ANALYSE. Alors que l’Afrique faisait l’objet de toutes les inquiétudes, l’épidémie de Covid-19 ne semble pas y flamber pour l’instant. Comment expliquer cette situation ?
Docteur en médecine et spécialiste de santé publique, Éric D’Ortenzio est coordinateur scientifique du consortium Reacting. Il revient pour The Conversation sur l’évolution de l’épidémie de Covid-19 sur le continent africain.
En Afrique, où en est la situation de l’épidémie ?
L’explosion de l’épidémie de Covid-19 que l’on craignait il y a quelques semaines ne s’est pour l’instant pas produite. Les chiffres officiels des contaminations sont encore relativement peu élevés : au 4 juin, le CDC Africa recensait 162 673 cas et 4 601 morts sur le continent. Mais certains États sont plus ou moins touchés : parler de l’Afrique en général n’a pas de sens, c’est un continent composé de 54 pays et peuplé de 1,2 milliard d’habitants, dont les réalités sont très différentes suivant les régions.
Les pays du Maghreb ont été touchés les premiers, notamment l’Égypte, qui est un des premiers pays qui a rapporté des cas importés, l’Algérie, le Maroc. Cette ancienneté de l’épidémie pourrait expliquer pourquoi on y dénombre le plus de cas, rapportés à la population.
En Afrique subsaharienne, les systèmes de santé sont plus ou moins fragiles selon les pays. C’est ce qui expliquerait en partie les disparités dans la dynamique de l’épidémie : certains gouvernements ont pu mettre en place une offre de tests plus importante, d’autres ont acquis au fil des années une expérience des épidémies qui leur sert durant la crise actuelle.
Les pays qui peuvent mieux tester leur population seront probablement plus à même de maîtriser l’épidémie de Covid-19, en isolant les malades et en identifiant les contacts. On voit bien que la situation diffère selon les endroits : le nombre de cas de Covid-19 a par exemple beaucoup plus progressé en Côte d’Ivoire et au Sénégal qu’au Burkina ou au Mali. Ce que nous voyons ne représente cependant que la partie émergée de l’iceberg, basée sur les chiffres officiels en circulation.
Comment expliquer cette faible croissance de l’épidémie, contraire aux craintes formulées au début de la crise ?
Plusieurs hypothèses sont envisagées pour l’expliquer. L’offre de test disponible a dû jouer : en raison de la tension internationale sur les équipements et les réactifs, les difficultés d’approvisionnement ont été importantes. Il en aurait résulté un accès insuffisant aux tests, et donc une sous-estimation du nombre de cas. Mais cela n’explique pas tout.
Une seconde hypothèse est aussi avancée : la population est en moyenne plutôt jeune sur le continent, et la proportion de plus de 65 ans est très faible (elle représente peut-être 5 % de la population en Afrique subsaharienne). Cela pourrait expliquer cette impression que l’épidémie ne flambe pas : le virus circulerait, mais les formes peu ou asymptomatiques, non détectées, seraient majoritaires. On sait en effet que les formes sévères concernent surtout les personnes âgées ou à risque, avec des comorbidités de type obésité, diabète, des problèmes cardiovasculaires. Or, même si en Afrique on considère qu’il y a une transition épidémiologique (des maladies infectieuses aux maladies chroniques) et que de plus en plus de gens développent des diabètes, des surpoids, et des pathologies cardiovasculaires, la prévalence demeure inférieure à celle des pays d’Europe ou d’Amérique du Nord.
Autre hypothèse : les premiers cas auraient plutôt touché l’élite socio-économique, c’est-à-dire des gens qui ont les moyens de voyager à l’étranger. En rentrant chez eux, ils auraient importé la maladie. Ces premiers cas, qui appartenaient aux classes sociales aisées, auraient peut-être pu mieux s’isoler et se faire tester dès les premiers jours suivant leur retour. Par ailleurs, à ce moment-là, les gouvernements, inquiets de la situation européenne, commençaient à mettre en place des mesures de confinement. La conjonction de ces deux facteurs expliquerait en partie pourquoi la maladie n’a pas diffusé massivement dans la population générale.
Des explications sont aussi à rechercher du côté des modes de vie, qui diffèrent de ceux des pays occidentaux. Du fait de conditions de vie souvent précaire, une grande partie des populations vit plus à l’extérieur. Les gens passent moins de temps dans des espaces clos et confinés où on sait que le virus se transmet mieux. Cela participe aussi à la dynamique de l’épidémie.
Parmi les pistes à explorer figure également la réponse immunitaire : il pourrait exister des différences chez certaines populations soumises à de nombreuses expositions microbiennes. On peut émettre l’hypothèse d’une immunité croisée (les anticorps produits à la suite d’une infection antérieure par d’autres microbes pathogènes seraient également actifs, au moins partiellement, contre le coronavirus Sars-CoV-2, NDLR).
Enfin, il faudrait aussi étudier la question du climat, déterminer par exemple si la chaleur, l’humidité pourraient jouer un rôle.
Ce faisceau d’hypothèses expliquerait pourquoi l’épidémie ne semble pas flamber en Afrique. Cependant, pour confirmer ces suppositions, des études destinées à mieux comprendre ce qui s’est passé dans chaque pays, à l’échelle d’une région, d’une ville, seront nécessaires. Seules des données solides et bien analysées pourront expliquer ce qui s’est passé.
À ce propos, comment la pandémie de Covid-19 influe-t-elle sur les autres épidémies ?
En République démocratique du Congo, il y a eu une résurgence de cas de maladie à virus Ebola dans le Nord-Kivu. On pensait l’épidémie terminée, mais quelques cas sporadiques surviennent encore chaque semaine, dans cette région où s’affrontent des groupes armés. Ces nouveaux cas révèlent que l’épidémie d’Ebola n’y est pas contrôlée. Un nouveau foyer dans la province de l’Équateur, proche de la ville de Mbandaka, vient également d’être confirmé.
Cette situation met le pays en difficulté, notamment face aux autres épidémies telles que celle de rougeole, très meurtrière depuis 2019, qui touche aussi la République centrafricaine voisine. La concomitance d’autres épidémies comme celle de fièvre Lassa ou fièvre jaune au Nigeria, de fièvre de la vallée du Rift au Soudan, ou d’épidémies de choléra dans de nombreux pays rend plus complexes la gestion de ces co-circulations de pathogènes. Ce type de situation concerne diverses autres zones fragilisées, ailleurs sur le continent.
En outre, la question de l’accès au diagnostic de la maladie Covid-19 dans les zones rurales est souvent compliquée. L’offre est centralisée dans les capitales. Plusieurs centres y font des prélèvements, qui sont ensuite envoyés dans les laboratoires de référence où sont effectuées les analyses. Quand un cas suspect est identifié en région, ses prélèvements peuvent être envoyés à la capitale, mais parfois le malade s’y déplace. S’il est effectivement positif, il risque de diffuser le virus.
Craignant une flambée de l’épidémie sur le continent, l’Organisation mondiale de la santé avait appelé très tôt à l’aide internationale. Cela a-t-il été suivi d’effet ?
Oui, la mobilisation a eu lieu dès le début de l’épidémie, car tout le monde a craint l’explosion. Les financements qui ont été mis à disposition rapidement ont permis par exemple de renforcer les capacités diagnostiques, ce qui a sûrement influé aussi sur la dynamique de l’épidémie. La France a participé via l’Agence française de développement, qui a lancé l’initiative « Covid-19 – Santé en commun », en réponse à la crise sanitaire mondiale. L’AFD a aussi financé des projets de différents instituts tels que l’Inserm, l’IRD ou l’Institut Pasteur, ainsi que ceux de la Fondation Mérieux et d’organisations non gouvernementales comme Alima et le CICR.
Ces financements ont notamment permis au projet de renforcement de capacités APHRO-CoV de voir le jour, en partenariat avec 5 pays : Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Burkina et Gabon. Initié sous l’égide de la Société africaine de pathologies infectieuses, ce projet est multi-acteurs. Il est piloté par l’Inserm via REACTing, en collaboration avec le programme PAC-CI en Côte d’Ivoire ainsi que l’université de Bordeaux, et s’appuie sur l’expertise de l’AP-HP. Concrètement, il se déploie avec quatre objectifs :
– former, équiper et renforcer les capacités de 5 laboratoires hospitaliers situés à proximité des services de maladies infectieuses des centres hospitaliers universitaires (CHU) référents, qui sont appelés à prendre en charge les cas suspects. Il s’agit de réduire le délai de rendu du résultat, qui fait actuellement appel à un laboratoire de référence national ou régional ;
– former, équiper et renforcer les capacités des services de maladies infectieuses de ces 5 CHU appelés à prendre en charge les cas (suspects et confirmés) en matière d’hygiène hospitalière, d’adéquation de la prise en charge et de soutien psychologique aux personnes et personnels concernés ;
– former et renforcer les capacités des Instituts nationaux de santé publique et de leurs « Centres des opérations de réponse aux urgences sanitaires » (Corus) en matière d’alerte précoce et de circuit de l’information pour la surveillance et le suivi des cas contacts ;
– accompagner les mesures de riposte avec une analyse des craintes et des rumeurs qui circulent, afin de mieux guider les réponses des décideurs, notamment en matière de communication.
Nous avons dû nous adapter face à la crise sanitaire. Par exemple, à la suite de la restriction des déplacements entre les pays africains et à l’international imposée par les gouvernements, les formations ont été modifiées et sont aujourd’hui organisées sous forme de webinaires.
Le réseau de partenaires que nous sommes en train de constituer a non seulement vocation à répondre aux enjeux actuels, qui sont criants, mais aussi à devenir pérenne. Le renforcement des capacités réalisé durant l’épidémie de Covid-19 au niveau des laboratoires des CHU pourrait permettre ultérieurement d’améliorer le diagnostic d’autres pathologies notamment d’autres virus respiratoires.
Comment les populations des pays concernés par le projet vivent-elles la situation ? Observe-t-on une certaine défiance, comme dans une partie des populations occidentales ?
Les expériences des épidémies anciennes ont montré que la défiance envers les décideurs et les politiques est en général très forte. C’est probablement la même chose dans le cas de l’épidémie de Covid-19, même si pour l’instant on ne peut que le supposer. Au Sénégal, on assiste ces derniers jours à des manifestations contre le couvre-feu imposé, donc on voit que les réactions des populations peuvent être très violentes face aux décisions politiques. C’est sur cette défiance qu’il faut travailler. La communication est ici essentielle et déterminante.
L’engagement est important aussi : si la population ne se sent pas impliquée et actrice de la lutte contre l’épidémie, ça ne marchera pas. Nous avons beaucoup travaillé sur l’engagement communautaire lors de l’épidémie d’Ebola en Guinée, ce qui avait permis de regagner la confiance de la population tant dans la lutte contre l’épidémie que pour la mise en place d’essais cliniques.
Un des problèmes est aussi de trouver des modes de confinement compatibles avec la vie quotidienne des populations. Dans de nombreuses classes sociales, les gens sont obligés de continuer à sortir chaque jour pour aller gagner leur vie. Certains pays ont dû adapter le confinement pour en tenir compte.
Chaque gouvernement a pris ses propres décisions, s’est entouré ou non d’un conseil scientifique pour avoir des avis… La Côte d’Ivoire a partiellement levé le confinement, la Guinée a opté pour un confinement relatif où l’on peut sortir à condition de porter un masque, où les habitants de la capitale ne peuvent la quitter sauf motif impératif, où école, bars et restaurant sont fermés…
Comment vont se passer les prochains mois ?
La situation demeure très fragile, et il est encore trop tôt pour savoir comment elle va évoluer. Le virus circulera encore probablement pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. D’épidémique, la situation va devenir endémique.
À la co-circulation avec les autres maladies infectieuses (VIH, paludisme, tuberculose, infections respiratoires, diarrhées…) s’ajoute parfois une vulnérabilité accrue due à la malnutrition. Cela pourrait être problématique dans le cas de l’épidémie de Covid-19. D’autant plus que celle-ci risque de perturber les programmes de vaccination, rendant encore les populations plus fragiles face aux maladies à prévention vaccinales. Les programmes de lutte contre les autres pandémies vont aussi être affectés.
La vigilance reste donc de mise. Il ne faut pas se relâcher, que ce soit sur le plan de la surveillance, de l’offre de test, de la prise en charge clinique, sur la connaissance de la maladie dans les contextes africains. L’apport des sciences humaines et sociales est ici essentiel pour mieux comprendre et proposer des mesures de prévention pertinentes. Le facteur déterminant sera le système de santé. Les pays où il est le plus fragile seront les plus à risque, c’est là qu’il faut renforcer. D’autant plus, évidemment, si la situation politique ou sanitaire y est difficile : conflits, mouvements de population, autres épidémies…
Tout cela va jouer. L’inquiétude concerne de nombreux pays, en particulier ceux qui comptent des dizaines de millions d’habitants, où la population est parfois concentrée dans des capitales surchargées comme Lagos, Le Caire, Kinshasa, Johannesburg, Nairobi… Si l’épidémie y flambait, ce serait très problématique.
L’attention portée à la circulation du virus doit demeurer permanente, pour éviter que cette région du monde ne subisse la catastrophe annoncée.
* Eric D’Ortenzio est médecin épidémiologiste, coordonnateur scientifique de REACTing, Inserm.