Deux avocats lancent deux plaintes contre le pouvoir gabonais auprès du tribunal de grande instance de Paris et iront jusqu’à la Cour pénale internationale.
PAR CLAIRE MEYNIAL
Marie s’est accroupie, le doigt contre la moustiquaire de la porte-fenêtre, pointé vers la rue imaginaire. « Regardez, ils embarquent les gens », chuchote-t-elle. Et soudain, elle n’est plus sur cette terrasse de Libreville, près des vagues qui se brisent sous les palmiers, où elle raconte en sécurité. Soudain, elle est à nouveau cachée au QG du candidat opposant à la présidentielle Jean Ping, dans la nuit du 31 août au 1er septembre. Tout à l’heure, elle s’endormait, elle est allée prendre une douche. Comme pour se laver, se laver encore des horreurs qu’elle a vues cette nuit-là. Quand ce qui devait être une fête a tourné au cauchemar.
Un pas vers la CPI
Hier, c’est à cause de ce qu’elle et quelque cinq cents personnes ont vécu que maître William Bourdon et maître Éric Moutet ont déposé deux plaintes auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. Elles visent des faits d’arrestation et de détention arbitraire, de torture, d’acte de barbarie, de tentative d’assassinat et de crime contre l’humanité. En plus des traces visibles au QG, ce que racontent seize témoins, âgés de 25 à 69 ans, est le scénario d’un film d’épouvante.
Le 31 août, le Gabon est suspendu aux derniers résultats de la présidentielle, ceux de la neuvième province du pays, le Haut-Ogooué. Quand ils tombent, vers 15 heures, c’est la stupeur : alors que Ping semblait l’emporter, c’est le sortant, Ali Bongo Ondimba, qui gagne grâce à un taux de participation supérieur à 99 % et plus de 95 % des voix. Aussitôt, le pays s’enflamme. À Libreville, les manifestations mêlent des opposants de tous les âges. Il y a des jeunes, comme Marc, leader étudiant : « Il était question qu’on fasse une marche pacifique. Ils nous ont stoppés à un kilomètre de l’échangeur et ont commencé à verser de l’eau et des mélanges chimiques qui blessent. Alors, la foule a pris des cailloux. Ils ont des lacrymos, de l’eau et des produits chimiques, et nous, des cailloux ! On va vers le rond-point de la Démocratie et la Cenap. Ils ont tiré sur nous. Le premier mort, c’est un étudiant. » Il y a des moins jeunes, venus dans l’espoir de fêter la victoire. « Je suis arrivée à 15 heures, on a été bloqués vers la station Pétro-Gabon, après le Lycée français, raconte Charlotte, technicienne de radio, 51 ans. Il y avait des lacrymos, des projectiles. Je fais marche arrière, il y a une mémé, je vais la soulever, elle a 83 ans. Et je fonce au QG. » On dit que l’Assemblée nationale brûle.
Basculement
Dans le quartier des Charbonnages, le QG est situé dans une contre-allée qui longe la voie express, dont elle est séparée par un talus arboré. Il jouxte l’ambassade de Guinée équatoriale, est proche du domicile de Jean Ping et du Camp de Gaulle, où sont basées les forces françaises. Dans le bâtiment de six étages, ceint par un mur et un portail, certains appartements sont loués à des particuliers, à des entreprises. C’est dans une salle du premier qu’on place les blessés. Marie s’en occupe comme elle peut. Puis, c’est le calme : « Entre 21 heures et 22 heures, M. Ping a pris la parole. Il a dit : Les enfants, calmez-vous ! J’ai vu ce que vous avez fait et ils ont aussi vu ce dont nous étions capables. Reposons-nous, et demain, on verra. Chacun était tranquille, papa avait parlé. La femme de ménage avait nettoyé le sang, j’ai même pris une douche parce qu’il n’y avait plus de blessés. Chacun se racontait ce qu’il avait vécu, c’était la détente. » Makaya, 31 ans, chauffeur de poids lourd qui a manifesté avec un drapeau du Gabon, a le même souvenir : « J’avais lavé mes chaussettes, que j’avais étendues sur la tente de la sono, et pris deux-trois cartons pour me reposer. Je me suis pris la tête avec les mecs de la sécurité pour changer l’angle d’un projecteur pour dormir. » Étant donné le chaos à l’extérieur, il devient irréaliste de rentrer chez soi, les cinq cents personnes qui sont là décident de rester. Les « mamans » s’étendent où elles peuvent. « On est restées pour dormir quand on a vu qu’il faisait noir. On était là pour contribuer par la force morale, pas physique, vous pensez, on a 65 et presque 70 ans ! » témoignent Rose, architecte, et Charlotte, banquière à la retraite.
Attaque en règle
Le 31 août, des soldats prennent position pour bloquer la manifestation qui tente de rejoindre le bâtiment de la commission électorale. © AFP/Marco Longari
Et soudain, la nuit inquiète bascule. « J’ai à peine le temps de poser mes cartons, j’entends les hélicos. Vers 23 heures. Ils ont fait un ou deux tours, à basse altitude. Ils ont balancé des grenades assourdissantes, direct », se rappelle Makaya. Les témoins décrivent un sauve-qui-peut généralisé, chez les militants qui n’ont jamais connu ce genre de violence. « Ils étaient encore à l’extérieur. J’ai fait un écran de fumée devant le portail, avec un extincteur. Et j’ai vu en sortir un bloc de mecs cagoulés habillés en noir, par rangées de quatre. Je me suis mis à genoux, les mains sur la tête, et là, paf ! un coup de crosse dans la bouche. Deux ou trois coups. Ensuite, ils m’ont allongé, j’ai mis mes mains dans le dos et ils m’ont pointé deux armes sur la tête. Une au-dessus du crâne et l’autre dans la nuque. Ils ont crié : Où sont les armes ? J’ai crié : On n’a pas d’armes ! » raconte Makaya, dont le récit se termine puisqu’il a été embarqué vers son lieu de détention. Ces « mecs » sont probablement les membres de la garde républicaine, « la GR ». Certains fuient par l’ambassade de Guinée équatoriale, d’autres par un mur bas, au fond de la cour. La plupart se ruent à l’intérieur. Paul, ingénieur pétrolier, vient de rentrer de la clinique Chambrier, où il a amené des blessés de la manifestation : « Vers minuit et demi, je m’allonge dans mon véhicule côté chauffeur pour me reposer. Et paf ! Des lacrymos tombent, une devant mon pneu. Je sors de mon véhicule, j’ouvre ma portière. Un qui tirait le portail a pris une balle dans la gorge. Il est mort. » Tous parlent des morts parmi les jeunes qui assurent la sécurité, au portail, mais leur nombre varie. Michel, autre témoin, dit par exemple en avoir vu neuf, mais l’absence de corps empêche de les comptabiliser.
Plongé dans le noir
La plupart décrivent également un « bombardement », ce que rien ne permet d’attester dans la cour. Les piliers du portail sont bien criblés d’impacts de balles, de même que les vitres du bâtiment, et les pare-brise des voitures sont tous éclatés. « J’ai entendu une grosse détonation. L’hélico a balancé quelque chose qui est tombé sur le véhicule bleu qui est là, ça a détruit le pare-brise », montre Annie-Léa Méyé, vice-présidente du parti souverainiste écologiste, rallié à Ping. Ce qui est sûr, c’est que ça tire, et beaucoup. À nouveau, les blessés affluent à l’intérieur du bâtiment, Marie ne peut plus faire face. « Ils ont visé les fenêtres, alors on a descendu les blessés du premier dans le parking. Là, je vois Marie et le mec descendu du premier, M. Kondé. Mais on décide de l’amener au deuxième étage, c’est difficile parce que son pied droit bouge… Il pèse 80 kilos, on était trois », relate Makaya. Simon Kondé meurt d’une hémorragie au pied, dans une mare de sang. M. X. aussi, comme l’appelle Marie, peut-être touché dans le dos, qui vomissait du sang. L’ascenseur en est encore maculé.
Le QG est maintenant plongé dans le noir, et lorsque Marie veut appeler pour faire évacuer les blessés, on tire d’en bas, vers elle. On décide de ne plus utiliser les téléphones, dont les écrans sont trop visibles. Thomas, un jeune Franco-Gabonais, est avec Marie, au deuxième : « Ce qui me fait repartir dans la salle des blessés, c’est le cri d’une jeune femme qui n’a plus de compresses et de sparadrap. Et là, c’était terrible. Des pieds arrachés, une main arrachée, des fronts ouverts, un œil droit d’un jeune arraché, un tibia fendu en deux, une clavicule brisée en deux et sortie. » Et toujours, les tirs. Suivant un rythme qui semble étudié. « Ça a duré jusque vers 4 heures. Parfois, ils arrêtaient. Il y a eu une accalmie, puis ça a repris », se souviennent Rose et Charlotte. Entre-temps, ceux qui ont une vue sur l’extérieur aperçoivent des scènes glaçantes : « Je me cache au deuxième, je vois le boulevard. Je vois des gars tout en noir qui tiraient sur les gens cachés dans les plantes du talus, et disaient : Put it in the bag. J’en ai vu six, sûr. Ils traînent un sac, ils les mettent tout de suite dedans », assure Paul, l’ingénieur pétrolier. Rose et Charlotte aussi ont entendu « Put it in the bag », sans comprendre. Marie, elle, ne voit pas, mais elle entend : « D’après les cris, c’était côté jardinet, près de l’ambassade de Guinée équatoriale. J’entendais Au secours ! Pardon !, puis Chut ! Tais-toi ! Si tu cries, tu vas voir ! Puis un gros coup de fusil, puis plus de bruit… À trois reprises. »
Au fur et à mesure de l’attaque, les valides montent les étages : « Vers 2 heures, les gars de la sécurité nous disent : Vous n’êtes plus en sécurité, montez ! On monte au troisième. On tombait, on marchait sur les autres, dans le noir. Puis c’était le silence, puis ça a repris. Peu avant 5 heures, il arrivait encore des gens, mon tee-shirt était trempé parce qu’un homme se vidait de son sang », se rappelle Rose. Certains se cachent sous des cadavres, attendent. D’autres sont entrés dans les appartements, se cachent dans les cuisines, les salles de bains. Au troisième, un avocat, maître Meré, tente d’appeler à l’aide. « Dans la salle, les gens disaient : Comment la France, à un kilomètre du Camp de Gaulle, ne vient pas nous aider ? Pourquoi l’armée française ne vient pas nous aider ? Certains disaient : Mais, non, sinon on va parler d’ingérence… On priait le Bon Dieu pour qu’il intervienne », se souvient Yves, étudiant en droit.
Deux versions
Vers 6 heures, la gendarmerie débarque. « Ils m’ont demandé : Où sont les armes ? Où est le sous-sol ? Mais il n’y a pas de sous-sol et j’ai dit qu’on n’avait pas d’armes. Ils m’ont dit : Vous allez en prison pour dix ans », raconte Annie-Léa Meyé. La fouille est minutieuse. « Ils ont récupéré des documents, du matériel TV, ils ont emmené les informaticiens, les techniciens de TV », souligne Chantal Myboto, opposante célèbre qui a eu une fille avec Omar Bongo. Les gendarmes font sortir tout le monde, certains sans tee-shirt. Ceux qui descendent à la fin ont la surprise de découvrir le sol de la cour jonché de vêtements. En revanche, alors qu’ils ont entendu tirer toute la nuit, il n’y a pas un corps. À part vingt-six leaders, dont Chantal Myboto et Annie-Léa Meyé, qui sont retenus 48 heures, tous sont emmenés au commissariat, avant une détention d’une semaine. Les conditions, décentes pour certains, sont épouvantables et accompagnées de mauvais traitements pour d’autres. Le bilan officiel, de trois morts dans le pays, est peu crédible. À la morgue Gabosep, deux morts sont notés comme venant « du cugé de Ping », mais trois autres sont morts par balle. Celle de la Casep-Ga refuse de communiquer. Mais, au QG, une liste où les parents qui ont reconnu les corps de leurs enfants peuvent s’inscrire compte vingt-six noms. Une autre comptabilise les disparus, ils sont cinquante-sept.
Alain-Claude Bilié By Nze, ministre de la Communication, justifie ainsi l’assaut : « On a trouvé des armes lourdes. Les forces de l’ordre ont essuyé des tirs de kalachnikov. » L’opposition, elle, jure toujours qu’elle n’avait pas d’armes. « Certains éléments pillaient, puis rentraient au QG », insiste le procureur de la République, Steeve Ndong. Quelques jeunes reconnaissent avoir « lapidé le mall », proche du QG. L’un confie avoir pris « un jus, un sandwich et un pot de glace à la vanille ».
La réponse du pouvoir justifie, aux yeux de William Bourdon, les plaintes. « En termes de logistique, organisation, structuration, préméditation face à une population civile désarmée, assassinée, torturée et la magnitude, la qualification de crime contre l’humanité peut être retenue… Ali Bongo doit le savoir, le comprendre et mesurer en responsabilité ce que ça peut signifier », développe-t-il. Les plaintes concernent deux Franco-Gabonais, dont l’un était au QG et l’autre est toujours emprisonné au Gabon. Un dossier sera ensuite soumis à la Cour pénale internationale (CPI) pour qu’elle lance une enquête. Le jour même, le pouvoir a riposté en saisissant la procureur de la CPI. « Le Gabon appuie sa requête sur une série d’éléments faisant apparaître la commission de crimes contre l’humanité, en l’espèce : des actes de privation graves de liberté, de persécutions, et des propos incitant à la commission de génocide », a tweeté Alain-Claude Bilié By Nze. En attendant, Libreville retient son souffle, dans l’attente du verdict de la Cour constitutionnelle qui doit confirmer, ou non, l’élection d’Ali Bongo Ondimba.