Au Gabon comme dans d’autres Etats africains, le rap est devenu le levier de constructions identitaires et du rapport au politique.
Jeudi 17 août 2017, sur le bord de mer jouxtant la présidence, le Gabon célébrait ses 57 ans d’indépendance par la tenue d’un grand concert populaire à Libreville. Comme à l’accoutumée, la communion nationale devait s’opérer par la fête et le divertissement.
Des stars de hip-hop avaient été invitées pour attirer la jeunesse : Ba’Ponga, Tris, Tina ou Ndoman du côté rap ; Unknown Dimension et Scorpion pour les groupes de danse hip-hop ; Shan’l pour le RnB et l’afro-pop. L’affiche était alléchante.
Car la fête revêtait cette année un enjeu et un sens particuliers. Un autre anniversaire, moins festif, se profilait en effet. Le 27 août 2016, ce pays où « il ne se passe jamais rien » avait été plongé dans une crise sociopolitique d’une rare violence suite à la victoire contestée d’Ali Bongo.
Plus d’un an après, les conséquences sociales, politiques et économiques s’en ressentent encore. Et se sont subtilement diffusées à travers la scène rap.
En effet, depuis une trentaine d’années, celle-ci est devenue au Gabon comme dans d’autres Etats du continent africain, le levier de constructions identitaires et de reconfigurations majeures des rapports au politique.
Détour historique
Dans les années 1990, de violentes manifestations et une grève généralisée dans tous les secteurs du pays avaient conduit à un blocage de l’administration, poussant le dictateur Omar Bongo, en place depuis 1967, à organiser une conférence nationale qui permit de rétablir le multipartisme et de nouvelles libertés d’expression.
« African revolution » est l’un des premiers hits du duo V2A4, qui aborde clairement les pratiques de détournement des fonds publics.
C’est dans ce contexte d’embrasement populaire que les jeunes de Libreville s’emparent de la musique rap, s’inspirant des Américains Public Enemy et N.W.A., ou encore des Français NTM et Assassin (à propos du rap français, voir les travaux de Karim Hammou), pour exprimer leur besoin d’évasion, de liberté et de changement, faisant fi de la censure qui prévalait jusqu’alors.
Toutefois, cette scène marginale et subversive ne rompt pas totalement avec les logiques d’interpénétration entre musique et politique qui ont cours depuis les années 1960, période des indépendances africaines.
Si’Ya Po’Ossi X décrit avec crudité le quotidien des mapanes, ces zones urbaines pauvres où évoluent la majorité des habitants.
Ainsi, certains groupes de rap contestataires s’avèrent rattachés au « système », par des liens de parenté avec les élites politiques. V2A4 réunit par exemple le fils du ministre de l’intérieur, proche parent du président Omar Bongo, et un enfant d’un homme d’affaires local, tous deux étudiants en France et bénéficiant des largesses financières du « système ».
Cette compromission est dénoncée par Si’Ya Po’Ossi X, qui revendique sa mission de défense des classes populaires, notamment dans le titre « Feu sur la concurrence ». Ce clivage à propos des relations avec le politique structurera la scène rap par la suite, en s’amplifiant dans les années 2000.
Bling-bling gabonais
A partir des années 2000, l’essor du rap gangsta aux Etats-Unis et en France (lire notamment l’excellent Nuthin’ but a “G” Thang : The Culture and Commerce of Gangsta Rap à ce sujet d’Eithne Quinn, paru en 2010) insuffle de nouvelles inspirations : les clips exposent désormais davantage de chaînes en or, de grosses cylindrées, de jeunes femmes en postures lascives et des démonstrations de masculinité virile.
Kôba est le rappeur emblématique du bling-bling à la gabonaise.
A partir des années 2000, cette nouvelle génération emmenée par Kôba produit des textes s’écartant de l’engagement politique des pionniers. Cette tendance est alors soutenue par l’apparition de nouveaux labels proches du pouvoir et des élites qui renforcent les interpénétrations entre musique et politique.
En 2005, le label EBEN fait ainsi paraître le titre « Bouge ton vote », afin d’inciter les jeunes à se rendre aux urnes. Le titre est vivement critiqué par les rappeurs contestataires, car considéré comme un rapprochement avec le pouvoir en place, ce dont certains rappeurs du label se sont ensuite défendus.
Instrumentalisation et contrôle
L’élection de 2009 marque l’apogée de cette rencontre entre musique et politique. Ali Bongo, candidat à la présidentielle, décide d’utiliser le capital social et le charisme des rappeurs pour acquérir l’assentiment de la jeunesse, et créer une image de rupture vis-à-vis de son père Omar, décédé en juin 2009.
Ali Bongo se prête à une performance de rap, entouré de rappeurs stars du groupe Hay’oe, qui soutiennent sa campagne.
Après son élection en 2009, le candidat promu par les rappeurs fait embaucher à la présidence de nouveaux visages politiques issus du mouvement hip-hop.
Du fait de ces accointances, les mécanismes de contrôle du régime semi-autoritaire se sont encore davantage appliqués aux scènes hip-hop, par le biais des médias notamment. Elles ont atteint leur climax ces dernières années, contraignant les artistes « underground » et contestataires à déployer des répertoires d’action politique détournés.
Un septennat de contestation
Dès son élection présidentielle en 2009, le septennat d’Ali Bongo est marqué par une détérioration des conditions de vie, des infrastructures sociales, une stagnation du chômage (plus de 20 % de la population, et 35 % des jeunes (chiffres de la Banque mondiale), tandis que les dépenses de sa famille atteignent des sommets indécents.
Dans le même temps, les techniques de censure, de cooptation et de musellement des contestations se multiplient, contraignant les rares artistes hip-hop contestataires à employer d’autres modes de diffusion.
Ainsi, c’est principalement depuis l’étranger que les rappeurs parviennent à faire entendre un discours subversif. Partis pour études ou pour s’éloigner d’un régime hostile aux opposants, plusieurs rappeurs gabonais de renom résident désormais en Chine, en Afrique du Sud, aux Etats-Unis, et en France – comme le duo Movaizhaleine –, où ils continuent leurs activités musicales.
Ils recréent des réseaux fortement politisés et actifs dans la dénonciation de la mauvaise gouvernance de leur pays, et des titres qui circulent grâce aux réseaux sociaux jusqu’aux rues de Libreville, où ils deviennent des leviers de mobilisation et de discussion politique.
« Mister Zéro » du rappeur Saik’1ry dresse depuis Aix-en-Provence le bilan catastrophique d’Ali Bongo, et est devenu un leitmotiv des rassemblements de l’opposition.
Sur place, les artistes continuent, malgré la censure, le combat. En 2015, avant même qu’une opposition ouverte ne s’organise, le rappeur Keurtyce E, connu pour sa virulence, est le premier à publier la chanson la plus explicitement engagée contre le régime en place.
En dehors des contenus discursifs de ces morceaux, les artistes gabonais manient aussi avec brio la subversion à travers les instrumentaux eux-mêmes.
Du bon usage du sampling
Le travail effectué par des beatmakers autour du sampling, technique de découpage et de mise en boucle d’échantillons sonores de musiques préexistantes, a été un chantier très riche qui a permis aux artistes de conférer un ancrage local à leurs musiques, par exemple en incluant des samples d’instruments ou de célèbres morceaux de musiques locales.
Dans le titre « On va tourner la page », Keurtyce E menace directement le président.
Soubassement technologique, cette pratique revêt souvent aussi une dimension politique, lorsque les artistes reprennent des paroles, des échantillons musicaux ou des slogans de musiciens engagés, dont ils s’affirment héritiers des idéologies.
C’est le cas avec le chanteur Pierre-Claver Akendengué, chantre gabonais du panafricanisme dans les années 1960 et de la critique contre le régime autoritaire durant le parti unique. Il représente encore aujourd’hui l’une des sources d’inspiration majeures des musiciens gabonais contemporains.
« Aux choses du pays », dont le refrain est une adaptation d’Akendengué par le groupe Movaizhaleine.
Le rappeur Lord Ekomy Ndong a offert récemment un autre exemple de ce principe de subversion en faisant paraître un beat où il sample des extraits d’un discours du président Ali Bongo, qu’il confronte à ceux d’activistes sur les réseaux sociaux, pour dénoncer la corruption et le détournement des fonds publics.
Modes mineurs, impacts majeurs
Que ce soit au travers de ces modes « mineurs » de la subversion comme l’écrit le philosophe Christian Béthune, ou par des attaques frontales, les expressions musicales de la contestation politique ont explosé au courant de l’année 2016, mettant en évidence l’érosion des mécaniques du consentement populaire sous Ali Bongo.
Au moment de l’élection, la scène rap se divise violemment entre les défenseurs et les détracteurs d’Ali Bongo : des affrontements via les réseaux sociaux et des morceaux interposés s’enchaînent, et la scission entamée durant le septennat se confirme.
D’un côté, les rappeurs ralliés au clan Bongo, impliqués dans les meetings et les chansons de soutien au parti au pouvoir.
De l’autre, un featuring entre des défenseurs du rap contestataire, qui dénoncent la corruption, le pillage des ressources publiques, et l’appauvrissement accrus depuis l’arrivée au pouvoir d’Ali Bongo.
Un tournant est atteint lorsque, en 2016, des rappeurs qui avaient auparavant coopéré avec le président Ali Bongo rejoignent les mouvements d’opposition, pour exprimer leur déception face aux échecs du septennat. Et ce revirement des rappeurs se confirme lorsqu’au sortir des résultats, les armées d’Ali Bongo tirent sur les manifestants pour mater la contestation, faisant plusieurs morts et de nombreux disparus.
À peine deux mois après cette répression postélectorale, Kôba – autrefois considéré comme un artiste intégré aux niches du système – fait paraître en ligne le morceau « Odjuku ». Avec ce titre référence au supposé géniteur nigérian d’Ali Bongo, il relance la polémique autour de la filiation du président, et clame à son tour haut et fort : « On ne te suit pas. »
Un an plus tard, comme lors de ce grand concert du 17 août, l’Etat tente de faire oublier le marasme dont il peine à sortir.
Pourtant, les choses ont changé, et en dehors des scènes officielles, la mobilisation reste vive : dans les ministères en grève et l’université de Libreville, les manifestations se poursuivent ; dans les rues de Paris et de New York, la diaspora se réunit toujours ; dans leurs chansons, enfin, les rappeurs célèbrent à leur manière, le triste anniversaire de la répression de 2016 :
« Chez nous, personne n’oubliera. On portera le flambeau au plus haut […]
Pas de rouge sur mon drapeau. Plus rien ne sera comme avant. »
Alice Aterianus-Owanga est l’auteure de « Le rap, ça vient d’ici ! Musiques, pouvoir et identités dans le Gabon contemporain », éditions de la Maison des sciences de l’homme, septembre 2017.