitants, attend le prochain épisode électoral avec angoisse. Le camp Ping a déposé un recours à la Cour constitutionnelle, demandant à recompter les votes dans le Haut-Ogooué. Verdict le 23 septembre au plus tard. Entre-temps, la guerre de l’information est lancée. L’interview d’un « jeune torturé » tourne sur les chaînes gabonaises. Les communicants de la présidence proposent aux journalistes occidentaux de le rencontrer sur un parking désert devant la mosquée Hassan-II, à la tombée de la nuit.
D’un 4 x 4 aux vitres teintées surgit un homme : « Tu dis ce que tu as vécu. Ali n’est pas prêt à céder, que Ping aille se faire foutre. Tu ne crains rien, le pays est sécurisé. À la fin, demande qu’Ali reste. » Ahmed André Kemebiel, le jeune torturé, acquiesce. Il appartient à l’armée du Mapane, des jeunes des quartiers passés de l’opposition au pouvoir. Le 31, il allait voir un ami au QG. « De 10 à 20 gars me ligotent et me frappent, raconte-t-il. Un monsieur en cagoule m’a mis un tournevis sous la plante du pied, il a tapé avec un marteau et c’est ressorti ici. » Le haut de son pied gauche est très enflé, mais il n’a pas de bandage. Il le soulève. « Vous voyez ? » Non. Pas de cicatrice. Il montre des blessures aux plombs, des griffures au cou. « J’ai attrapé un couteau et j’ai défait les liens des pieds. J’ai couru dehors et j’ai pris une balle, ils étaient armés. Je suis tombé et, quand la police est arrivée, j’ai dit Allah Akhbar. » La police était-elle à l’intérieur ? « J’étais pieds et poings liés et ils m’ont sorti du bâtiment. » Les violences subies par Ahmed sont certaines, son récit, un peu moins…
Eden pétrolier
Il y a quelque chose de pourri au royaume du Gabon. L’éden pétrolier vit sous la dynastie Bongo depuis 1967, et Ali a succédé à Omar en 2009. « Omar était un diplomate remarquable, décrypte Philippe Hugon, directeur de recherche à l’Iris. Sur le plan économique, Ali est plus moderniste, il a diversifié les partenaires. Mais sur le plan politique, il est bien moins fin que son père. Il a davantage pratiqué la répression. » On ne dit rien au téléphone, de peur d’être écouté. Les témoins ont demandé que leurs noms soient changés. Internet a été partiellement rétabli le 5 septembre, aux horaires de bureau. Les réseaux sociaux restent inaccessibles, les SMS sont bloqués. Pourtant, la colère gronde. Certes, au marché du pont d’Akébé, les « mamans » qui tiennent les étals de légumes restent fidèles au président sortant. « Il est notre frère, on le soutient jusqu’au bout parce qu’on est du Haut-Ogooué, clame Diane devant ses atangas. Ping, il a traité les gens de cafards ! » Elles ont souffert des émeutes. « J’ai fermé du 27 août au 7 septembre, on a brûlé ma table, on va manger quoi maintenant ? On veut la paix que Papa Bongo nous a laissée », renchérit Odette. Pourtant, même dans ce quartier pro-Ali, des voix discordantes fusent. « Il n’a qu’à partir, on ne veut plus de lui. Son père était bon, lui non », lance un homme. « Ce nom-là, Bongo, ça nous donne la haine ! » dit un autre. « On a voté Ping, nos enfants ne travaillent pas, on souffre », crie une poissonnière.
Derrière ce rejet, il y a le bilan. « Les gens n’ont pas voté pour Jean Ping, mais contre Ali Bongo. Le chômage est de 37,5% chez les jeunes. Globalement, il est de 29%, il a augmenté de 9 points depuis 2009 », détaille Mays Mouissi, économiste. Le plan de développement a manqué de financements, et la diversification de l’économie, par rapport au pétrole, n’est pas achevée. En 2015, il représentait 70% des exportations, 20% du PIB et 40% des recettes budgétaires. Sur les 35000 logements promis, moins de 900 ont été réalisés. Les enfants de l’élite étudient à l’étranger, et la visite à l’université Omar-Bongo vaut le détour. « Est-ce que c’est digne d’un pays pétrolier ? Et on nous appelle le Qatar de l’Afrique ! » s’esclaffe un leader étudiant. Des mares barrent les rues, l’herbe pousse dans un bâtiment brûlé, le campus est à l’abandon depuis la fin 2014. « Le président a annoncé que nous avions vingt-quatre heures pour déguerpir, pour travaux », relate-t-il. Peu avant, les étudiants avaient manifesté pour de meilleures conditions. Le jeune homme, passé quatre fois par la prison, ne dort plus chez lui.
« Tais-toi quand tu parles »
C’est tout un système qui est haï. Celui des Tudors sous les tropiques, dans un pays à la population si restreinte que tout le monde est lié. Dans la famille Bongo, je demande le père, qui a régné pendant quarante et un ans. Demander la mère serait délicat, Omar ayant fait des enfants à tout ce que le Gabon compte de familles influentes. Celle d’Ali, Joséphine Kama, Patience Dabany sur scène, qui a commis l’inoubliable tube Tais-toi quand tu parles, l’a mis au monde à Brazzaville, le 9 février 1959. « À 15 ans », persiflent certains.
Une polémique remet en question la filiation d’Ali, qui a produit cinq actes de naissance différents depuis 2009. « Dans le dossier de succession, c’est le seul qui n’en a pas », dévoile Chantal Myboto, brushing défiant la pesanteur, assise dans son immense salon décoré de peaux de bête. Sa fille, Onaïda Maisha Bongo Ondimba, figure parmi les 53 héritiers reconnus. « En 1997, Omar m’a dit : “Je regrette de ne pas avoir résisté à la France, qui m’a imposé quelque chose que je regretterai toute ma vie. La guerre du Biafra.” J’ai compris », complète-t-elle. La rumeur veut qu’Ali Bongo ait été adopté lors de la guerre civile nigériane, de 1967 à 1970, ce qui le rendrait inapte à gouverner. « D’ailleurs, la dernière fois que j’ai vu Omar Bongo, le 13 mars 2009, il m’a dit : “Ali ne peut garder ni la famille ni le village” », soutient-elle. Elle fait l’objet d’un procès en diffamation pour ses propos sur la filiation. Et d’une interdiction de sortie du territoire.
Jean Ping, lui, n’est autre que l’ex-mari de Pascaline Bongo, la fille chérie d’Omar Bongo, sa trésorière, qui a pris fait et cause pour son frère. Si les beaux-frères ont toujours eu les mêmes rapports, on imagine l’ambiance des réunions de famille. « Mes adversaires furent les barons du régime », rappelle Ali Bongo, dans une allusion à peine voilée aux 73 ans de Ping. Il reçoit dans le gigantesque salon marocain du palais du bord de mer, qu’il présentait comme le symbole de l’ère révolue où son père y distribuait les enveloppes. « Ali est un menteur, un voyou, un voleur, un tricheur », riposte Jean Ping, dans sa maison où, à côté de la piscine, trône une pagode chinoise.
« Le Gabon est maudit ! »
La gigantesque succession n’est pas réglée. La bataille pour le pouvoir non plus. Ali Bongo s’en ira-t-il, s’il perd ? « Moi, je suis un démocrate. Ce n’est pas à moi qu’il faut poser cette question. » Et Ping ? « Demandez-le-lui, à lui. J’ai mon bon droit. » Le pays est suspendu au verdict de la Cour constitutionnelle, présidé depuis 1998 par Marie-Madeleine Mborantsuo, qui a aussi eu deux enfants avec… Omar Bongo. Même si la nièce de Jean Ping en est aussi membre, les Gabonais la surnomment « la Tour de Pise », qui penche toujours du même côté, et a rejeté les recours contre la candidature d’Ali Bongo, malgré ses actes de naissance contradictoires.
La tension monte. Depuis le 31 août, 800 personnes ont été interpellées, surtout des jeunes. Certains ont été relâchés immédiatement, mais d’autres sont parfois restés introuvables pendant sept jours. Lorsque les défèrements commencent au tribunal, les parents sont à bout de nerfs. « Vous allez payer, le Gabon est maudit ! » vocifère une femme en pleurs. « Mon cadavre sera enterré par Ali Bongo ! Il n’a pas de papiers et il tue les Gabonais, il faut l’arrêter ! » crie une autre.
Dans la salle d’audience défilent des groupes de 10. « Vous avez été fichés, on a créé un fichier spécial émeutes et on va l’exploiter plein pot », prévient le président du tribunal, Fulgence Ongama. Le procureur, Steeve Ndong, ajoute : « Vous avez détruit des biens publics et privés. Chacun prétend qu’il a été arrêté parce qu’il devait retrouver un frère, acheter du pain, voir sa petite amie… Mais nous savons que chacun d’entre vous a posé un acte. Aujourd’hui, on a préféré vous faire ce rappel à la loi. Mais la prochaine fois que vos amis vous demandent d’ériger des barricades, vous devez leur dire non, je suis déjà fiché. »
Au point où en est le Gabonais, on ne peut plus l’intimider
Un avocat soupire : « Les dossiers sont vides. La garde à vue est de quarante-huit heures reconductible une fois, ils ont même violé ça. » Une autre avocate a « deux clients qui n’ont pas de chance, il y a flagrant délit, ils sont en prison, il y aura un procès ». Que faisaient-ils ? « Ils ont été enlevés dans leur lit… » En une semaine, d’après le procureur, 70 ont été incarcérés et 272, relâchés. Dehors, Prince, 25 ans, chauffeur, fulmine : « J’ai été pris près de l’échangeur, mercredi vers 17 heures. Ils m’ont emmené à la Force de police d’intervention, on était environ 200, par terre. Ils nous versaient de l’eau et ils nous frappaient, pendant six jours. On pissait dans des bouteilles et ils ont tenté de me faire boire ça. Dans mon propre pays, on me traite comme un animal ! » Des policiers le tirent par le bras, pour qu’il se taise. Le procureur explique la durée des détentions par le nombre de dossiers, en pleines vacances judiciaires. Les mauvais traitements ? « Peut-être, en effet, n’ont-ils pas pu se changer ou prendre une douche… »
Le père d’un autre jeune, dont l’odeur appuie les dires, pense-t-il que cette leçon dissuadera les jeunes de manifester ? « Au point où en est le Gabonais, on ne peut plus l’intimider », affirme-t-il. Dans les quartiers, les rafles continuent. « Ils ont défoncé la porte à 5 heures et pris mon frère qui dormait puis un voisin qui sortait voir ce qui se passait », témoigne Thierry, dans une ruelle de Nkembo. Il montre la chambrette, le matelas retourné : « Ils hurlaient : C’est vous les partisans ! » Une source dans la police parle de chasse aux sorcières, le procureur, d’investigation pour trouver les produits pillés ou les instigateurs des troubles. Il nie le mélange entre politique et justice. Pourtant, au moins trois témoins soutiennent qu’en prison on leur a posé trois questions : « Pourquoi êtes-vous ici ? Que reprochez-vous au président actuel ? De quoi avez-vous été témoins ? » La deuxième, convient le procureur, n’a rien à voir avec la procédure. « Curiosité de l’officier », suppose-t-il. Les Gabonais, eux, serrent les poings. « La Cour constitutionnelle, c’est de la connerie. Ping a gagné, tranche Apollinaire, au marché d’Akébé. Si on redonne Ali gagnant, le Gabon va se brûler. On va tout casser. »
« Dallas » à Libreville
L’élection présidentielle met aux prises deux ex-beaux-frères. D’un côté, Ali Bongo Ondimba, 57 ans. A la mort de son père, Omar Bongo, en 2009, Ali est ministre de la Défense. Son élection entraîne de violents heurts. Il a produit 5 actes de naissance contradictoires, qui n’ont pas convaincu qu’il n’avait pas été adopté au Nigeria, pendant la guerre du Biafra, alors que la Constitution prévoit que seuls les Gabonais peuvent accéder au pouvoir suprême. De l’autre, un opposant issu du sérail. Jean Ping, 73 ans, de mère gabonaise et de père chinois, fut l’homme de confiance d’Omar Bongo dès les années 80. Ministre d’Etat, ministre des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Francophonie de 1999 à 2008, il a présidé l’Assemblée générale des Nations unies de 2004 à 2005 et la commission de l’Union africaine de 2008 à 2012. Il a eu deux enfants avec Pascaline Bongo, confidente et directrice de cabinet de son père, qui s’est rangée du côté de son frère. Tous deux figurent dans la succession, toujours pas réglée, d’Omar Bongo, qui comprend 51 autres héritiers… reconnus.
PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE À LIBREVILLE, CLAIRE MEYNIAL