La bataille qui oppose Ali Bongo Ondimba à Jean Ping pour la présidence est sans doute la plus violente qu’ils se soient livrée. Mais, aussi loin que remonte leur relation, forgée dans l’ombre du roi Omar, les deux hommes ont toujours été rivaux.
L’histoire des Bongo, avec ses drames, ses trahisons et ses rebondissements, a tout d’une saga hollywoodienne. Mais nul n’avait prévu qu’elle prendrait pareille tournure. Qui aurait imaginé Ali Bongo Ondimba (ABO) et Jean Ping, son ancien beau-frère, en protagonistes d’une lutte spectaculaire pour la magistrature suprême ? Qui aurait pensé que, bien plus qu’une famille, c’est tout un pays qui s’en trouverait ébranlé ?
Qui aurait imaginé qu’au terme de la présidentielle du 27 août, et après un long et suffoquant suspense, à peine plus de 5 500 suffrages sépareraient les deux hommes et que des émeutes suivraient l’annonce des résultats officiels par la Commission électorale nationale autonome et permanente (Cenap) ? Que, manifestants contre force de l’ordre, le duel fratricide causerait la mort d’une dizaine de personnes, selon le ministère de l’Intérieur ?
La Cenap l’affirme, le président sortant a remporté 49,8 % des voix, contre 48,2 % pour l’ancien mari de sa sœur Pascaline et père de deux de ses enfants. C’est peu dire que les résultats sont serrés. Les deux hommes s’accusent de « fraude » et de « truquage ». ABO clame sa victoire et exige que son adversaire la reconnaisse. Ce dernier refuse, sûr de son bon droit. Aucun des deux ne paraît décidé à céder un pouce de terrain. Et alors qu’ils se connaissent si bien et depuis si longtemps, eux qui se sont faits ensemble, sous la férule d’Omar Bongo Ondimba, ils ne se sont même pas directement parlé au téléphone.
Rivalités perpétuelles
Cet imbroglio postélectoral qui tient l’Afrique en haleine est alimenté par un combustible hautement inflammable : les haines familiales. De vieilles blessures héritées de plus de quarante ans à la cour du « roi Omar » et de rancunes entre deux hommes qui ne s’apprécient guère et qui ont toujours été rivaux. Contrairement à son fils, qui n’a jamais vraiment pris Jean Ping au sérieux, Omar n’a jamais sous-estimé ce natif de l’Ogooué-Maritime.
Il a très tôt décelé chez lui une ambition qui, aussi habilement canalisée qu’entretenue, pouvait le servir. C’est ainsi qu’en 1984, à peine rentré au pays après des études à la Sorbonne et un début de carrière au siège parisien de l’Unesco, Ping se retrouve propulsé à la tête du cabinet du chef de l’État.
Dix ans plus tard, le voici ministre des Affaires étrangères, un maroquin qui lui sera confié une seconde fois, entre 1999 et 2008. Omar savait que ce courtisan madré, dont Pascaline était amoureuse, avait le goût du pouvoir. Il avait compris que, pour survivre au milieu des crocodiles, Ping cachait son appétit derrière sa gouaille et les petites histoires égrillardes qu’il excellait déjà à raconter et dont il était le premier à rire.
Mais Ping connaissait mieux que personne les périls auxquels s’exposait l’imprudent qui osait rêver trop fort du fauteuil du chef batéké. Alerté par des rumeurs qui lui attribuaient une ambition présidentielle au milieu des années 2000, n’a-t-il pas déboulé dans le bureau de Bongo père pour démentir ? « On dit que vous voulez me léguer le pouvoir, lui lance Ping en présence des fidèles Jean-Pierre Lemboumba Lepandou et Michel Essonghe – lesquels eurent le bon goût de lever les yeux au ciel. Je sais que c’est faux. Mais sachez que si c’était vrai, je n’accepterais pas. »
Pas assez pour abuser Bongo père, qui affublait l’ambitieux d’un surnom moqueur, « Mao ». Manière de rappeler à tous l’ascendance chinoise de Ping et, partant, son illégitimité à exercer la plus haute fonction de l’État.
Ping, homme discret ?
Ces références aux racines paternelles l’ont probablement agacé, voire blessé, mais Ping n’en a jamais rien montré. Tapi dans l’ombre des autres prétendants, il attendait son heure, effacé mais à l’affût. Il est de ces hommes qui se font oublier avant de mener l’attaque, passant entre les gouttes de tous les orages. Ainsi de l’affaire Mbanié : elle fit vaciller André Mba Obame, mais épargna curieusement Ping, qui, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, conduisait la délégation gabonaise dans les discussions relatives au conflit territorial opposant Libreville à Malabo.
Quand Pierre Mamboundou déclenche le scandale en accusant Mba Obame d’avoir essayé de « vendre » ce confetti pétrolifère baignant dans l’Atlantique à Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, l’opposant essaie d’affaiblir un concurrent. À l’époque, Ping est quasi transparent, et Mamboundou ne se donne même pas la peine de l’attaquer.
Tant mieux pour l’ambitieux, qui en profite pour vivre sa vie d’enfant gâté du régime – en 2002, il se fait dérober 320 000 euros à l’hôtel Le Meurice, à Paris, où il a ses habitudes. Écoutant les rumeurs, n’hésitant pas à en diffuser. Ses canaux sont nombreux : il a ses amis dans la presse, mais aussi La Bassamoise, le restaurant de son épouse Jeanne-Thérèse, une table qui propose le meilleur poulet kédjénou de Libreville et d’où il est facile de flétrir l’image de ses ennemis.
Longtemps donc, Jean Ping est parvenu à tromper son monde, mais Omar Bongo Ondimba n’a jamais été dupe et, quand il se décide à faire véritablement monter son fils en puissance, il sait qu’il lui faut trouver une manière d’occuper – et de neutraliser – Ping. En avril 2008, ce dernier est exilé à Addis-Abeba, où il prend la tête de la Commission de l’Union africaine (UA).
Un pis-aller où il est payé trois fois moins que son homologue de la Cemac, mais un excellent strapontin, dont il se sert pour étoffer son carnet d’adresses. Cela pourrait l’aider dans son projet d’accéder au dernier étage du Palais du bord de mer, son but ultime.
En juin 2009, à la mort d’Omar, le président de la Commission de l’UA ne peut ou ne veut pas se présenter. À peine OBO enterré, il fait tout de même discrètement acte de candidature auprès du chef de l’État français, Nicolas Sarkozy, et du secrétaire général de la présidence, Claude Guéant. Comme son successeur dans les bras de Pascaline, Paul Toungui, d’ailleurs.
Au cas où « l’option Ali » serait rejetée, sait-on jamais. Plus tard, alors que cette dernière n’est toujours pas entérinée, certains caciques du Parti démocratique gabonais (PDG, au pouvoir), inquiets, viennent toquer à sa porte. Ils lui demandent, alors que le parti doit se mettre d’accord sur l’identité du candidat qu’il va présenter, de se tenir prêt. Là encore, il ne fait pas figure de favori mais de recours. Plus présentable qu’Ali, car cela éviterait l’image d’une succession dynastique.
Plus rassurant aussi, compte tenu de ses relations à l’international. Mais Ping sent que « l’affaire est compliquée », comme nous le raconte l’un de ceux qui ont tenté de le convaincre de se lancer dans la bataille : « il n’a pas osé franchir le Rubicon, craignant de tout perdre, le Palais du bord de mer comme son poste à l’UA. En outre, il était persuadé qu’Ali irait coûte que coûte au bout de ses ambitions et il n’avait ni les moyens ni le courage de lui disputer le leadership du PDG ».
Peu soutenu par Libreville
À l’époque, une rumeur prête à Ali l’intention de faire un coup d’État avec le soutien du président de l’Assemblée nationale, Guy Nzouba-Ndama, et du secrétaire général du parti au pouvoir, Faustin Boukoubi, afin de s’épargner l’incertitude d’une élection. Ping intervient : « Je suis allé les voir, nous avait-il assuré en 2013. Je leur ai dit que s’ils tentaient quoi que ce soit, ça ne marcherait pas et que je serais contre eux. » Il en profite pour rassurer tout le monde. « Je ne suis pas candidat, répète-t-il à qui veut l’entendre. Je ne veux pas être président ! »
En 2012, la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini-Zuma le prive d’un second mandat à l’UA et le contraint à faire ses valises. Ping s’emploie une nouvelle fois à cacher son amertume. « Je vais m’acheter un yacht », confie-t-il à ses visiteurs. Au programme : navigation de plaisance dans la région des lacs, dans l’Ogooué-Maritime, et bricolage, une passion secrète à laquelle ce grand voyageur n’a jamais eu le temps de se livrer. Mais Jean Ping n’encaisse pas. Il accuse Ali Bongo Ondimba de ne pas l’avoir soutenu. Pis : il est convaincu que son propre pays lui a savonné la planche.
La version de la présidence est un peu différente : « Ping a décidé de se représenter et en a averti tout le monde en Afrique centrale, sauf le principal intéressé, le chef de l’État, se souvient un proche de longue date de ce dernier, diplomate aujourd’hui en poste à l’étranger. Le président en a pris ombrage, a convoqué Ping pour qu’il s’explique sur ses intentions. Les choses se sont arrangées et la présidence a mis tous ses moyens, logistiques et financiers, à la disposition de Ping. » Mais il était déjà trop tard, les Sud-Africains avaient pris de l’avance.
Le vrai clash entre les deux hommes, disons le point de non-retour, ce sont certains chefs d’État africains qui en seront à l’origine. Quand Bongo leur explique que le Gabon est bien derrière son candidat à la présidence de la Commission, plusieurs d’entre eux peinent à masquer leur incompréhension. L’un d’eux, avec qui il entretient de bonnes relations, lui demandera : « Tu soutiens Ping ? Tu es sûr ? Sais-tu vraiment ce qu’il dit de toi dans ton dos ? »
Le verbatim qui suivra, dûment recoupé, laissera ABO sans voix. Il comprend d’autant moins que chaque visite du président de la Commission de l’UA à Libreville s’accompagnait jusqu’ici de louanges répétées. Quand Ping claquera la porte du PDG quelques mois plus tard, éreintant au passage le chef de l’État et son bilan, les services de la présidence prendront un malin plaisir à diffuser les vidéos de ces entretiens entre les deux hommes.
Une campagne fédératrice
La suite était-elle prévisible ? « Se trouvant sans emploi, il n’a rien trouvé de mieux que de vouloir [le mien], c’est la blague qui circule dans le milieu des chefs d’État », dira plus tard le président gabonais. Ce dernier garde quand même un œil dans le rétroviseur, surveillant son ex-beau-frère, qu’il soupçonne de préparer un mauvais coup. Ping, fidèle à sa stratégie de l’évitement, annonce qu’il renonce à la politique pour se consacrer aux affaires, rejoignant son fils Franck dans la mise en relation entre investisseurs et gouvernements.
Avec les pays du Golfe, les contacts sont prometteurs. À Malabo, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo lui promet de l’aider avant de changer d’avis. L’Ivoirien Alassane Ouattara laisse son fidèle Amadou Gon Coulibaly ficeler le marché du barrage de Soubré impliquant le groupe chinois Sinohydro, dont Franck est l’intermédiaire.
Jean Ping fait enfin son outing en 2013, expliquant crûment que, puisque les autorités gabonaises cherchent des noises à son fils et l’empêchent de travailler, elles allaient trouver à qui parler. Autour de son noyau dur de départ constitué par les souverainistes de l’Union nationale, il parvient à constituer une ligue qui va cannibaliser l’opposition, infiltrer le PDG, le gouvernement, les services de sécurité…
Tout le monde pensait que feu André Mba Obame était le plus à même de contester la légitimité d’ABO et de lui disputer le pouvoir. Le chef de l’État était même convaincu qu’aucun de ses actuels opposants n’arrivait, intellectuellement comme politiquement, à la cheville de son ancien ami.
Mais c’était oublier que Mba Obame est un Fang, l’ethnie majoritaire au Gabon, qui suscite la méfiance de toutes les autres. C’était oublier également que les temps ont changé et que la France, déçue de voir ses intérêts économiques menacés au Gabon, n’est plus forcément du côté du fils d’Omar. Ping aura su fédérer, mieux que Mba Obame, tous ceux qui ont une dent ou une revanche à prendre contre le président. Tout en se révélant aussi habile que l’ancien ministre de l’Intérieur…
Entreprenant et agitateur, il fait une tournée du pays profond où il use et abuse de la fibre nationaliste. Il fait huer la « légion étrangère », ces Gabonais d’adoption qui entourent le président et que l’on aime tant détester. Entre populisme et folklore tribunitien, Ping parvient à réaliser un résultat si serré qu’il peut contester la victoire d’Ali avec de nombreux appuis, dont celui d’une partie de la communauté internationale. Même si la partie n’est pas finie, qui aurait pu l’imaginer il y a seulement quelques mois ?
Georges Dougueli