La pandémie aurait pu affaiblir le chef de l’Etat, il n’en est rien. Sa gestion de la crise a réconcilié la population avec la politique et réduit ses adversaires au silence.
Ce pourrait être une gifle, au minimum une remise en question, voire la brèche dans laquelle tous les ennemis du président sud-africain, Cyril Ramaphosa, pourraient s’engouffrer. Mardi 2 juin, un tribunal de Pretoria a déclaré en partie « inconstitutionnelles » certaines des mesures de confinement élaborées depuis le mois de mars par le pouvoir pour lutter contre la pandémie de Covid-19.
Le premier visé, ce devrait être lui, Cyril Ramaphosa. Ne s’était-il pas, quelques heures avant le début de la mise en confinement, installé grâce à un uniforme (un peu trop grand) dans son rôle de commandant en chef des armées ? Ces armées qu’il avait, dans les semaines suivantes, décidé de mobiliser entièrement, comme si l’Afrique du Sud devait s’attendre à voir 80 000 soldats dans ses rues ?
La décision du tribunal de Pretoria tient à une réflexion fondamentale sur ce qu’est le droit des individus. Elle doit être considérée avec sérieux. Mais, dans ce cadre, le jugement a épargné comme par miracle le chef de l’Etat pour se concentrer sur les « mesures promulguées par la ministre de la coopération et des affaires traditionnelles », Nkosazana Dlamini-Zuma, afin de les déclarer non seulement anticonstitutionnelles mais aussi invalides.
Au lieu d’une déconfiture, la chance sourit encore à Cyril Ramaphosa, qui voit ainsi l’une de ses adversaires mise en difficulté. Cette dernière est l’ex-épouse de Jacob Zuma, l’ancien président qui réunit au sein du Congrès national africain (ANC, le parti au pouvoir) les anti-Ramaphosa les plus déterminés. Le chef de l’Etat ayant décidé de la placer à la tête du Conseil national de commandement contre le coronavirus, cet organe aurait pu devenir une plate-forme de pouvoir bis. Tout cela a été sapé lentement.
Chômage et récession
Dès le 26 mars, sur une base au sud de Johannesburg, Cyril Ramaphosa endossait un uniforme comme pour aller au front. La petite mise en scène devait bien entendu signifier qu’une « guerre » allait être menée contre le Covid-19 – un cliché en vogue. Tant de chefs d’Etat et de gouvernement de par le monde filaient alors gaillardement la métaphore.
En Afrique du Sud, cela s’annonçait plus corsé : grandes étaient les craintes qu’un confinement, dans un pays marqué par les inégalités et la fragilité sociales, ne dérape et se termine en troubles, émeutes de la faim, pillages des quartiers riches. L’armée dans les rues, cela signifiait peut-être que les townships allaient s’embraser et que les soldats ne seraient pas de trop pour tenter de les maîtriser. Certains clamaient qu’il s’agissait là du retour d’un spectre, celui de l’apartheid, et que tout finirait de la même manière, c’est-à-dire mal.
Il n’en fut rien, en tout cas jusqu’ici. D’une part, le pays s’est plié aux exigences de toutes sortes, y compris contradictoires, et a fait vaillamment face à l’effondrement d’une économie déjà malade avant la pandémie. La récession pourrait s’établir entre 7 % et 12 % du PIB et le taux de chômage atteindre officiellement 50 %. La malnutrition a fait sa réapparition, les entreprises ferment leurs portes par milliers.
Mais l’épidémie a marqué le pas. Plus de 35 000 cas positifs, mais moins de 800 morts. Pour un temps, on respire. Cela ne durera pas. Le nombre des décès pourrait atteindre 48 000 d’ici à novembre avec le même nombre de morts par jour (500) que le Royaume-Uni lors de son propre pic, selon les modélisations des experts du comité scientifique qui conseille le pouvoir. Avec un temps de retard sur la planète, l’Afrique du Sud pourrait être, après l’Amérique latine, le futur champ de ravage de la pandémie.
Toutefois, dans l’immédiat, le président Ramaphosa a déjà remporté une première victoire : faire admettre à l’Afrique du Sud le bien-fondé de mesures dures et incarner cette politique de courage. Pour la première fois depuis au moins trente ans, un président sud-africain a cessé de recourir systématiquement à la langue de bois, fondant une partie de sa stratégie de lutte contre la pandémie sur la confiance. « Il n’y avait pas le choix : on n’aurait jamais eu les moyens de tout faire passer en force. C’est pourquoi il a fallu jouer en douceur, pour susciter l’adhésion », analyse une source gouvernementale.
Charmantes maladresses
Deux ans après être arrivé au pouvoir, Cyril Ramaphosa est devenu le président à part entière de l’Afrique du Sud. Il n’avait pris que d’un cheveu la tête de l’ANC, en décembre 2017, dans un climat de lutte entre factions. Ensuite, il avait semblé incapable de s’imposer. Longtemps, ses décisions, ses options politiques ont été battues en brèche ou paralysées par ses ennemis, rassemblés encore autour de Jacob Zuma et décidés à le démettre à la première occasion.
Sans l’épisode du Covid-19, Cyril Ramaphosa aurait été, précisément en ce mois de juin, un président en péril. Ses ennemis au sein de l’ANC préparaient de longue date un assaut qui devait avoir lieu lors d’une réunion d’examen de la politique gouvernementale à mi-mandat, susceptible d’entraîner son « rappel », le forçant à la démission. Au lieu de quoi il transporte le pays et flingue ses adversaires sans en avoir l’air. Ses maladresses assumées avec grâce, les erreurs dans la prise de décision de son équipe, tout semble charmant.
Les antagonismes, il s’en est rendu maître grâce à une combinaison particulière de méthode, d’audace et de chance. La chance, ce fut le bouleversement introduit par la pandémie. L’audace, celle d’avoir, en un tournemain, endossé le costume de commandant en chef. Mais tout ceci ne serait rien sans la méthode : au lieu d’éloigner ses rivaux, les promouvoir plutôt, leur accorder des responsabilités… puis les laisser échouer et prendre la foudre à sa place.
Ainsi de Nkosazana Dlamini-Zuma, sa rivale malheureuse lors de la conférence élective de l’ANC en 1997, placée à la tête du Conseil national de commandement. Elle y a déployé un ton revêche et autoritaire, en regard de quoi Cyril Ramaphosa est apparu comme le tonton bienveillant de la nation. Le 23 avril, il annonçait la fin de l’interdiction de vendre des cigarettes. Mme Dlamini-Zuma affirmait le contraire six jours plus tard, sans justifier cette décision de façon claire. Peut-être avait-elle raison ? Mais elle est apparue, au bout du compte, comme motivée surtout par de sournoises manœuvres politiciennes.
Le retour de la confiance
Cyril Ramaphosa a réussi ce qui lui était impossible il y a encore trois mois : arracher à l’ANC le centre de décision du pouvoir et l’installer entre les mains du gouvernement, sous son autorité peu à peu raffermie. Détectant ce qui est à l’œuvre, les poids lourds de la tendance anti-Ramaphosa sont aux abonnés absents. Ace Magashule, secrétaire général de l’ANC, semble avoir disparu.
Même l’opposition politique, de l’Alliance démocratique (DA) aux Combattants pour la liberté économique (EFF), de Julius Malema, est réduite à l’état d’ectoplasme. Une source gouvernementale bien renseignée résume ainsi la tendance depuis mars : « Avec le sourire, le président a brûlé jusqu’à l’oxygène de ses ennemis. Ils ne parviennent plus à respirer. Et puis tout va trop vite. Ils n’ont pas la possibilité d’adapter leur discours, parce qu’en réalité ils ne connaissent pas assez leurs dossiers. »
Lire aussi En Afrique du Sud, une presse laminée par le coronavirus et la crise économique
Cyril Ramaphosa, tout en décontraction et en rondeurs affables, semble flotter à une altitude supérieure. Si l’opinion demeure sous le charme, c’est parce qu’elle lit dans la politique gouvernementale le retour d’une notion que les dix ans de règne de Jacob Zuma avaient dévaluée : la confiance en la bonne volonté des dirigeants. Un plan de 500 milliards de rands (26 milliards d’euros, soit environ 10 % du PIB) a été annoncé par le président. Même si sa mise en place est des plus laborieuses, le bien est fait : la dernière évaluation en date du Conseil de recherche en sciences humaines, fin mai, relevait 89 % de satisfaction parmi les Sud-Africains de tous horizons.
Mais viendra l’heure du contrecoup. Quand le nombre des décès augmentera. Lorsque les conséquences économiques atteindront un palier ouvrant la voie à de possibles troubles. On verra ce jour-là si la magie Ramaphosa continue d’opérer et si le costume de commandant en chef était, finalement, à sa taille.
Jean-Philippe Rémy(Johannesburg, correspondant régional)